Cette fiche de lecture est proposée par Jacques-André Pill.
Les émeutes de 1992 constituent un tournant dans l’histoire de Los Angeles. Le contexte de l’ouvrage de Julien Talpin est le climat de violence dans cette ville né après l’assassinat d’un jeune Afro-Américain en 2012 et l’acquittement de son meurtrier un an plus tard. Le sous-titre de l’ouvrage renvoie à diverses expériences communautaires qui ont prôné la coopération avec l’État pour lutter contre la violence et faciliter l’expression des quartiers défavorisés en vue de transformer la situation.
Le but de ce livre est de montrer que la « stratégie consensuelle apparaît comme une impasse pour des activistes qui s’orientent vers des approches plus conflictuelles, inspirées du community organizing ». Le mouvement sous-tend des relations de voisinage, la fréquentation d’une église ou les lieux communs de culture partagée afin de promouvoir les revendications de classe et de masse : « revendications à visée sociale territoriale » et « faire des classes populaires les actrices de leur propre émancipation ».
En rupture avec d’autres organisations consensuelles, les organisations communautaires (community organizing) ont pour objectif la transformation sociale, via des actions protestataires et une pratique politique conflictuelle faite pour s’imposer dans la négociation. Il s’agit là de permettre aux gens de « se mobiliser eux-mêmes pour obtenir des gains substantiels dans l’optique d’un projet d’émancipation ».
Le cœur du livre bat au travers des tensions qui irriguent ce projet politique, en montrant sa vitalité démocratique (avec un foisonnement d’activisme : porte à porte, phoning, réunions, fêtes de quartiers, pétitions à répétition, interpellation des politiques) et ses limites, en particulier la faiblesse de la représentation des classes populaires dans l’organisation, pourtant à la base du projet.
Le facteur principal de réussite est la force du nombre : il s’agit de recruter et mobiliser dans la durée avec ce principe de base de « ne jamais faire pour les gens ce qu’ils peuvent faire eux-mêmes ». Le porte-à-porte permet de détecter des « leaders » potentiels aptes à « transformer les violences en problèmes collectifs » et y apporter les solutions adaptées.
Ensuite, « ce n’est que confrontés à un discours répété (orienté vers une structuration des causes de la marginalité urbaine) en rupture avec les normes au sein de la société américaine que les participants finissent par l’intégrer ». Très vite se pose la question : acheter la paix sociale, favorisant une certaine gentrification ou promouvoir la justice sociale ? De fait, la philosophie d’intervention invite à s’interroger sur l’échelle adaptée aux actions : le quartier ou la nation ?
À Los Angeles, l’organisation communautaire a muté au cours de la dernière décennie pour s’attaquer autant aux problèmes locaux qu’aux questions plus structurelles (régulation des activités bancaires, financement de l’école publique, voie référendaire). Les organisations ont de ce fait investi la démocratie directe, pour devenir un puissant contre-pouvoir aux politiques fédérales, aux partis politiques et aux élus.
L’histoire du community organizing est pleine de récits héroïques, de victoires improbables face à des adversaires puissants. D’autant que l’organisation communautaire dépend de fonds privés qui « achètent la paix sociale et favorisent une professionnalisation accrue au détriment de la base ». Le problème d’autonomie résulte du manque criant d’autofinancement de ces structures communautaires. L’objectif est donc « difficile à atteindre et la professionnalisation s’avère nécessaire... au détriment de l’émancipation de ses membres » !
L’importation en France du concept est aussi abordée par Julien Talpin, pour qui « la question de la greffe française reste entière » – en dépit de la création du collectif Pouvoir d’agir en 20101 – et où « l’interprétation dominante veut que le changement passe par le droit de vote ».
L’échec, selon l’auteur, du rapport Bacqué-Mechmache de juillet 2013 viendrait du fait qu’il s’en remettait aux décisions venues d’en haut (démocratie participative et politique de la ville). Les rapporteurs ont alors créé la coordination nationale « Pas sans nous ! » à laquelle adhère le collectif Pouvoir d’agir avec un objectif : défendre les quartiers et interpeller les pouvoir publics.
En conclusion, pour l’auteur, la mobilisation à Los Angeles a permis l’obtention de ressources matérielles et symboliques pour les quartiers déshérités. Ségrégation, discrimination et marginalisation ont été en partie freinées et une conscience de classe a été acquise.
« Les campagnes doivent désormais se faire à l’échelle nationale avec une mobilisation de masse, faisant contrepoids aux logiques médiatiques. » Il s’agit aujourd’hui de penser la coalition de groupes autonomes autour de luttes communes et convergentes pour faire aboutir leurs revendications. De ce côté-ci de l’Atlantique comme de l’autre.
L'OUVRAGE
Julien Talpin, Community organizing, De l’émeute à l’alliance des classes populaires aux États-Unis, éditions Raisons d’agir, « Cours & Travaux », mars 2016, 320 pages.