Prospective Enjeux sociétaux

L’économie circulaire : une nouvelle chaîne de valeur

Tribune Fonda N°227 - Transition écologique, la fin d’un monde - Septembre 2015
Anne-Carole Poitrenaud
Anne-Carole Poitrenaud
L’économie circulaire est sur toutes les lèvres. Le Japon s’est doté dès 2000 d’une loi pour la formation d’une société basée sur le recyclage, et la Chine a promulgué en 2008 une loi de promotion de l’économie circulaire. Avec la récente loi sur la transition énergétique pour une croissance verte, la France n’est donc pas le premier pays à s’intéresser à ce nouveau modèle économique.

Certains ont déjà quelques longueurs d’avance, laissant deviner que le concept, bien que d’actualité, n’est pas si récent. Parle-t-on de recyclage ou d’économie circulaire ? Y a-t-il réellement une différence entre ces deux notions ? Revenons sur l’émergence de ce nouveau modèle, avant de nous intéresser à ses facteurs clés de succès. Quels acteurs auront un rôle à jouer dans le développement de ce modèle économique ? 


L’émergence d’un véritable modèle économique 


De l’économie linéaire à l’économie circulaire, définition d’un nouveau modèle

Hérité de la révolution industrielle, notre modèle économique actuel est fondé sur une chaîne de valeur linéaire : extraire des ressources, grâce à elles fabriquer des produits, les vendre, les consommer puis les jeter. Ainsi résumé, on conçoit clairement combien ce modèle est en tension lorsque les ressources se raréfient, et que le volume de déchets explose. Il se dessine aujourd’hui un autre modèle économique, non plus linéaire mais circulaire, dont les bases ont été jetées dès les années 1970 .


Le concept n’est donc pas nouveau, pour autant sa définition n’est pas encore totalement figée. L’Institut de l’économie circulaire, fondé en 2013, en donne néanmoins un contour clair : « L’objectif ultime de l’économie circulaire est de parvenir à découpler la croissance économique de l’épuisement des ressources naturelles par la création de produits, services, modèles d’affaires et politiques publiques innovants. Il s’agit par exemple de rallonger les flux de matière (réemploi, recyclage) et de produits (écoconception sans toxique ni obsolescence programmée, réparation...). »


Cet objectif, amenant à regarder différemment toute la chaîne de valeur, permet d’envisager une chaîne en boucles successives, où un maximum de produits sont réinjectés dans la production, soit les mêmes produits (boucles fermées), soit des produits différents (boucles ouvertes). C’est donc aussi toute l’interaction des acteurs économiques qui est repensée ici.


Les acteurs de l’économie circulaire

L’économie sociale et solidaire a été un véritable laboratoire pour ce nouveau modèle économique. Dès la fin des années 70, l’organisation des filières déchets, avec la création d’entreprises d’insertion comme les Ateliers du bocage ou le réseau Envie, illustre la proximité évidente des codes génétiques de l’Ess et de l’économie circulaire : une échelle territoriale, une attention à des gisements non valorisés, la prise en compte de l’impact environnemental et social de l’activité économique. Aujourd’hui, de nombreux acteurs de l’Ess sont fondés sur des modèles circulaires. Certains sont leaders dans leur secteur d’activité, comme le Relais, Scop de 2 200 salariés, qui assure 55 % de la collecte en France des textiles usagés. Dans un tout autre secteur, Acome , l’un des leaders mondiaux des solutions de câblage pour la transmission de l’information, de l’énergie et des fluides, détenant notamment les marchés des métros de Dubaï et de Hong Kong, pratique depuis dix ans l’éco-conception de tous ses produits.


Pour que ces acteurs trouvent un marché, il leur faut en face des consommateurs ou des acheteurs. Aussi le modèle circulaire implique-t-il une évolution de la demande qui va, par de nouveaux comportements d’achat, rechercher des produits à durée de vie plus longue, ou encore des biens d’occasion. La commande publique, les entreprises comme les particuliers, se tournent effectivement vers une consommation « responsable ».


Qui dit économie parle bien évidemment aussi d’entreprises « classiques ». Ce sont elles qui fabriquent la plupart des biens, produits et services, et qui se trouvent ainsi susceptibles d’infléchir leur modèle économique vers l’économie circulaire – sous réserve toutefois que cette dernière leur apporte un modèle de profitabilité solide ainsi que des solutions aux enjeux auxquels elles doivent faire face. 


Enfin, les collectivités territoriales sont un autre acteur incontournable du développement de l’économie circulaire. Partenaires de l’Ess, elles en sont historiquement les premiers financeurs (des entreprises d’insertion, par exemple), mais ont aujourd’hui un rôle beaucoup plus large, à la fois de prescripteurs (avec des politiques d’approvisionnements durables, une réflexion sur l’éco-conception des nouvelles infrastructures), et de moteurs, au travers de leurs schémas régionaux de développement économique, de développement durable, de plans climat-air-énergie et plans déchets, etc. 


Analyse prospective : quels gains attendus du développement d’un modèle circulaire ? 

Si un modèle circulaire doit prévaloir, il devra avoir été adopté massivement par les entreprises, au motif qu’il leur permettra de contourner les contraintes qu’elles rencontrent actuellement – et ainsi, de maximiser leurs profits. 


La fondation EllenMacArthur, très active depuis 2010 sur le développement de l’économie circulaire, a mandaté le cabinet McKinsey pour étudier les spécificités de l’économie circulaire et les conditions de réussite du modèle dans les entreprises. Les travaux montrent que toutes les activités aujourd’hui linéaires peuvent être analysées au travers de quatre filtres, qui permettent d’évaluer le potentiel circulaire de chaque activité et de développer une nouvelle chaîne de création de valeur. Ainsi, des pans entiers de l’économie pourraient bénéficier d’impacts très favorables en termes de profitabilité, comme par exemple : 
– les fabricants de téléphones portables pourraient diviser leurs coûts unitaires de fabrication s’ils adoptaient une éco-conception de leurs produits, en imaginant des téléphones facilement démontables, et si en parallèle ils mettaient en place des mesures incitatives pour récupérer les matériels usagés et amélioraient la chaîne de recyclage ;
– les fabricants de machines à laver pourraient augmenter leurs profits tout en commercialisant des équipements moins chers, en augmentant la durée de vie des machines (de 2 000 cycles actuellement à 10 000 cycles) et en les louant au lieu de les vendre, ce qui permettrait de récupérer les matériels en fin de contrat et de réutiliser l’acier avec un minimum de transformations.

Quel que soit le secteur étudié, et même en retenant des hypothèses prudentes, le potentiel d’économie de matériaux est en moyenne de 15 à 20 %. L’économie nette annuelle au niveau européen se monterait à environ 350 milliards de dollars en phase de transition, à près de 700 milliards de dollars en rythme de croisière, soit 3 à 3.9 % du Pib de l’Europe en 2010.

 

Quels facteurs clés pour assurer le succès ? Quel rôle pour les acteurs de l’Ess ?


Des pressions importantes s’exercent en faveur de l’émergence d’un nouveau modèle économique

Notre modèle économique est historiquement très fortement ancré dans un mode linéaire. Cependant, de fortes pressions sont apparues, qui semblent susceptibles de faire évoluer rapidement les blocages verrouillant aujourd’hui ce modèle. 

Première pression : la raréfaction des ressources
Le phénomène de raréfaction des ressources, allant des énergies fossiles à la production agricole, exerce une pression économique majeure sur les industries. Ainsi, la pénurie prévue de ressources pétrolières requiert non seulement une adaptation des systèmes de production utilisant la ressource, mais donne à la matière première une valeur stratégique qui crée aussi bien des tensions politiques qu’une forte volatilité des cours. À côté des énergies fossiles qui s’épuisent, les sols agricoles s’appauvrissent, comme l’a montré la crise alimentaire mondiale de 2008. Au passage, c’est aussi l’option des agro-carburants comme énergie de substitution au pétrole qui a été invalidée. On estime au niveau mondial à 40 milliards de dollars le coût lié à l’appauvrissement des sols agricoles.

Cette pression sur les ressources, déjà très importante, ne va aller que s’accentuant. En effet, avec le développement des économies émergentes et l’augmentation de la demande d’une nouvelle classe moyenne (estimée à 3 milliards de consommateurs supplémentaires en 2030), les matières premières injectées dans l’économie devraient passer de 65 milliards de tonnes en 2010 à 82 milliards de tonnes en 2020 .

Seconde pression : les normes environnementales 
L’environnement des affaires s’est profondément modifié en la matière depuis vingt ans. En 1996 naissait la norme Iso 14001, du constat que le commerce mondial ne pouvait continuer à se développer qu’en luttant contre les dégradations de la planète. Elle a été largement adoptée par 250 000 organisations dans 155 pays , qui ont opté volontairement pour les contraintes supplémentaires liées au cahier des charges de la norme.

À cette normalisation positive s’additionnent des contraintes législatives nouvelles, différentes selon les pays et les secteurs. Ainsi, en France a été institué un arsenal réglementaire sur le principe du pollueur-payeur. Sont concernés aussi bien les déchets ménagers que les pneumatiques usagés, dans une réglementation qui prévoit que la collecte, le traitement et l’élimination des produits en fin de vie incombent aux producteurs. Cette contrainte réglementaire a poussé notamment Michelin à innover sur une logique circulaire, en proposant à sa clientèle poids lourds des contrats de vente de kilomètres parcourus, et non plus de trains de pneumatiques : il accède ainsi à tous ses pneus poids lourds usagés, les revalorise en les rechapant, et les réutilise directement en boucle fermée.

Troisième pression : le changement de comportement des consommateurs, vers une consommation responsable et collaborative
Du côté des consommateurs, le recours aux circuits classiques de l’économie linéaire est moins systématique et on note une tendance à l’arbitrage entre produit neuf, de seconde main, ou encore en partage ou en location. La consommation responsable, qui conduit l’acheteur à effectuer son choix en prenant en compte les impacts environnementaux du produit qu’il achète, nécessite implicitement un haut niveau d’information, largement favorisé par l’intensité de la circulation d’information sur Internet et les réseaux sociaux. À côté de l’Ademe  qui fait la promotion de l’éco-consommation, les grands médias nationaux, surtout publics, se font également le relais de la consommation responsable (groupes France TV, Radio France).
La consommation collaborative est un autre pilier de ce changement de comportement. Portées par des structures agiles, elle réinvente le lien au produit : de seconde main pour leboncoin.fr , en partage temporaire d’un bien acheté par un autre particulier  ou encore en location par un prestataire d’un équipement .


Les facteurs clés de succès du modèle circulaire

Au niveau micro-économique, le modèle ne s’implantera avec succès que si certains facteurs clés sont effectivement présents. Tout d’abord, le modèle doit prouver sa capacité à améliorer la profitabilité des industries. Cette capacité est prouvée pour les pays occidentaux, qui n’ont plus de marge d’optimisation de leurs chaînes de valeur, au contraire des pays émergents, qui ont un potentiel de développement encore important en modèle linéaire, mais pourraient tout aussi bien faire le pari du modèle circulaire (cf. la loi chinoise de 2008).

Ensuite, les fabricants doivent avoir accès à leurs produits en fin de cycle. Les technologies de l’information peuvent en partie répondre à cette préoccupation (détection en ligne des pannes, surveillance des niveaux d’usure). Sur les secteurs d’activité où le recours à ces technologies n’est pas adapté, une analyse du potentiel circulaire peut amener à définir un positionnement stratégique permettant l’accès aux produits en fin de cycle (par exemple sur le textile, Patagonia, qui propose la réparation et la modification de ses articles).

Les acteurs devront également faire montre d’une réelle capacité à innover dans les affaires, à créer de nouvelles approches du marché, à l’instar de Michelin ou de Airb’n’b, ainsi que d’une capacité d’adaptation et de souplesse, certainement plus difficiles pour les grands acteurs de l’économie linéaire que pour les plus petits, qui sont potentiellement plus agiles.

Certains critères macro-économiques devront également être présents, comme des infrastructures permettant aux acteurs de travailler ensemble, facilitant le partage d’objectifs, le dialogue, l’alliance parfois même avec des concurrents, comme c’est le cas dans les filières de responsabilité élargie des producteurs, avec par exemple la structure Eco emballages. Autre critère important, la mise en place de filières de logistique inverse, pour collecter et valoriser de manière optimale les volumes de fin de cycle considérables générés par l’économie circulaire. Les industriels seront directement concernés, notamment pour les boucles fermées, mais aussi les acteurs de l’Ess, qui ont jusqu’ici développé des compétences déterminantes en la matière, et enfin les collectivités territoriales, qui peuvent ici s’affirmer comme des acteurs territoriaux à l’instar de Nouvel’R Smicval Libourne, qui a créé sur son territoire une série de filières inverses avec pour objectifs de dépasser 50 % de valorisation de matière collectée et de créer de l’emploi sur le territoire.

En conclusion, la crise du modèle économique linéaire porte bien en elle les ferments d’un nouveau modèle. Néanmoins, le modèle circulaire, favorisé par des tendances de fond liées aux contraintes environnementales et réglementaires et à l’évolution des modes de consommation, devra dépasser de nombreuses difficultés. Agilité, rapidité de mise en œuvre, capacité à innover et à intégrer toutes les parties prenantes sont quelques-unes des capacités-clés à développer pour prendre le virage avec succès. Les acteurs de l’Ess ont dans cette perspective des atouts indéniables ; cependant, c’est une mobilisation coordonnée de tous les acteurs  qui permettra le succès de l’ensemble. L’environnement législatif et les incitations publiques auront aussi un rôle prépondérant, et l’efficacité des politiques publiques sera ici déterminante. Mobilisant déjà un certain nombre de collectivités territoriales, le sujet a été inclus à la très récente loi du 17 août 2015 sur la transition énergétique. À l’aube de sa mise en œuvre, on ne peut qu’espérer que ses dispositions ainsi que ses déclinaisons réglementaires répondront aux enjeux dessinés par les formidables opportunités de l’économie circulaire.


 

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