Une culture à l’ère du numérique
La culture se définit souvent dans le champ artistique et s’y limite dans de nombreux discours. Les anthropologues et les ethnologues nous ont montré que la culture repose d’abord sur ce que produit l’humain et ne se limite donc pas aux seules pratiques artistiques mais plus largement à ce que l’humain construit et « installe » dans son environnement global. L’informatique, puis le numérique, après nombre d’autres constructions humaines, s’inscrivent dans le paysage culturel de nos sociétés d’aujourd’hui. Ce qui impressionne le plus, c’est la rapidité avec laquelle une évolution scientifique et technique est passée des cénacles de la recherche jusque dans la poche des individus et plus largement dans tous les espaces qui traitent de l’information et de la communication.
Il a suffi d’à peine soixante-dix années pour que les travaux fondateurs d’Alan Turing, Claude Shannon et John Von Neumann, traduisant concrètement ceux de George Boole un siècle plus tôt, soient considérés, dans leur traduction matérielle d’aujourd’hui comme un phénomène quasi « naturel ». Il s’est opéré une appropriation mentale du numérique telle que, pour reprendre la pyramide des besoins de Maslow, certains le considèrent comme fondamental, voire naturel. Il suffit de considérer l’émotion suscitée par l’oubli, la perte ou le vol d’un téléphone portable et encore davantage d’un smartphone pour s’en rendre compte.
Il est intéressant d’analyser l’impact culturel du numérique en distinguant les niveaux, de l’individu à la société mondiale. Il concerne toutes nos organisations. La gouvernance des organisations comme celle des sociétés ne peut faire abstraction de ce changement, mais elle doit aussi le piloter dans une certaine continuité avec ce qui existe parfois depuis plusieurs centaines d’années. Un exemple pourra permettre de comprendre mieux ce qui est en jeu. Les vallées des Alpes françaises ont connu une révolution avec le développement de l’or blanc dans les années 1950-1980. Elles se sont immergées ainsi dans un monde qui croise celui de l’économie, celui des villes et celui des montagnes. Les activités se sont transformées et les métiers ont évolué. De la même manière, le développement du numérique, dans une société qui a fait de la modernité technique un levier de développement, est évidemment le bienvenu.
Pourtant, il bouleverse certaines des racines culturelles les plus profondes de ces groupes sociaux basés sur des relations de proximité et un consensus social. Le numérique s’impose pour assurer la continuité du développement et la modernité de l’or blanc. Les clients de cette nouvelle économie sont particulièrement utilisateurs de ces technologies et veulent pouvoir continuer à les utiliser même dans ces lieux différents. De même, les modèles relationnels qui s’imposent sont ceux de cette clientèle, et rapidement, cette modernité va devenir ordinaire.
À l’échelle des individus qui habitent dans ces vallées, l’urgence du numérique s’explique par la nécessité de rester en contact, aussi bien avec les clients qu’avec les proches. Loin d’être en retard, les usages du numérique prennent une place prépondérante dans les modes de vie personnels et professionnels comme en témoigne le signalement quasi systématique des points d’accès téléphone et wifi dans les hébergements, même les plus précaires. Enfin le numérique permet de dépasser les distances physiques et amène chacun à percevoir le monde et ses pulsations au travers des écrans du quotidien. Les métissages nombreux qu’occasionne le numérique rencontrent une tradition ancienne dans les vallées avec les systèmes de colportage et d’échanges entre vallées et pays.
La modification des repères spatio-temporels induite par les moyens numériques transforme progressivement les populations et leur culture traditionnelle. Elle les ouvre à d’autres espaces culturels, et elle les aide à identifier leurs racines en les rendant plus accessibles et plus lisibles pour chacun. Ces évolutions s’inscrivent dans une économie que le numérique contribue à mondialiser et à accélérer, dans un mouvement déjà initié au XVIIIe et au XIXe siècle avec l’amélioration des déplacements et des transports physiques. Les transports d’information et de communication, devenus presqu’instantanés en tous lieux et en tous temps, n’en sont qu’un prolongement. Tout ceci s’appuie sur des moyens matériels et logiciels dont certains méritent qu’on les analyse de plus près pour en apprécier l’impact.
De quelques produits du numérique qui transforment l’humain
C’est l’agencement complexe du matériel et du logiciel qui définit ainsi ce que l’utilisateur est invité à faire, volontairement ou non, dans ses interactions avec son environnement.
– Il faut d’abord évoquer ce que l’on nomme « l’informatique embarquée » dans les objets qui nous entourent, personnels ou professionnels. De l’automobile à l’électroménager, des machines-outils aux terminaux de saisie mobile, les machines mécaniques se sont progressivement enrichies de possibilités complémentaires permises par l’insertion de composants informatiques et de pro- grammes adaptés.
– Le multimédia, ou la « convergence », permettent de rapprocher trois technologies distinctes : l’audiovisuel, la télématique et l’informatique. Le traitement des signaux visuels, textuels et sonores, est désormais piloté par un seul appareil et les logiciels traitent simultanément ces contenus. Cela se traduit par des possibilités d’usages très étendues comme par exemple le montage audiovisuel. Il est passé d’un monde professionnel au grand public au travers de logiciels qui permettent à chacun de s’exprimer en utilisant un langage longtemps réservé aux cénacles professionnels.
– La mise en réseau des ordinateurs est assurément le choc le plus important de ces vingt dernières années du fait de l’apparition d’Internet et sa très large démocratisation. L’accès de tous à tous et à tout est passé du mythe à une réalité dont seules les lois des pays freinent l’avènement, tant les moyens techniques le permettent. Cette accessibilité n’est plus réservée à des spécialistes mais permet à chacun soit de s’informer, soit de participer au flot d’informations échangées quotidiennement.
– La téléphonie mobile suivie de l’avènement du smartphone est le prolongement du choc précédent. Le Terminal personnel mobile connecté (TPMC) est l’objet technologique premier de notre vie quotidienne. Devenus très intimes, mais en même temps ouverts sur le monde au travers des SMS et autres formes de communication (réseaux sociaux), ces appareils sont devenus des compagnons du quotidien et interfèrent avec les modes habituels d’information et de communication. En s’intercalant entre la personne et le monde extérieur, ces appareils modifient l’expérience du vivre ensemble. La relation parentale, ou encore la relation à l’activité professionnelle sont progressivement transformées par les usages promus par les concepteurs ou inventés par les utilisateurs.
– Le développement rapide de toutes sortes de services en ligne a introduit immédiateté, accélération, désintermédiation, etc. En remplaçant nombre de médiations humaines par des médiations instrumentales, les appareils numériques ou les logiciels se substituent progressivement à des pratiques anciennes, qu’elles prolongent ou parfois remplacent. La notion de temps réel, aussi bien dans les échanges humains (Skype et autres) que dans la vie en société (logiciels de bourse ou d’achats et paiements en ligne) s’est progressivement imposée. Se révèle ainsi une survalorisation du présent au détriment du passé (que l’on oublie vite au vu de la quantité d’informations diffusées) mais surtout de l’avenir qui est de plus en plus vu comme à très court terme. L’attente du « retour sur investissement » de chaque action est d’autant plus forte que les technologies le rendent possible. Aussi peut-on se faire rabrouer si l’on n’a pas répondu assez vite à un message électronique...
La multiplicité des matériels n’est rien en regard de celle des logiciels et de leur omniprésence. Les usagers n’en mesurent qu’imparfaitement la présence et la puissance. Il est possible que s’impose une domination de ceux qui conçoivent sur ceux qui utilisent. Les modifications induites par cette évolution ne sont pas toutes observables immédiatement. Si l’on rapproche la théorie de la plasticité du cerveau, les théories de l’adaptation et de l’évolution du vivant, on peut faire l’hypothèse que les modifications de l’environnement perceptif, relationnel et actionnel entraîneront à terme des changements profonds, y compris sur les structures du cerveau. Certains travaux sur la présence trop importante d’images audiovisuelles dans la petite enfance semblent l’envisager. Les adultes qui utilisent le GPS pour s’orienter en voiture comme dans la nature sont amenés à déléguer aux machines certaines de leurs aptitudes mentales et ainsi à ne plus employer certaines capacités que nécessitait l’usage unique de cartes et de boussoles. Le développement de béquilles, voire de prothèses numériques, mérite d’être interrogé aussi bien sur un plan éthique que sur un plan éducatif. Au cœur de cette évolution se trouve la question de l’éducation, c’est-à-dire de la capacité des sociétés à aider leurs membres à faire face à un environnement changeant.
L’éducation confrontée au numérique : de l’abandon à l’ignorance
À lire les débats médiatisés sur la puissance des ordinateurs et des sociétés qui les contrôlent à l’échelle planétaire, il semble qu’une grande partie de la population n’ait d’autre choix que de se soumettre à cet environnement. Au vu de l’engouement des usagers, on peut même penser que cette soumission est volontaire : j’achète, donc j’accepte.
La complexité du système numérique est aujourd’hui telle que personne ou presque n’est en mesure, à elle seul, d’embrasser la totalité de la problématique. On peut penser qu’un seuil a été franchi depuis Internet et qu’il est désormais vain de vouloir revenir en arrière. Si certains résistent et invitent à ignorer le numérique pour mieux le dominer, d’autres prônent avant tout la formation. Plusieurs tendances sont observables : approches par les usages, approches techniciennes, approches par les médias et l’information.
- L’approche par les usages se caractérise par l’acceptation du fait social total : le numérique est déjà là, comment faire avec ? Cette approche issue de travaux des années 1980 (Michel de Certeau), tend à montrer que les humains sont en capacité de choisir et de ne pas se laisser dominer totalement par les techniques, du fait même de leur humanité. L’usager ne se réduit pas au fonctionnement binaire des machines numériques. La limite de cette approche est liée au fait que les objets numériques ne sont pas uniquement des machines mais sont aussi de l’humain embarqué.
Lorsqu’une société conçoit un logiciel, elle fabrique un contexte qui va s’imposer aux usagers. Cette fabrication repose sur des algorithmes et du code informatique qui sont « écrits » par des humains qui transmettent ainsi les ordres à la machine. L’usager, s’il peut avoir une marge de liberté, est de plus en plus enfermé par la volonté du concepteur. C’est ce qui se produit dans nombre d’entreprises dans lesquelles l’informatique impose des modalités de travail aux salariés. Si l’éducation à l’usage ne va pas assez loin dans l’analyse de la conception, il risque de se limiter à une amélioration de la soumission de l’usager à la volonté du concepteur.
- L’approche technicienne s’appuie sur l’idée qu’il faut maîtriser les fondamentaux de l’informatique pour accéder à un usage libre et responsable. Au vu de la complexité actuelle, il paraît vain de définir un seuil de connaissances et de compétences nécessaires et suffisantes. Certains préconisent de prendre simplement conscience de la science informatique au travers d’une éducation scolaire relativement légère. D’autres, au contraire, demandent une formation importante permettant d’approcher le « camps des concepteurs ». L’approche technicienne repose d’abord sur le système académique qui, seul, est en mesure d’apporter un enseignement systématique. Les premiers temps de la mise en place de l’option Informatique et sciences du numérique (ISN) en classe terminale, se sont appuyés sur des projets contextualisés que les élèves devaient résoudre puis concevoir. L’une des idées maîtresses de cette option est d’agir en contexte, c’est-à-dire de finaliser l’informatique par l’usage, pour amener les élèves à faire le chemin de l’un à l’autre. Malheureusement, cette approche est parfois combattue par certains qui font de l’informatique une finalité en soi, indépendamment du contexte, en proposant des projets désincarnés. L’une des clefs travaillée depuis longtemps en éducation formelle est celle de l’algorithmique. Elle réapparaît en 2015, dans les propos des politiques sous le terme « enseignement du code ». Il s’agit de faire comprendre aux usagers que derrière la machine, il y a une intention structurée par des ordres qui lui sont transmis sous la forme d’un algorithme traduit en langage de programmation. La limite de cette approche est de faire de la technique un enseignement en soi et ainsi d’opposer cette connaissance à l’usage quotidien. Les jeunes voyant dans cet enseignement un produit scolaire pourraient ne pas en saisir la pertinence sociale, question que l’on retrouve souvent sous la forme de l’interrogation de l’élève à l’enseignant « à quoi ça sert ce qu’on apprend ? ».
- L’approche par les médias et l’information s’organise autour des contenus. Cette approche appelée actuellement Éducation aux médias et à l’information (EMI) met en avant la nécessité d’une éducation sur la manière dont les contenus sont conçus, diffusés, reçus et utilisés. Cette approche s’appuie sur l’histoire de l’information et de sa circulation dans la société. S’appuyant aussi bien sur l’éducation formelle qu’informelle, cette approche est celle qui s’intéresse le plus à la formation tout au long de la vie. Analysant la vie médiatique et informationnelle de la société, les tenants de l’EMI ont bien compris que la maîtrise de la technique et de ses usages ne peut se faire indépendamment de ce qui en est fait en termes d’information. Cette approche aborde difficilement des phénomènes sociaux nouveaux comme les réseaux sociaux numériques. Parce que la communication, l’interaction humaine ont fortement augmenté, elles tendent à rendre plus difficilement perceptible l’information elle-même. Une telle approche doit aborder la question complémentaire de l’humanisation des pratiques. Derrière l’information, comme derrière le programme informatique, il y a de l’humain, et le risque d’une prise de pouvoir sur autrui.
Les pouvoirs confrontés au numérique sont souvent tentés d’en faire un instrument de contrôle (tentative de censure, de limitation, de manipulation ou encore de surveillance). Une éducation dans un contexte numérique ne peut en faire abstraction. Pas plus elle ne peut se limiter à l’un des trois aspects évoqués ci-dessus. Elle ne peut se penser que dans les trois dimensions évoquées à laquelle il est indispensable d’ajouter la question éthique et la question humaniste .
Vers un monde numérisé, pour quels modes de vie en société ?
Le monde associatif a ceci de particulier qu’il a pour origine la volonté des acteurs ordinaires de la société d’y participer activement, voire de la transformer. Les moyens numériques, dont nombre d’associations n’ont pas encore réellement pris la mesure, sont en train de bouleverser les manières de faire et en particulier l’éducation. Les associations sont en quelque sorte les ancêtres des réseaux sociaux numériques. Elles regroupent des initiatives populaires et leur permettent d’éclore, d’exister et d’agir. Dans le domaine éducatif, l’éducation populaire et ses associations, parmi d’autres, ne peuvent laisser de côté l’importance désormais évidente de l’action numérique. Prolongement de l’action, mais aussi indicateurs de tendance, ainsi que sources d’informations, les espaces numériques constituent un objet d’observation et d’analyse qu’il ne faut pas négliger.
La société, telle qu’elle advient avec le numérique, n’utilise pas, en premier, les canaux associatifs pour engager ses actions. Retournant ainsi aux fondements de la vie en société, le numérique ouvre un nouveau champ de possibles dont chacun peut s’emparer indépendamment des structures. La société qui émerge ainsi est plus réactive mais aussi plus pragmatique. En effet, elle accepte l’incertitude et s’en fait une alliée. Le danger serait toutefois que les fondements libéraux et individualistes du numérique, en particulier en réseau, ne mettent à mal l’action collective au service de l’avantage individuel, ici et maintenant.