Stéphanie Andrieux répond aux questions d’Anna Maheu, La Fonda.
Comment votre expérience bénévole aux États-Unis a-t-elle nourri votre vision du bénévolat ?
J’ai habité six ans aux États-Unis, dont cinq à San Francisco, où j’étais community organizer dans une maison de quartier : mon rôle était de soutenir les habitants du quartier dans leurs initiatives et luttes locales, en les aidant à s’organiser et s’engager.
Par ailleurs, j’étais bénévole dans une association qui est aux racines de Benenova : elle permettait à chacun de s’engager en fonction de son temps disponible.
Deux aspects m’ont beaucoup marquée : il y a — ou il y avait, car c’est moins vrai aujourd’hui — aux États-Unis une forte culture de l’engagement à tout moment de la vie.
Les bénévoles peuvent être très jeunes ou âgés, célibataires ou avec des familles, en emploi ou non. Les parcours d’engagement ne s’interrompent pas grâce à une fluidité et une multiplicité des formats de bénévolat.
Aussi la gestion du bénévolat est un élément essentiel de la structuration de toute association. Souvent en France, la personne qui s’occupe des bénévoles est aussi chargée de 36 000 autres missions.
Dans les associations nord-américaines, c’est vraiment un poste à part, ou en tout cas une mission bien définie dans le cadre d’un poste. Dans toute association, des personnes sont formées pour et reconnues comme essentielles.
Ainsi, les bénévoles potentiels trouvent facilement un interlocuteur compétent au sein de l’association. C’était très structuré par rapport à ce que je connaissais de la France et aussi à ce que j’ai vu à mon retour.
Quel est le frein pour que la gestion du bénévolat se professionnalise aussi en France ?
Tout d’abord il y a un frein culturel. L’impression persiste que « les bénévoles auront envie de faire de toute façon, car ils aiment l’association». Pourtant, nous ne sommes plus dans l’ère de l’engagement sacrificiel.
Les personnes qui s’engagent le font en mettant dans la balance la façon dont elles contribuent à une cause ou une structure, bien sûr, mais aussi la façon dont cela les nourrit en tant qu’individu (sentiment d’utilité, compétences acquises, lien social). Tout cela avec des rythmes de vie beaucoup moins linéaires que dans le passé.
En conséquence, les associations doivent désormais être en capacité de gérer des équipes de bénévoles plus conséquentes, mais aussi plus fluctuantes.
S’il n’y a pas une poignée de bénévoles piliers sur qui on peut compter à tout moment, le besoin de professionnalisation en matière de gestion des équipes est accru.
Au-delà de la formation des bénévoles eux-mêmes, dont on parle souvent, le Haut Conseil à la vie associative (HCVA) a identifié le besoin de formation à l’accompagnement des bénévoles dans son document de propositions envoyé au gouvernement en juin dernier.
On observe depuis une dizaine d’années une hausse du bénévolat ponctuel. Quelles sont les conséquences de ce bénévolat plus ponctuel sur les structures associatives ?
Cette tendance génère beaucoup d’inquiétude et de questionnement. Cela peut paraître contre-intuitif, mais sur la durée cela peut être une bonne chose pour l’association.
Cela évite notamment d’arriver au point où les associations ont du mal à se renouveler parce qu’elles se sont reposées sur des bénévoles-fondateurs hyper engagés qui petit à petit vieillissent ou doivent partir.
En accueillant aussi des bénévoles ponctuels, les structures peuvent renouveler leur « stock de bénévoles » : elles font découvrir, par l’action, leurs activités et leurs besoins.
Tout bénévole ponctuel est un bénévole régulier en puissance et vice versa, au vu de nos rythmes de vie. La transition est d’ailleurs très fréquente.
En revanche, cela demande un vrai travail sur les missions confiées aux bénévoles, tant concernant l’utilité des missions ponctuelles, que le renforcement de l’intérêt des missions confiées aux bénévoles réguliers.
Avec Benenova, vous avez accompagné depuis 2013 de nombreuses associations dans l’adaptation de leurs modes de gestion des bénévoles en réponse à l’évolution de leurs attentes. Comment identifiez-vous les missions qui se prêtent le mieux au bénévolat ponctuel ?
Chaque mission doit être définie après analyse des activités et des modes de fonctionnement de l’association. On ne peut pas faire de copié-collé, mais dans un grand nombre d’associations il existe des tâches qui, tout en étant essentielles, ne nécessitent pas que ce soit les mêmes bénévoles qui les effectuent, semaine après semaine.
Ce sont ces tâches qu’il faut identifier et organiser différemment. L’un des aspects moins visibles de Benenova, mais qui est essentiel, c’est l’accompagnement des associations dans la gestion des bénévoles ponctuels, pour que celle-ci ne soit pas plus chronophage et donc contre-productive.
Côté bénévoles, pour Benenova, nous sommes partis des freins à l’engagement, et avons réfléchi aux façons de mettre les citoyens en mouvement, ensemble.
Le premier frein, c’est le temps, d’où l’idée de proposer des missions qui durent quelques heures et pour lesquelles un engagement dans la durée au-delà des quelques heures initiales n’est pas requis.
Le second frein est le sentiment de ne pas être capable, de ne pas avoir les bonnes compétences. Pour éviter que les personnes ne s’autocensurent dans leur capacité à agir, Benenova propose du bénévolat sans compétence spécifique.
L’approche développée par Benenova repose également sur le collectif, pour permettre à des citoyens très différents de faire ensemble.
Peu importe leur âge, leur niveau de qualification ou leurs origines, pendant quelques heures ces bénévoles sont mis à pied d’égalité en menant la même mission, comme un tri de vêtements par exemple.
Ainsi, ces personnes qui ne se seraient pas croisées autrement peuvent échanger, passer un bon moment, prendre conscience qu’elles sont mobilisées par les mêmes causes et peut-être changer de regard les unes sur les autres.
Enfin, pour Benenova, il est très important que les actions proposées soient sur le terrain.
Il n’y a pas de meilleure façon de découvrir une association qu’en étant au coeur des problématiques qu’elle traite.
Cela permet aussi de faire découvrir à chacun les réalités et problématiques de son territoire. En passant 4 heures dans un quartier de ma ville, où je n’ai jamais mis les pieds, avec une association que je ne connaissais pas, j’ai finalement plus appris qu’en regardant une chaîne de télé d’information en continu.
C’est ce qu’ont fait remonter 75 % des bénévoles dans la dernière étude d’impact de Benenova1 . Même si le ou la bénévole n’agit qu’une fois dans l’année, ce qui est somme toute très rare, cette action de terrain aura eu aussi un rôle de sensibilisation.
Avec l’objectif unique du bénévolat ponctuel, certains passent-ils à un bénévolat régulier ?
Selon les moments de la vie, on ne peut pas toujours s’engager au même rythme. Dans une perspective de parcours d’engagement, il n’y a pas de sens à opposer ou hiérarchiser bénévolat ponctuel et régulier, car l’expérience montre que les citoyens passent souvent de l’un à l’autre.
Dans une société déjà très morcelée, où nombreux sont ceux qui se sentent laissés sur le bord de la route, on ne peut pas dire à un citoyen « le temps que vous voulez donner pour le bien commun n’est pas suffisant, donc tant pis, on se passera de vous. »
Au contraire, les solutions et les actions pour parvenir à un monde meilleur sont collectives. L’avantage du bénévolat ponctuel, quand il est bien organisé, c’est de permettre le premier pas, et idéalement, de donner envie de faire plus.
L’objectif n’est absolument pas d’encourager du bénévolat ponctuel ad vitam aeternam. Si c’est un format idéal pour les personnes qui n’ont que peu de disponibilité, mais qui veulent vraiment agir, cela doit permettre aussi de faire un premier pas dans le bénévolat et de potentiellement donner envie d’aller plus loin.
D’après la dernière étude d’impact effectuée avec le cabinet Kimso2 , près d’une personne sur deux qui agit avec Benenova n’avait jamais fait de bénévolat auparavant : autant de personnes qui ne se seraient pas engagées sans une approche facilitatrice.
Parmi ces primobénévoles, ils seront nombreux à revenir dans une association plus régulièrement : presque deux tiers des volontaires continuent après. Le bénévolat ponctuel est un formidable moyen de mise en mouvement pour les citoyens et de recrutement bénévole pour les associations.
Depuis 2013, avez-vous observé des modifications des formes d’engagement ?
Nous sommes loin du bénévolat sacrificiel au service d’une organisation, dont on parlait plus haut.
Beaucoup de celles et ceux qui s’engagent aujourd’hui sont intéressés avant tout par une cause ou un secteur, par exemple l’agriculture urbaine. Ils ne vont néanmoins pas forcément s’engager auprès d’une seule association sur cette cause.
Typiquement, un bénévole va chercher les cinq associations qui sont référencées sur son territoire et dans lesquelles il pourrait agir sur telle ou telle problématique. En fonction de ses disponibilités du moment, il ira indistinctement vers l’une ou l’autre… jusqu’à découvrir celle dans laquelle il se sent le plus à l’aise, pour y agir plus souvent, mais rarement de façon exclusive.
C’est une évolution plus globale de l’engagement : les personnes s’engagent de plus en plus pour une cause et non pour une structure.
L’engagement dépasse donc largement la notion de bénévolat. Il est devenu polymorphe, et beaucoup plus ancré dans le quotidien : il s’exprime dans la façon dont on consomme, dont on voyage, dont on partage certaines informations sur les réseaux sociaux, etc.
Et même si l’on s’en tient à la seule notion de bénévolat, on remarque là aussi une montée du bénévolat informel, c’est-à-dire hors du cadre associatif traditionnel.
Cela a été particulièrement flagrant au moment des pics des crises que nous avons récemment traversées comme celles liées au COVID-19 et au début de la guerre en Ukraine.
Peut-on parler de décloisonnement de l’engagement ? On ne donne plus seulement quelques heures à une association, on peut s’engager dans toutes les parties de sa vie.
Oui, et cela a un impact sur la façon dont on aborde la notion d’engagement. Un engagement formel de quelques heures au sein d’une organisation, qu’on qualifierait de ponctuel, peut être adossé à un engagement quotidien beaucoup plus large.
C’est très puissant, mais aussi paradoxal : chacun se met au centre. On ne se demande plus « comment me mettre au service d’une structure qui fait avancer cette cause ? », mais « comment vais-je, moi, faire avancer cette cause ? ».
Cette évolution ne se limite pas à la France. Je suis en lien avec Points of Light, un réseau international dédié au bénévolat soit 177 structures dans 38 pays, dont les États-Unis, l’Irlande, l’Inde, le Brésil, l’Espagne, ou Hong Kong.
Les membres du réseau partagent deux constats récents : une désaffection grandissante par rapport aux fonctionnements démocratiques traditionnels, comme le vote, et une vraie montée de bénévolat plus informel, hors associations.
Deux tendances dont on a du mal à mesurer les conséquences, tant sur les organisations associatives traditionnelles que sur la société en général.
Pourquoi faciliter le bénévolat, et plus généralement l’engagement, est-il si important ?
Au-delà des questions micro de gestion d’associations, ce sont aussi des questions macro. Quelle société construisons-nous et à quel point permettons-nous aux citoyens d’y participer ?
Avoir la possibilité d’agir concrètement pour soi et pour le bien commun, est primordial, à un moment où beaucoup se sentent méprisés et laissés pour compte.
D’après l’étude de Lionel Prouteau3 , l’engagement augmente chez toutes les catégories de Français, sauf parmi les personnes les moins diplômées ou ayant les emplois les moins qualifiés. Socialement, il y a un vrai plafond de verre.
Et pourtant, lorsqu’on les interroge, ces personnes ont envie, mais ne se sentent pas capables. On revient à ce sentiment d’être « hors jeu », qui ne devrait pas être acceptable.
On le voit à l’échelle de notre société : nous vivons de plus en plus dans des bulles. Éric Maurin l’avait analysé dès 2004 dans son ouvrage Le ghetto français. Chacun, privilégié ou non, vit dans une sorte de ghetto en ne rencontrant que des personnes qui lui ressemblent.
Cela entraîne des problèmes visibles depuis 40 ans, de lien entre citoyens, de cohésion, de participation, etc. Les conséquences sont de plus en plus visibles sur le fonctionnement de nos démocraties.
Or, on le sait, tant au niveau de la personne qu’au niveau du collectif, les effets du bénévolat peuvent être très puissants pour créer du commun. Le bénévolat, et plus généralement l’engagement, n’est pas une question de vie associative, mais de société.