Ces temps de crise jettent une lumière crue sur l’aggravation de la relégation sociale d’une partie croissante de la population, sur le fossé qui se creuse, chaque jour plus infranchissable, entre le monde des inclus et celui des exclus.
Ce n’est pas que le champ social de l’inclusion soit, loin s’en faut, un univers pacifié où règneraient l’équité et la solidarité dans l’accès à l’espace public. Les conflits pour le partage des richesses, des places et des pouvoirs nous en apportent quotidiennement la preuve.
C’est à l’inverse l’absence de conflictualité qui constitue un des traits caractéristiques du champ social de l’exclusion. Ceux qui y sont assignés sont non seulement dans l’incapacité d’accéder aux biens et services de l’espace public mais, plus gravement encore, dans l’incapacité de faire valoir leurs droits d’y accéder. Interdits d’accès à ces « biens communs partageables », constitutifs à ce titre de la citoyenneté, ils sont également « hors jeu » de la vie publique, de ses conflits d’intérêts et luttes sociales qui la font vivre et la structurent. Seules de rares explosions sociales imprévues et « hors normes » offrent aux exclus de brefs et éphémères moments de visibilité et d’appartenance au « monde commun ». Le reste du temps ils sont hors du champ de vision des inclus, ni sujets, ni même objets de débats publics. De véritables non être politiques, les fantômes d’un monde invisible, d’un monde en creux.
Pourtant, nombre d’études et de témoignages, dont le plus récent, celui de Florence Aubenas, est particulièrement frappant, montrent que le monde de l’exclusion n’est pas pour ceux qui y sont assignés un monde vide de relations sociales, dépourvu d’épaisseur sociale. Ce n’est nullement, pour eux, un monde en creux. Certes, dans les difficultés extrêmes de la lutte quotidienne pour la survie, l’individualisme du « chacun pour soi », qui fait déjà des ravages dans le tissu social du monde des inclus, exerce encore plus violemment son pouvoir dissolvant du lien social dans le monde des exclus. Mais des relations individuelles chaleureuses et désintéressées, des rapports de solidarité interpersonnelle fondés sur le don et la réciprocité de l’échange face à des difficultés communes, existent aussi fréquemment. Ce sont eux, précisément, qui assurent une capacité de survie. Ils forment une trame sociale essentielle mais une trame mouvante, en perpétuelle décomposition / recomposition, hors de toute forme organisée et, a fortiori, institutionnalisée. C’est la structure invisible d’une société invisible.
Cette spécificité de la texture sociale du monde de l’exclusion est à la source des principales difficultés que rencontrent les associations qui s’attachent à ouvrir l’accès à l’espace public de ceux qui en sont exclus. Pour jouer un rôle de passerelle vers l’espace public il faut en effet qu’elles y soient elles-mêmes installées et reconnues, et donc qu’elles soient partie intégrante du monde des inclus. Cela se repère d’ailleurs tant dans la stabilité et la visibilité de leur forme organisationnelle et statutaire (associations déclarées en préfecture) que dans le niveau socioculturel et la position sociale de leurs dirigeants. C’est ce positionnement social et institutionnel des associations qui les situe clairement, aux yeux des populations à qui elles s’adressent, de l’autre côté du mur, et qui rend des rapports de confiance et de coopération si difficiles à établir et à consolider dans la durée. Puisqu’ils font partie du même monde, pourquoi croirait-on plus à la vertu des associations qu’à la bienveillance des pouvoirs publics pour être capables de vous ouvrir l’accès à des lieux, des services et des biens, dont on est convaincu par expérience qu’ils sont interdits ? Chercher à construire la confiance au prétexte d’une similitude de fragilité et de précarité entre la situation des associations et celle des exclus est évidemment hors de propos ; une telle posture serait non seulement d’une démagogie indécente mais serait totalement contre-productive ; elle ne ferait qu’accroître l’incrédulité à l’égard de la démarche d’inclusion proposée et la méfiance à l’égard de ceux qui la proposent. Le respect des personnes concernées comme l’efficacité de l’action entreprise imposent au contraire aux associations, si proches soient-elles par la pensée et par la fragilité de leur propre situation, d’assumer clairement leur différence et de s’appuyer sur cette différence pour faire reconnaître leur utilité sociale potentielle comme médiatrices dans un parcours d’insertion.
Assumer cette difficulté centrale de toute lutte contre l’exclusion et la vaincre supposent toutefois un ensemble très diversifié d’attitudes, de pratiques, d’actions ponctuelles et de stratégies globales inscrites dans l’espace et dans la durée. Beaucoup de ceux qui les portent ont été associés au travail de la Fonda et leurs expériences sont présentes dans ce numéro de la revue. Il y en a encore bien d’autres. Mais elles demeurent encore « expérimentales » et sans lien entre elles. Leur cohérence sous-jacente existe néanmoins, à la fois théorique et pratique. Elle a besoin d’être explicitée, valorisée et développée à une beaucoup plus grande échelle. Les témoignages rassemblés par la Fonda dans ce numéro de La tribune y contribuent. Ils posent les premiers jalons d’un travail collaboratif qui devra encore être élargi et approfondi. Ils pointent clairement les pistes prioritaires d’une telle entreprise en référence à des principes désormais clairement avérés.
Priorité à la demande
Avant toute révision, si urgente et indispensable soit-elle, des cadres législatifs, réglementaires et financiers des politiques publiques en la matière, et notamment de la politique de la ville, la priorité des priorités est l’action concrète immédiate et pratique auprès des populations concernées et avec elles. Il ne sert à rien d’ajouter dispositif à dispositif, procédure administrative à procédure administrative, de multiplier les instances d’écoute, de consultation, de participation si personne ne les investit et ne s’en sert.
Avant de chercher à améliorer et à affiner l’offre publique en matière d’insertion, c’est sur la demande et avec la demande qu’il convient d’abord de travailler. De quoi les gens ont-ils besoin et qu’ont-ils à nous dire à ce sujet ?
Priorité à l’approche par le pouvoir
Avant toute attention aux formes juridiques des outils de lutte contre les exclusions (statuts des personnes, droits, institutions de représentation…) il est essentiel de travailler sur l’acquisition par les exclus de compétences sociales, d’un pouvoir social propre, d’une capacité d’expression et d’action autonome, du pouvoir de dire eux-mêmes leurs désirs, leurs envies, leurs besoins et de négocier eux-mêmes avec la puissance publique les formes juridiques les plus aptes à les satisfaire. Les anglo-saxons parlent à ce sujet « d’empowerment ». Il est caractéristique de notre culture législative et juridique qu’un tel concept essentiel à la compréhension des dynamiques sociales soit intraduisible en français !
Priorité au capital humain
La première richesse d’une société ce sont les femmes et les hommes qui la constituent. La première ressource de la lutte contre l’exclusion ce sont les femmes et les hommes qui la vivent. Et d’abord les personnes individuelles avec tous les particularismes de leurs histoires et expériences personnelles. Il est paradoxal dans une société marquée par la remontée de la valeur accordée à l’individu – individualisme consumériste d’une part, mais aussi individuation des positionnements et parcours personnels d’autre part – qu’en matière de lutte contre l’exclusion, le développement et l’accumulation des formes institutionnelles et juridiques (dispositifs, procédures et instances diverses…) aient conduit à diminuer fortement l’attention prêtée aux personnes. Reconnaître la valeur irremplaçable de chaque individu, accompagner sa capacité à se réapproprier sa parole, son histoire personnelle, à transformer son expérience en « savoir » et à faire valoir ce savoir dans l’espace public ? et notamment sur le marché du travail, bref transformer l’usager passif et soumis des politiques publiques en citoyen actif et combatif et en partenaire incontournable des politiques publiques le concernant, telle est la tâche prioritaire des associations qui luttent contre l’exclusion. Non pas parler et se battre au nom des personnes tombées dans la trappe de l’exclusion, non pas les « représenter » et encore moins les institutionnaliser au profit de l’association, mais les aider à s’armer pour parler et se battre elles-mêmes en leur nom propre. Certes cela n’est pas toujours possible ni souhaité par les personnes elles-mêmes, mais cela doit rester le but de l’association. Accepter que s’installe durablement une situation de dépendance du représenté par rapport à son représentant, du « sans-voix » par rapport à son « porte-parole », c’est conforter en tant que telle la situation d’exclusion et rendre encore plus difficile un parcours d’insertion.
Reconnaître et conforter le « capital social » des exclus
Renforcer la capacité des individus pour qu’ils puissent ensuite parler et se battre ensemble, passer de la capacité individuelle à la capacité collective, chacun comprend que c’est la voie du succès. Mais là réside une autre difficulté : les formes d’organisation et de fonctionnement collectif du monde des inclus, notamment les formes associatives et syndicales établies ne correspondent pas, par les contraintes qu’elles imposent à l’individu, à ce que vivent, que peuvent, et même que souhaitent la majorité des personnes en situation d’exclusion. Elles n’y adhèrent pas, s’en méfient, voire les rejettent. Là aussi, il ne faut pas partir de l’offre mais de la demande. Car celle-ci n’existe qu’à travers des formes de solidarité, de conscience partagée, voire d’action collective non formalisée, mais qui constituent la trame d’un tissu social. C’est elles qu’il faut savoir reconnaître et valoriser, à qui il faut donner de la visibilité et de la légitimité dans un univers associatif qui devra s’ouvrir lui-même à l’acceptation et la reconnaissance de la diversité des formes associatives. « Aller vers les gens », vers les formes d’expression et de groupements collectifs dont ils se sont dotés, les écouter et accompagner, sans les dénaturer, leur entrée dans l’expression et l’action collective du monde associatif organisé est une tâche difficile mais essentielle. L’invention avec les personnes concernées de modes d’action collective adaptés aux spécificités des situations d’exclusion et leur inscription dans le « mouvement associatif » n’est pas le moindre des défis à relever.
La difficulté est accrue du fait que les premières formes de solidarité collective qui naissent du terrain sont le plus souvent circonscrites par l’expérience partagée d’une difficulté particulière : trouver un toit, quelques ressources, de quoi se nourrir, se vêtir, se soigner… cette débrouille quotidienne, on la gère seul mais aussi avec d’autres ; mais c’est un univers de relations sociales morcelées, segmentées, provisoires… d’autant plus difficiles à repérer, à reconnaître, à valoriser et à installer dans la durée. Construire ensuite des solidarités transversales pour porter ensemble la globalité de la situation d’exclusion est une difficulté supplémentaire encore plus considérable. Tous les témoignages convergent : l’ancrage territorial est, semble-t-il, incontournable pour permettre de la confronter.
Construire la passerelle vers l’espace public
Un pont c’est deux piliers, un de chaque côté du fossé à franchir, et un « tablier » qui les relie. Les trois éléments doivent être solides et solidaires. On a vu dans quel sens il convenait d’opérer pour que le monde des exclus construise le premier pilier d’un pont, consolide son ancrage dans le territoire et le prépare à s’arrimer solidement au « tablier », à la passerelle. Premier pilier car c’est celui qui est ancré dans la demande et dont la solidité détermine la solidité de l’ensemble.
Concernant l’association médiatrice (la passerelle elle-même, le « tablier »), on a vu que pour remplir efficacement son rôle de passerelle, elle doit avoir un mode de fonctionnement ouvert aux spécificités du capital social du mode d’exclusion, de ses modes de relations et de fonctionnement collectif. Les associations qui œuvrent dans le champ de l’accès de tous à l’espace public sont par nécessité des formes hybrides, coproduites avec ceux qui forment le cœur de leur projet associatif. Parties prenantes, on l’a vu, du monde des inclus, elles y occupent néanmoins une place à part, sur ses marges, une place de « marginal sécant » avec un pied dans le monde des exclus. C’est cette situation hybride qui conditionne leur efficacité mais qui constitue aussi pour elles une difficulté particulière : se faire reconnaître au sein du monde associatif organisé non seulement malgré leurs différences mais à cause d’elles et pour elles, pour la richesse qu’elles apportent à l’ensemble du monde associatif. C’est un combat parallèle à celui qui constitue le cœur de leur projet associatif mais qu’elles ne peuvent pas s’abstenir de mener.
Aussi important, bien qu’également parallèle au combat principal de l’association, est celui qu’il convient de mener auprès des pouvoirs publics, de l’autre pilier du pont à construire. Certes ce pilier est solide – oh, combien – au point de n’être pas spontanément convaincu de la nécessité de s’encombrer d’un pont. Entièrement positionné dans la logique de l’offre il continue pour l’essentiel à penser que c’est par la qualité de ses équipements et services publics, des dispositifs, instances de participation et procédures de concertation et de débat public qu’il attirera l’ensemble de la population dans le monde commun dont il se veut l’organisateur et la seule expression légitime et que l’on nomme ici espace public mais qu’il nomme plus majestueusement République. Or, c’est précisément l’échec de cette intégration républicaine par l’égalité formelle des institutions, de la loi et du règlement qu’il convient de combler. Ce n’est pas par un repli sur des formes anciennes, de légitimité, d’adhésion et de prise sur le réel, toutes en crises sinon en faillite, qu’on comblera leurs lacunes mais c’est en les ouvrant vers d’autres formes d’action publique complémentaire, plus partenariales, plus diversifiées, moins « orthodoxes » mais plus incarnées dans la vie réelle et mieux évaluées, tournées vers un autre professionnalisme que le seul professionnalisme technico-juridique.
Pour construire un pont, une passerelle ouvrant l’accès de tous à l’espace public, le défi le plus dur à relever est sans doute celui-ci : faire bouger l’état, ses modes de pensée et ses modes de faire, d’abord, mais aussi toutes les institutions de « représentation » de la société civile.
Les associations impliquées dans la lutte contre l’exclusion ont besoin de conforter encore leur ancrage social et d’élargir leurs alliances pour livrer frontalement ce combat essentiel.
La Fonda est prête à s’y associer.