Comprendre la crise
Pour comprendre la crise systémique du capitalisme actuel, il faut la replacer dans l’histoire de la pensée économique. L’école libérale de l’après-guerre a fondé sa réflexion sur une science économique neutre, amorale et dépourvue de toute recherche de sens. Pour ses théoriciens, les lois économiques sont assimilables à de lois mathématiques qui régissent les mécanismes du marché et les comportements de ses intervenants : producteurs, salariés, consommateurs et épargnants. La répartition des richesses résulte d’une belle mécanique qu’il faut laisser libre d’évoluer hors de toute ingérence, à commencer par celle des pouvoirs publics. L’économie n’est plus « politique », elle s’intitule science économique. Adam Smith, Marx ou Keynes sont remplacés par les boys de l’école de Chicago.
Dans cette vision, l’épargne des rentiers est le moteur de la croissance. Il était donc normal de la rémunérer par des rendements financiers très élevés, de l’ordre de 15 % au détriment des salaires. Il était criminel de la fiscaliser. Bien entendu cette vision conduisait à un strict équilibre des finances publiques et à un affaiblissement du rôle de l’État. Quant aux ménages, il fallait les pousser à consommer. Pour compenser la faiblesse de leurs salaires, un endettement excessif était mathématiquement acceptable puisque les patrimoines, comme n’importe quelle rente ne pouvaient qu’augmenter en théorie. D’ailleurs les fonds de pension, devenus les premiers actionnaires du système capitaliste, garantissaient les retraites de ces consommateurs–salariés hyper endettés. Bref, les modèles mathématiques laissaient augurer que le salarié d’aujourd’hui, mal payé, mais endetté pouvait répondre à toutes les sollicitations de la consommation, profiter d’un habitat confortable et en même temps bénéficier d’une belle retraite pour achever une vie économique de rêve !
Ce mythe, raconté depuis plus de trente ans, a été pris au sérieux par l’ensemble des dirigeants politiques et économiques du monde entier y compris par ceux des anciens pays communistes. Qui aurait pu oser aller à l’encontre de la construction d’un marché global sans aucune entrave pour les biens, les services et les capitaux ? En matière financière, les hedge funds et les paradis fiscaux étaient nécessaires à cette économie–casino, bien que reconnus comme des lieux de toutes les perditions et le refuge des mafias en tout genre. Ils contribuaient à l’enrichissement général alors que ces systèmes spéculatifs étaient dépourvus de fondement économique, sans parler de leur immoralité. L’appât du gain a touché toutes les catégories sociales. Il est assez inouï de constater que les élections démocratiques ont fait gagner systématiquement ces dernières décennies des majorités conservatrices favorables à ce système ou des majorités « social-démocrate » qui avaient petit à petit délaissé toutes les politiques interventionnistes. Les sociétés occidentales sont atteintes par un mal profond où l’avoir a supplanté l’être, où les besoins superficiels ont remplacé les liens collectifs, où l’individualisme forcené ne laisse plus place aux vertus civiques et morales. La cupidité, ce mal pernicieux, s’inscrit dans une période où l’accroissement des inégalités est allé de pair avec une économie de marché débridée. Des économistes sérieux ont démontré que l’augmentation arithmétique du Pib n’est pas synonyme d’amélioration des conditions de vie de tous les citoyens, mais d‘une minorité au détriment du plus grand nombre. C’est l’une des causes principales de la crise. Comme le constate souvent le philosophe Patrick Viveret, cette crise se caractérise par la démesure. Comment expliquer que deux cent vingt-cinq personnes aient un revenu identique à celui de deux milliards d’êtres humains, soixante ans après la Déclaration des droits de l’homme ?
Sortir de la crise
La crise financière et économique actuelle coïncide avec la prise de conscience par l’humanité que notre planète risque de disparaître si nous continuons à produire, à échanger et à consommer à la même cadence que celle des cinquante dernières années, sans mentionner les conséquences de l’évolution démographique. Sortir de la crise implique donc des modifications profondes du rôle des acteurs économiques et politiques.
Il faudra que l’entrepreneur cesse d’être au service exclusif des visées à court terme de l’actionnaire. L’entrepreneur et les cadres dirigeants doivent servir l’entreprise, au sens keynésien et schumpétérien du terme, et travailler avec une vision à long terme, pour servir aussi bien les capitaux engagés que les clients et les salariés. L’entrepreneur est celui qui prend les vrais risques, qui peut créer une nouvelle économie écologique que la planète exige. Un entrepreneur digne de ce nom n’a pas besoin de parachute doré, de stocks options ni d’un salaire scandaleux par rapport à celui de l’ensemble des salariés. Les patrons de Pme, comme ceux des coopératives, mutuelles et associations, l’ont toujours su. Il faut revenir à des règles de bon sens selon lesquelles les salaires réels des cadres dirigeants ne dépassent pas en moyenne dix fois les plus bas salaires. Peut-être faudrait-il aller jusqu’à doubler cet écart pour les entreprises de plus de mille salariés.
En revanche, s’il y a des profits, il est légitime de récompenser les dirigeants, mais au niveau de la distribution des bénéfices, devant l’assemblée générale des actionnaires. Ces super revenus ne doivent en aucun cas faire partie du compte d’exploitation de l’entreprise, ces dépenses doivent apparaître dans les comptes de bilan et non dans les comptes de résultat. Par ailleurs, une fiscalité adaptée à ces hauts revenus et aux stock options est légitime pour lutter contre les inégalités salariés. La nouvelle gouvernance des entreprises doit intégrer l’ensemble des aspirations des salariés et des consommateurs afin d’assurer une création de richesse pour une planète durable. La responsabilité sociale des entreprises (Rse) doit se généraliser, non seulement en Europe et aux États-Unis, mais au niveau mondial, comme le souhaite le G20.
Cependant, la sortie de crise ne peut se faire sans modifier profondément les modes de consommation. Il faut reconsidérer nos besoins alimentaires, de loisirs, de confort, de transport et d’énergie, ceci signifie un type différent de niveau de vie fondé sur une certaine sobriété qui ne renie pas pour autant la recherche du plaisir et du bonheur. Le trop plein d’individualisme devra être compensé par un supplément de lien collectif. Les classes moyennes supérieures devront accepter de réduire leur consommation superflue afin que les pauvres souffrent un peu moins durant cette période de transformations profondes. Une telle révolution de la consommation implique de remettre en cause la publicité qui façonne aujourd’hui les désirs les plus intimes et crée des besoins contestables. La publicité dans sa forme ludique et pédagogique est un outil merveilleux d’accompagnement d’un Nouveau développement économique respectueux des besoins réels des personnes et de la protection de la planète.
Parallèlement à la révision du rôle de l’entreprise, il faut rétablir la confiance entre les banques, l’entreprise et les ménages. La distinction stricte entre banque d’affaires et banque de dépôts devrait redevenir la règle. Le mélange des genres n’a démontré aucune efficacité, en revanche il a entraîné des abus en matière financière. Les banques doivent servir l’économie réelle et non l’économie virtuelle. Les marchés à terme des matières premières sont nécessaires aux producteurs mais la quasi majorité des intervenants dans ces marchés sont des spéculateurs. Les marchés à terme des actions doivent être également réglementés. Il n’est pas normal de gagner des milliards d’euros en jouant sur la différence du prix des actions d’une bourse à une autre au millième de seconde. Quant à la spéculation sur les taux, principale source de profits des banques, elle doit être revue de fond en comble. Les modèles mathématiques, conjugués avec les progrès de l‘informatique, ont bouleversé tous les types de marché interne. Il faut adapter entièrement ces outils aux échanges économiques réels et non aux échanges financiers fondés sur l’appât du gain.
Néanmoins, quelle que soit la qualité du comportement des agents économiques, rien ne peut se faire en l’absence de stratégie et de régulations afin de lutter contre le chômage et les inégalités sociales. Ceci relève de la responsabilité des détenteurs de l’intérêt général, d’abord des élus nationaux et locaux issus du suffrage universel, puis d’une fonction publique consciente de ses responsabilités spécifiques, également des militants associatifs réunis dans de grands mouvements de citoyenneté active et des organisations professionnelles et syndicales. Le politique doit retrouver sa place éminente sur le plan national, européen et mondial. L’affaire du siècle sera de relier une politique de redistribution des revenus à une politique respectueuse de l’environnement.
Les politiques sociales qui accompagneront les politiques écologiques devront prendre en compte les plus démunis, les marginaux, les chômeurs et les précaires, même si ces citoyens ne forment pas en tant que tels des majorités politiques. Il est inadmissible que près de cent cinquante millions d’Européens, d’Américains et de Japonais soient exclus aujourd’hui de notre système économique très évolué. Beaucoup plus grave encore, le milliard de personnes qui sont en-dessous du seuil de pauvreté dans le monde. Sauver la planète grâce à une politique sociale et environnementale puissante se conçoit par la reconnaissance à chaque être humain d’une dignité égale à celle que nous concevons pour nous-mêmes et pour nos proches. Ceci fonde notre morale laïque, universelle, au-delà des religions, des croyances et des différentes spiritualités : vaste utopie du XXIe siècle.