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Flux migratoires et ancrage local

Tribune Fonda N°223 - Territoires et réseaux : vers de nouvelles structurations - Septembre 2014
Jean-Pierre Worms
Jean-Pierre Worms
L’immigration, une question inscrite dans un contexte anxiogène. Au premier plan des facteurs anxiogènes de la crise actuelle on doit placer la fragilisation des repères que l’individu utilise, à la fois pour définir son identité personnelle et sociale et pour construire ses projets.

Ces repères, il les trouve dans son environnement personnel immédiat, et notamment dans ses appartenances familiales, sociales, culturelles, territoriales. Pour savoir qui il est et ce qu’il va devenir et pouvoir faire demain, il lui faut savoir d’où il vient (ses diverses « appartenances ») mais aussi où il va, dans quel cadre professionnel, social, institutionnel et culturel il se situera, et surtout avec quel entourage humain il devra vivre et agir demain, quelles sont les ressources dont il disposera dans cet environnement futur et les contraintes qu’il y devra maîtriser. Son inquiétude naît de l’extrême difficulté à cerner cet avenir, de l’importance des incertitudes et du sentiment de totale impuissance à leur endroit.

Cette fragilisation des repères personnels s’inscrit en outre dans une fragilisation plus générale des éléments de sécurité et de stabilité que les citoyens peuvent espérer trouver dans leur environnement social, économique, culturel et institutionnel plus global, tant au niveau local que national et mondial :

– impuissance des frontières et instances politiques nationales ou européennes, et davantage encore des organisations internationales, à contenir, contrôler ou simplement orienter les bouleversements en cours et les violences dont ils sont porteurs ;

– rapidité des innovations technologiques et de leur diffusion mondiale, entraînant une nouvelle fluidité des échanges d’informations et d’idées, avec d’importantes conséquences positives en termes de créativité culturelle et sociale, comme de mobilisations civiques et démocratiques ; mais également négatives, avec la montée et la contamination virale à l’échelle planétaire de nouvelles barbaries, hors des cadres géopolitiques institutionnels et idéologiques dont on disposait antérieurement pour espérer les maîtriser ou du moins y prétendre ;

– mondialisation des flux financiers et des investissements économiques, avec la montée cumulative des dettes et des bulles financières ainsi que l’accroissement démesuré des écarts de fortune entre les très riches et un nombre croissant de très pauvres, de plus en plus rejetés hors de toute humanité partagée ;

– épuisement des ressources naturelles, accumulation des déchets, dégradation accélérée de l’environnement, de la biodiversité, de la qualité de l’eau et de l’air, réchauffement de la planète...

Tout concourt à donner le sentiment que l’humanité est à bout de souffle, qu’elle arrive simultanément à la fin d’un mode de développement économique, de systèmes de gouvernement démocratiques et d’un compromis durable entre le développement de l’humanité et les équilibres de la nature. Crise économique et financière, sociale, démocratique, écologique se conjuguent pour accroître la peur de l’avenir.

Ce climat angoissant est à l’évidence propice à toutes les formes de repli et d’enfermement dans des appartenances sociales conçues comme des forteresses assiégées, devant être défendues contre toute intrusion étrangère. D’où ces phénomènes de crispation sur la défense de statuts et d’intérêts corporatistes, d’identités ethniques, culturelles ou religieuses fermées, d’appartenances territoriales rétives à toute ouverture sur des ensembles plus larges.

Mais cet effondrement de nos certitudes est aussi une incitation à l’audace, à l’innovation, à la créativité. Contredisant cette frilosité sociale, d’innombrables initiatives individuelles et collectives se manifestent, diffusées dans toutes les strates de la société, pour inventer de nouveaux modes de vie et d’organisation collective ; pour expérimenter de nouveaux modèles économiques valorisant le « capital humain » et le « capital social » ; pour promouvoir de nouvelles façons de coopérer pour créer, gérer et développer des biens communs ; pour décider et gouverner ensemble et autrement.

Il fallait rappeler ce contexte pour bien situer la question de l’accroissement des flux migratoires et de leur ancrage territorial. Mais pour sortir de l’opposition stérile entre les fantasmes alarmistes des uns et les pétitions de principes optimistes des autres, il est nécessaire de dépasser les généralités globales nécessairement abstraites et de prendre appui sur les réalités territoriales concrètes : quels sont les effets des flux migratoires sur la gestion des territoires et, inversement, ceux de l’ancrage territorial sur la gestion des flux migratoires ?

Quelques données sur l’immigration

_ La France n’est pas menacée d’une invasion d’étrangers. En 80 ans, la proportion d’étrangers est restée relativement stable : 6,6 % en 1931 ; 8,6 % en 2010 et, sur ce dernier pourcentage, environ 40 % viennent encore aujourd’hui d’Europe et seulement 30 % du Maghreb et 15 % d’Afrique noire (chiffres Insee).

_ Le pourcentage de résidents étrangers en France est en outre beaucoup plus faible que chez nos principaux voisins : 14 % en Suède ou en Espagne, 13 % en Allemagne... Et nous accueillons chaque année beaucoup moins d’étrangers qu’eux : 142 000 nouveaux arrivants en France en 2011 contre 841 700 en Allemagne, 488 000 au Royaume Uni, 426 000 en Espagne, 354 000 en Italie (chiffres Ocde).

_ La France a toujours été une terre d’immigration ; elle le sera encore et de plus en plus avec la mondialisation. Mais, loin d’être une charge, ce fut historiquement une source importante de développement économique, de dynamisme culturel et de croissance démographique. Ce fut notamment le cas avec les Italiens et les Polonais au tournant du XIXe et XXe siècle, avec les Juifs d’Europe centrale et orientale dans les années 1930, avec les Espagnols à la fin de la guerre d’Espagne et les Portugais dans les années 1960.
Ce peut aussi être le cas, depuis les années 1950, avec des immigrés venus de l’autre côté de la Méditerranée et cela d’autant plus que, comme avec les précédentes vagues d’immigration, ce sont les plus dynamiques et les mieux armés culturellement et socialement qui prennent le risque de venir ici (90 % des flux migratoires se font de pays pauvres à pays pauvres). Rappelons-nous d’ailleurs que la vague d’immigration subméditerranéenne de loin la plus importante fut l’arrivée en quelques mois, à la fin de la guerre d’Algérie, de près d’un million de « Pieds-Noirs ».

_ Trois facteurs sont à l’origine des fantasmes qui contestent ces données : la crise (cf. ci-dessus) ; l’inversion depuis quarante ans des proportions d’immigrés d’origine européenne et d’origine subméditerranéenne ; l’exceptionnelle concentration de cette dernière catégorie d’immigrés dans trois régions et dans certains quartiers, ce qui en accroît la visibilité. L’Île-de-France, Paca et Rhône-Alpes accueillent ensemble 60 % de l’immigration.

Quelques éléments à propos des territoires

_ Un territoire c’est, à l’évidence, une géographie physique, mais c’est aussi, et d’abord, de façon entremêlée, une géographie politico-administrative et une géographie humaine.

_ À l’exception des communes, nos territoires politico-administratifs, départements et régions, furent historiquement de pures circonscriptions administratives, ignorant superbement et traversant allègrement les frontières des communautés humaines antérieurement établies sur ces mêmes espaces.

_ Pour les communes, la Révolution choisit de conserver le découpage des paroisses, leur grand nombre et leur éparpillement garantissant qu’elles ne pourraient menacer l’unité de la Nation. Mais, concernant les départements, c’est le raisonnement contraire que l’on tint, pour des motifs exactement semblables : une circonscription administrative entièrement nouvelle, siège de l’autorité centrale, pour briser le risque d’émergence de contre-pouvoirs provinciaux.

_ Concernant les régions, on oublie que ce fut le même type de raisonnement qui prévalut quand, en 1964, furent créées les « circonscriptions administratives régionales » : elles furent initialement créées pour satisfaire aux exigences de rigueur statistique du Commissariat du Plan, soucieux d’échapper aux irrationalités des informations remontant des départements ; ceux-ci, en effet, soumis à la multiplicité des arrangements politiques locaux, avaient perdu leur vertu originelle de circonscriptions administratives de l’État central, aptes à garantir l’objectivité des informations transmises à Paris.

Mais, avec le temps, des communautés humaines se sont inscrites dans ces géographies initialement administratives – les départements et les régions. Si les communautés humaines traditionnelles (les « pays », les comtés, les duchés, les provinces...), avec leurs us, leurs coutumes et leurs dialectes, n’ont pas totalement été effacées des mémoires locales par la volonté de les ignorer pour assurer l’unité de la République par l’uniformité administrative de son territoire ; si même on assiste ici et là à leur résurgence, le phénomène social le plus frappant est l’émergence d’une sorte de patriotisme local des populations de ces territoires purement « administratifs », d’une véritable identité départementale et régionale partagée, que l’on affirme et, le cas échéant, que l’on défend solidairement.

Le local, premier vecteur d’intégration au national

Ainsi, l’exercice des droits et devoirs de la citoyenneté, bien qu’il s’exerce dans un cadre territorial imposé de Paris et auquel on a été assigné, y a fait naître un sentiment d’appartenance, tant à une communauté territoriale particulière que, simultanément, à la Nation toute entière. C’est là un mécanisme d’intégration citoyenne, articulant le local et le national, particulièrement frappant. Ainsi, pour lutter contre les risques de repli frileux des collectivités territoriales sur un entre- soi mortifère, on comprend mieux, dès lors, l’importance que revêtirait le droit de vote des immigrés aux élections locales dans un parcours d’intégration et l’importance que prend, en tout état de cause, l’ouverture aux populations issues de l’immigration de toutes les activités où se tissent ces liens d’appartenance à la communauté locale, autour de l’école, des solidarités de voisinage, etc. C’est là une responsabilité essentielle des acteurs locaux des espaces publics, comme de la société civile : le local, premier lieu d’intégration sociale et premier vecteur d’intégration civique nationale des populations issues de l’immigration, tel est l’enseignement majeur de notre histoire nationale.

Il est un autre enseignement que l’on peut tirer des mécanismes d’intégration citoyenne hérités de notre histoire : le rôle des regroupements identitaires par communautés d’origine dans certains quartiers de nos villes. Cela s’observe tant pour les migrations venues du territoire national (les quartiers bretons, auvergnats, etc.) que pour les migrations venues de l’étranger (les quartiers italiens, polonais, juifs, etc.). Là encore l’orthodoxie républicaine voudrait y voir une menace pour l’unité de la nation et préférerait une plus grande dispersion, quitte à essayer de l’imposer par l’attribution des logements aux nouveaux arrivants. Mais c’est méconnaître l’importance que jouent ces solidarités communautaires dans les premiers temps d’un parcours d’intégration. Tout nouvel arrivant perturbe des situations acquises (en matière d’emploi, de logement, d’accès à des équipements et services éducatifs, sociaux, culturels...) et doit faire face à de la méfiance, du rejet, voire du racisme. Les solidarités de sa communauté d’origine, d’ordre matériel et financier, mais aussi psychologique, lui sont donc indispensables. Si elles lui offrent la protection dont il a besoin, elles peuvent aussi être en même temps un sas qui ouvre sur l’extérieur, un tremplin pour s’y élancer. C’est aux membres de sa communauté de jouer ce rôle, mais cela dépend aussi pour l’essentiel des acteurs publics et privés de la société locale d’accueil. Travailler avec les communautés d’immigrés pour construire ensemble des parcours d’intégration, voilà un autre défi important que doivent relever nos collectivités territoriales et leurs édiles.


Des apports réciproques

Il est enfin un troisième domaine où peut s’incarner la réciprocité des apports entre immigrés et sociétés d’accueil : celui de la création d’activités économiques. Les quartiers urbains qui concentrent tous les handicaps aggravés par la crise actuelle (pauvreté, chômage, dégradation des logements, des équipements et services publics...) sont aussi souvent des quartiers à forte proportion d’immigrés. S’ils ne sombrent pas totalement c’est que, dans la survie, ces populations font preuve d’une incroyable capacité d’initiative, de créativité, de coopération... et de création de valeur économique. Souvent peu visibles de l’extérieur, ces activités de service à la communauté sont des germes d’entreprises qui, proprement accompagnées, peuvent croître et devenir des leviers de développement économique, utiles pour sortir ces quartiers de leur marginalité et assurer l’intégration sociale et civique de leurs populations.


Transformation d’une dépendance administrative en citoyenneté active, mobilisation de solidarités communautaires pour l’intégration des nouveaux arrivants, valorisation des initiatives de survie pour le développement économique des territoires... trois exemples, parmi bien d’autres, de l’importance de l’ancrage des nouveaux arrivants dans des solidarités territoriales pour assurer leur intégration civique et sociale. Réciproquement, on trouverait autant d’exemples de la stimulation des capacités de créativité, d’innovation et de développement que produit, pour des populations installées de longue date sur un territoire, l’arrivée de personnes venues d’ailleurs, avec d’autres références culturelles et d’autres dynamismes sociaux. Mais cela mériterait un autre article. Car, comme on le disait lors de la première marche des « beurs » : la France c’est comme une mobylette, pour avancer il lui faut du mélange.

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