Judith Ferrando y Puig répond aux questions de Bastien Engelbach, coordonnateur des programmes de la Fonda.
Comment les dispositifs participatifs peuvent-ils contribuer à rapprocher les citoyens des prises de décision ?
Aujourd’hui, le sentiment de défiance est en grande partie alimenté par le fait que les citoyens ont l'impression de ne plus avoir de prises sur les décisions politiques. Les dispositifs de participation citoyenne visent à redonner une place aux citoyens dans la fabrique de la politique publique, en les associant aux prises de décision. Ils recréent des espaces de dialogue collectifs, où sont partagées des informations et une culture commune des enjeux publics.
Ces dispositifs donnent aux citoyens un accès à des informations solides sur des sujets qui sont parfois des sujets de controverse, ainsi qu’à la possibilité de s’exprimer sur ces sujets. Les méthodes employées doivent permettre de donner une place égale à chacun des participants, qu’ils soient familiers ou non du sujet abordé, qu’ils soient à l’aise dans la prise de parole ou qu’ils le soient moins. Il s’agit d’un enjeu d’inclusion et d’égalité entre les citoyens.
Les dispositifs participatifs sont-ils une réponse à la crise démocratique contemporaine, marquée notamment par le sentiment de défiance envers nos dirigeants ?
Pour sortir de la crise de la démocratie, il faut revenir à la source, soit l’affirmation, selon les mots d’Abraham Lincoln, d’un « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Il faut permettre aux citoyens de discuter des choix publics et repenser les manières de prendre part à la discussion collective.
La démocratie est également synonyme d’une capacité à dépasser nos désaccords. Ce qui suppose de trouver et pratiquer des formes de délibération collective pour trouver des solutions collectivement acceptables, même lorsque l’on porte des points de vue et des intérêts différents.
La complexité de certains sujets est-elle un frein à la participation citoyenne ?
Tous les citoyens sont compétents pour discuter des choix publics, quels que soient les sujets. La procédure de délibération et le cadre de dialogue que l’on propose contribuent à révéler cette compétence individuelle et collective. C’est un point essentiel.
Affirmer que des sujets sont trop complexes revient à oublier un point primordial : la technique est au service d’un choix de société. Derrière chaque sujet dit « technique » il y a un choix politique. Au niveau local, derrière les termes techniques d’un Plan local d’urbanisme (PLU), il y a des choix politiques sur l’évolution de la ville, le logement, les activités commerciales, les espaces verts, les déplacements… C’est à ces questions qu’il faut donner accès.
De même qu’il n’y a pas de limites liées à la complexité des sujets, il n’y a pas de limites d’échelles. Pendant longtemps, en France, la démocratie participative s’est développée au niveau local, à l’échelle des quartiers et des villes. Mais elle peut et doit s’appliquer au niveau national, et même international, pour aborder des enjeux planétaires tels que le changement climatique.
Peut-on dire que la participation citoyenne rejoint les enjeux de développement du pouvoir d’agir ?
Lorsque les citoyens retrouvent des capacités à comprendre les choix qui sont faits en leur nom, on développe le pouvoir d’agir. La sociologue Marion Carrel parle des « artifices d’égalité » pour désigner les techniques d’intelligence collective par lesquelles les participants font l’expérience de la discussion ; des règles du jeu, artificielles, mais qui favorisent l’égalité entre les personnes.
Des personnes qui arrivent en se disant au préalable qu’elles n’oseront pas prendre la parole en public vont découvrir, par l’expérience de la discussion, qu’elles sont capables d’argumenter, de tenir une position ou encore d’interpeller un élu de manière constructive. Il s’agit d’une expérience concrète qui favorise le pouvoir d’agir et de s’investir, là où au départ on se pensait impuissant.
Quels sont les principes clés pour construire des démarches de participation qui garantissent cette montée en compétence des personnes et leur égale capacité à dialoguer sur tous les sujets ?
Le premier principe est celui de la clarté des règles du jeu. À quoi s’engage-t-on ? Quelle latitude laisse-t-on au dispositif citoyen ? Est-il là pour faire remonter les points de vue sur un projet local ou une loi ou est-il là pour construire, pour évaluer ? Quel va être son pouvoir de peser sur la décision ? Ces règles du jeu permettent au citoyen de savoir dans quoi il s’engage. Plus les règles sont claires, plus on a de chance de jouer la même partie, et d’avancer positivement.
Le deuxième principe est celui de l’accessibilité de l’information, qui ne doit pas être trop technique, et reliée à des enjeux politiques.
Un autre principe est d’offrir des temps d’échanges suffisants pour construire une réelle vision collective, qui soit plus que la somme des intérêts individuels.
Il faut également veiller à ce que chacun trouve sa place, en évitant notamment la reproduction de certaines formes de leadership ou seuls quelques-uns prennent la parole.
Les règles de transparence et de traçabilité doivent être garanties. Toute parole produite doit être reproduite dans des comptes rendus et transmise à ceux qui étaient présents ou non. Un citoyen qui ne prend pas part au dispositif doit savoir ce qui s’y passe s’il le souhaite.
Enfin, un retour argumenté sur la prise en compte par la décision publique de ce qui a été proposé doit être fait, pour indiquer ce qui a été retenu et ce qui ne l’a pas été, et pour quelles raisons. En France, nous avons encore du chemin à faire sur ce point.
Quel rôle les associations peuvent-elles jouer en appui à la concertation citoyenne ?
Dans certains cas, les associations font partie de la concertation comme les citoyens. Tout le monde n’est pas à égalité dans ce format, car certains acteurs associatifs se sont déjà forgé une culture sur un sujet. En tant que praticiens, nous devons alors veiller à ce que ces associations partagent ce qu’elles connaissent, sans prendre l’ascendant.
Dans d’autres cas, les associations peuvent jouer un rôle de mobilisation et d’appui dans la conception des modalités de concertation, du fait de leur bonne connaissance des publics. Dans le cadre d’une concertation sur une politique publique portée par le département du Nord, nous avons pu avoir des associations de personnes en situation de handicap mental et psychique, qui ont été très présentes car nous leur avons expliqué que nous serions en petits groupes, que les questions seraient le plus simple possible pour que chacun puisse faire part de son vécu.
Entendre une personne en situation de handicap mental parler de sa difficulté à prendre le bus et y affronter le regard hostile des voyageurs, c’est fort, plus que d’entendre le professionnel de l’association. Il faut se donner les moyens d’avoir les personnes directement concernées, pas uniquement leurs représentants. Cette personne s’est sentie écoutée. L’année suivante, l’association est revenue, avec deux fois plus de personnes, sur un autre sujet de politique publique.
Parfois, les associations sont convoquées pour leur pouvoir d’expertise sur un sujet. Par exemple, pour le projet de réforme du revenu universel d’activité, des associations agissant sur le sujet du logement, du handicap ou de la jeunesse sont invitées à présenter à des citoyens ordinaires leur point de vue sur le revenu universel d’activité. Elles viennent apporter un autre regard que celui des porteurs de la réforme. Il est important qu’il y ait toujours de l’expertise et de la contre-expertise.
Observe-t-on des formes de concurrence entre la participation citoyenne et le dialogue avec les structures de citoyens organisés ?
Encore trop souvent en France, ces formes de dialogues sont traitées séparément. Nous plaidons pour qu’il y ait plus de porosité entre les dispositifs de participation citoyenne et les dispositifs de concertation des associations, car il y a beaucoup d’enrichissement mutuel.
Le fait de les organiser en silos organise consciemment ou non une forme de concurrence symbolique qui est délétère. Il serait inconscient de laisser croire que les citoyens ordinaires ont une sorte de solution magique là où les associations qui travaillent depuis longtemps les sujets pris en compte ne l’auraient pas trouvée. Il serait tout aussi dommageable de penser que les citoyens sont incompétents et ne seraient pas en capacité de proposer des solutions pertinentes.
Comment former les experts à l’écoute et à la prise en compte de la parole citoyenne sur des sujets dont ils ont la maîtrise technique ?
Cela se travaille avant tout par l’expérience. Quand on organise des démarches de concertation sur des sujets tels que le réchauffement climatique, les élus réalisent que, contrairement à ce qu’ils pensaient, les citoyens ne se sentent pas éloignés de ces questions et sont prêts à accompagner un changement bien plus important qu’ils ne l’imaginaient. Convaincre les élus de cela est complexe tant que l’on ne crée pas les conditions pour une concertation. Il faut la vivre !
Il en va de même pour le dialogue avec les associations. Si on reproduit les mêmes formats de réunion, descendants et figés, chacun reste sur ses positions, prévisibles. Si on propose des outils d’intelligence collective, on sort des postures pour rentrer dans une logique de co-construction de solutions.
La question est de savoir si l’on est capable d’organiser des réunions autrement et de se poser autrement les questions pour trouver ensemble des solutions.
Avec le Grand débat national et la Convention citoyenne pour le climat, la concertation citoyenne a été portée au niveau national comme une réponse aux récents troubles sociaux. Ces dispositifs peuvent-ils répondre au sentiment de fragmentation de la société ?
Ils ne pourront le faire que s’ils font la preuve de leur utilité ; si à l’issue de la convention citoyenne les propositions faites sont jugées pertinentes par la société française et que le gouvernement s’engage, comme il l’a annoncé dans la lettre de mission, à transmettre les recommandations sans filtre pour une traduction règlementaire, législative ou référendaire. Nous aurons alors fait la preuve de l’utilité de ces démarches et que cela vaut la peine d’y consacrer du temps. S’il ne se passe rien, nous n’aurons pas gagné la partie.
Les Objectifs de développement durable constituent-ils un cadre de référence pour mener des concertations citoyennes ?
Nous nous y inscrivons lorsque nous travaillons à l’international. Mais ils ne sont pas très connus ni mobilisateurs en France. Les collectivités ne s’en servent pas comme boussole pour repenser leurs politiques publiques.
En France, nous avons tendance à fragmenter les dispositifs et à solliciter parfois plusieurs fois les mêmes habitants de manière découpée, une fois pour un projet du quartier, une autre fois pour le PLU et encore une autre fois pour le plan de déplacement urbain. Or, si l’on part de l’expérience du citoyen, tous ces sujets sont reliés les uns aux autres. Les citoyens s’intéressent au projet de société qu’il y a derrière, d’autant plus à un moment où l’on a le sentiment d’observer une conjonction des crises, environnementales, sociales, économiques… Les Objectifs de développement durable offriraient un cadre pour penser un futur possible.