Cet article est une contribution de la version numérique enrichie de la Tribune Fonda n°232. Il ne figure pas dans la revue papier.
Après l’élection de Trump, le Brexit, la montée des populismes partout en Europe, les difficultés de plusieurs pays à trouver des majorités (Espagne, Italie, Grèce,…), peut-être va-t-on enfin examiner sérieusement l’idée que notre démocratie ne fonctionne plus correctement. Si les électeurs partout dans le monde déjouent les pronostics par des choix problématiques, c’est sans doute qu’ils ne veulent plus se contenter d’une alternance entre les offres politiques classiques des « partis de gouvernement », qu’ils veulent davantage qu’une alternance, une alternative ? Et que l’offre d’alternative, hélas, ce sont les populistes qui la proposent ? Où sont les alternatives fondées sur une démocratie renouvelée ?
Le problème tient beaucoup au fait qu’il est difficile de mettre en cause notre pratique de la démocratie sans sembler remettre en cause la démocratie elle-même ! En clair comment questionner la démocratie représentative sans verser dans le populisme ? On voit bien que la crainte de « faire le jeu du populisme » tétanise acteurs et observateurs de nos institutions.
La plupart des rapports sur l’évolution du système politique sont ainsi bien loin du compte en ne proposant que des ajustements sur la limitation des mandats ou la mise en place d’un statut de l’élu. Les plus audacieux en appellent à une VIème République… mais est-ce bien dans le mécano institutionnel que réside l’essentiel du problème ?
Même les tenants d’une démocratie participative commencent à déchanter devant la difficulté à améliorer la démocratie représentative par une dose plus ou moins importante de participation. Les outils, maintenant rodés, ne sont pas en cause (on sait animer une conférence de consensus ou un jury citoyen par exemple) ; la difficulté, persistante et même en voie d’aggravation, est de l’articuler au système décisionnel.
Il est donc urgent de proposer des approches plus radicales autour de ce que j’appelle la « démocratie sociétale » si l’on veut éviter que la démocratie continue de se dévitaliser.
Pour moi la démocratie est avant tout une pratique pour faire société plus que la manière de désigner des dirigeants. La démocratie c’est l’organisation de la société qui permet aux personnes qui la composent de maîtriser leur vie et leur avenir commun en développant leur pouvoir d’agir individuellement et collectivement.
La démocratie sociétale est fractale. A toutes les échelles, dans toutes les communautés ou groupes humains, elle s’appuie sur les mêmes ressorts : la délibération et l’empowerment. Elle part de l’initiative des gens mais doit trouver de la part des responsables, élus mais aussi entrepreneurs, un appui pour déverrouiller les situations bloquées. Si cette démocratie s’invente déjà au plan local – avec difficulté tant les méfiances réciproques sont grandes – elle reste largement ignorée au plan national. Il est temps que les politiques publiques laissent de la place à l’initiative citoyenne. Je propose de distinguer deux registres d’intervention possibles pour la société des citoyens.
Dans le premier, on ne recherche pas la représentativité mais l’envie de construire le bien commun. Là toutes les bonnes volontés sont recherchées pour contractualiser autour d’objectifs partagés. Le volontarisme politique change de nature. Il prend en compte et sait tirer parti de l’énergie sociétale pour agir. Il cesse de penser que la loi peut tout régler et recourt à des plans de soutien à l’initiative sociétale sur tous les sujets où les citoyens sont en mesure de s’investir beaucoup plus massivement : la santé ou la transition énergétique mais aussi les questions les plus emblématiques de la République comme l’École ou la laïcité.
Ces plans de soutien à l’initiative citoyenne associent mobilisation médiatique, ingénierie sociale et financements extra-budgétaires. Dans le second registre d’intervention, on ouvre les occasions d’expression collective des citoyens au-delà de la seule désignation de leurs représentants. Dans le premier cas, quelques citoyens « entreprenants » s’impliquent directement dans la résolution des problèmes pour lesquels ils se sentent concernés, dans le second un groupe de citoyens, légitimé par le nombre ou par le tirage au sort, participe à l’élaboration des normes qui s’imposeront dans l’espace public.
La démocratie sociétale doit être une démocratie permanente. Deux manières de créer de la continuité avec les citoyens : la possibilité offerte de « mettre à l’agenda » les sujets qui leur importent via les civic tech, cet usage citoyen des technologies de l’information ; le recours régulier aux jurys citoyens et à l’évaluation citoyenne.
Aucun de ces ingrédients n’est sans danger en cas d’abus ou de manipulation. La démocratie est un art d’exécution qui demande une vigilance de tous plus qu’un système institutionnel que l’on peut strictement circonscrire grâce à des textes constitutionnels.
Lorsque je parle de donner le pouvoir aux citoyens de « mettre à l’agenda » un sujet, les élus à qui je m’adresse me rétorquent que c’est le moyen de remettre en cause l’abolition de la peine de mort ; lorsque j’évoque la possibilité du tirage au sort, on me dit que je veux priver les citoyens du droit de désigner leurs dirigeants. Je trouve qu’il y a une forme de mépris de penser que les citoyens seraient de dangereux acteurs démocratiques.
« Qu’ils votent et qu’ils laissent faire les pros » semblent dire nos interlocuteurs craintifs. D’abord, donner le droit aux citoyens de mettre un sujet à l’ordre du jour, ce n’est pas leur demander de trancher mais obliger les instances politiques à examiner la question. Comme le dit justement Pierre Rosanvallon il faut « compliquer » la démocratie et non la simplifier. Il faut donc des dispositifs qui obligent citoyens et représentants à interagir, comme avec cette « mise à l’agenda ».
Concernant le tirage au sort, et pour avoir animé plusieurs dispositifs impliquant des citoyens profanes, je peux témoigner que ces citoyens se font une haute idée de la mission qui leur est confiée et qu’ils montrent une grande constance à faire des choix raisonnables.
Ne confondons pas des opinions exprimées dans un sondage avec une délibération collective. Là aussi, sachons mêler les dispositifs : avoir une assemblée tirée au sort peut venir en complément d’une assemblée d’élus pour que l’on découvre progressivement l’utilité du tirage au sort. Le vote et la représentation ne sont que des modalités et non des principes de la démocratie. Oui, ils peuvent être mis en discussion. Oui on peut imaginer d’autres manières de traduire les principes en actes. Sans anathèmes mais évidemment avec vigilance.
Quand les réformes homéopathiques (quinquennat, démocratie participative octroyée,…) ont échoué, n’est-il pas temps d’envisager des approches plus radicales sans attendre que les électeurs, lassés de ne pas être entendus, ne s’en remettent aux populistes ? Pour ma part, je suis certain que des citoyens entreprenants et accompagnés pour le devenir toujours davantage est le plus sûr moyen d’éviter ces dérives. Il est encore temps mais ça devient singulièrement urgent.