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Déterminant institutionnel et invisibles de la santé : l'exemple des travailleuses du sexe

Tribune Fonda N°244 - Les invisibles de la santé - Décembre 2019
Chloé Le Gouëz
Chloé Le Gouëz
Et AIDES
Le déterminant institutionnel, c’est-à-dire le cadre légal qui régit les politiques en direction des travailleuses du sexe, produit des inégalités en matière d’accès à la santé aussi sûrement que d’autres déterminants sociaux. À l’inverse, des associations, comme Aides, plaident pour des politiques qui partent des besoins réels de ces personnes.

Lorsque sont étudiées les inégalités d’accès à la santé et de maintien dans le système de santé, les déterminants sociaux, économiques, géographiques, de genre et d’orientation sexuelle sont les plus souvent mobilisés, contrairement, parfois, au déterminant institutionnel. 

En matière de santé, le déterminant institutionnel peut être compris comme les effets du cadre légal de gouvernement des corps et des vies sur des populations cibles. Ce déterminant institutionnel fabrique malheureusement des « invisibles de la santé » dont les travailleuses du sexe sont un idéal-type à travers les lois relatives à ce travail. 

Cet article montre comment le déterminant institutionnel aggrave les inégalités en matière d’accès à la santé de ces personnes et les incohérences de politiques publiques qui, prétendant agir pour leur protection, détériore leur situation. 


Une logique de contrôle et de relégation d’une pratique jugée déviante 


« Fléau social », « risque sanitaire », « outrage aux bonnes mœurs », « menace pour l’ordre public », « violences en soi faites aux femmes », le travail du sexe n’est appréhendé que sous le prisme d’un problème public devant faire l’objet d’un encadrement social, sociétal et répressif serré. Ainsi, les formes et les objets du contrôle ont évolué au gré des justifications politiques de la lutte contre le travail du sexe.

Sous l’impulsion des tenants de l’hygiénisme au 19ème siècle, la surveillance policière est couplée d’une surveillance sanitaire et morale de ces travailleuses qui conditionnent leur autorisation à exercer. Ce système prend fin en 1946 avec la loi dite « Marthe Richard » qui lui substitue le délit de racolage. Le fichage est maintenu jusqu’en 1960 et la ratification par la France de la Convention du 2 décembre 1949 qui prévoit la fin de toute réglementation et l’abolition de la prostitution. 

De fléau sanitaire, la figure de la travailleuse du sexe devient une victime qu’il faut protéger au nom du principe de la dignité de la personne. À cette mise en avant de la défense du principe de dignité s’ajoutent également des enjeux sécuritaires, de contrôle social et de contrôle des flux migratoires. La criminalisation du racolage (actif et passif) jusqu’en 2016 puis l’interdiction de l’achat d’acte sexuel instaurée par la dernière loi et la pénalisation de toute forme de soutien à l’exercice même lorsque celui-ci n’est pas contraint visent à cacher le travail du sexe en le renvoyant à la périphérie des villes, dans les zones préservées des regards (parkings, bois, Internet), à maintenir une suspicion sur les travailleuses du sexe qui demeurent des « victimes toujours coupables », à ancrer un interdit pénal symbolique. La loi du 13 avril 2016 reste, à cet égard, emblématique. Les droits, dérogatoires au droit commun, qu’elle a instaurés sont conditionnés à l’arrêt du travail du sexe.

Cette courte généalogie des différentes politiques publiques relatives au travail du sexe montre bien que les buts réellement poursuivis sont moins de répondre aux besoins des femmes qui exercent le travail du sexe, de les protéger par des droits, que de préserver la société du travail du sexe symboliquement, spatialement, socialement et matériellement. D’une certaine manière, les travailleuses du sexe, en raison de leur activité jugée socialement répréhensible, sont considérées comme des personnes incapables qui doivent en conséquence être placées sous la tutelle de ce que la loi et le droit considèrent comme étant bon pour elles. 


Une invisibilisation institutionnelle qui aggrave les inégalités de santé


Cette approche répressive et moralisante a pour conséquence d’essentialiser le travail du sexe et de fonder des politiques publiques sur des idéologies plutôt que sur les faits, les vécus et les besoins des personnes concernées et à leur détriment.

À cela s’ajoute le manque de données scientifiques objectives quant aux réalités et problématiques du travail du sexe. En effet, les données officielles existantes proviennent du ministère de l’Intérieur et de son office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) et n’abordent donc le travail du sexe que sous l’ordre de la répression. 

En revanche, en matière de santé, les données épidémiologiques restent rares comme l’ont pointé dans leurs rapports respectifs, l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et la Haute Autorité de santé (HAS). L’ombre du fichage sanitaire et social alimente encore aujourd’hui certaines craintes quant aux usages des données sanitaires liées au travail du sexe. Toutefois, la HAS a souligné que « les données disponibles n’indiquent pas que l’activité prostitutionnelle est en soi un facteur de risque d’infection au VIH/sida, sauf lorsqu’elle est associée à des facteurs de vulnérabilités psychologique, sociale et économique ». Or, les politiques répressives sont les premières pourvoyeuses de vulnérabilités. Le lien entre pénalisation directe ou indirecte du travail du sexe et accroissement des risques pour la santé a été démontré. 

Dans le cas des personnes transgenres ou sans titre de séjour, la précarité administrative et le cumul de vulnérabilités exposent plus fortement au VIH et conditionnent défavorablement l’accès à la santé, le maintien dans le soin, l’observance d’un traitement. Enfin, une enquête sur les impacts de la loi française d’avril 2016 confirme ces résultats. La dégradation des conditions d’exercice, l’accroissement des violences, l’isolement ont des conséquences sur la santé globale des travailleuses du sexe et les éloignent des associations, de la prévention, du système de santé. L’IGAS et le Conseil national du sida ont, de surcroît, souligné une couverture sanitaire inadaptée à leurs besoins, notamment en matière d’accès au dépistage, au traitement post-exposition et aux soins gynécologiques.

Cette logique d’invisibilisation institutionnelle a conduit à une hiérarchisation de l’action publique et à occulter les besoins spécifiques des travailleuses du sexe. Le déterminant institutionnel produit ainsi des  « invisibles de la santé ».


Rendre visibles les invisibles par la démarche communautaire


Nous avons montré précédemment combien le champ d’action est contraint par le cadre légal abolitionniste de la France. La signature de la Convention des Nations unies érigeant l’abolitionnisme comme modèle de régulation du travail du sexe a durablement structuré et divisé le champ d’intervention. Et ce, d’autant plus que l’État français a choisi de déléguer aux associations abolitionnistes le volet social imposé par la Convention. Pour autant, l’apparition des associations communautaires et de santé communautaire avec la crise humanitaire et sanitaire du sida à la fin des années 1980 a permis de remettre en cause les approches répressives et moralisantes. 

S’inspirant de la Déclaration communautaire de Denver de 1983, ces actrices ont remis au centre des décisions et des actions les travailleuses du sexe. Rien pour les travailleuses du sexe sans les travailleuses du sexe. Ces associations ont fondé leurs actions sur une démarche de réduction des risques. Celle-ci se caractérise par un accompagnement centré sur les besoins et les pratiques des personnes afin de leur donner les moyens et les outils pour agir sur leur santé, leur prévention. Aussi se sont développées des actions « d’aller vers », de distribution de matériels de réduction des risques, la mise en place de groupes de paroles entre paires menés par les personnes concernées, l’élaboration de recherche-action portée par les travailleuses du sexe.

Si ces associations ont permis de repenser l’accompagnement des personnes et ont montré que leurs actions ont produit des effets bénéfiques sur la santé des personnes, elles se heurtent, comme l’ont affirmé l’IGAS et le CNS, à des difficultés de financements, au manque de cohérence des actions publiques et au désengagement de l’État. 

La loi d’avril 2016 a, d’ailleurs, renforcé cette division par l’instauration d’un agrément, dont l’octroi est suspendu à un positionnement abolitionniste. Si celui-ci ne devait que concerner l’accompagnement dans le parcours de sortie, dans les faits, il est officieusement demandé pour l’obtention de financements publics pour des actions de santé. Les associations communautaires et de santé communautaire en sont les premières touchées. Elles sont de plus en plus confrontées à des difficultés d’accès aux subventions ou voient leurs subventions diminuées, voire supprimées. 

Emblématique de ce durcissement, le référentiel national de réduction des risques en direction des travailleuses du sexe, arraché à la loi d’avril 2016 par les associations communautaires et reconnaissant l’approche en santé globale et la démarche en santé communautaire, souffre d’aucun financement. 

En conséquence, chassez le déterminant institutionnel, il finit par revenir au galop. Et lorsqu’il laisse quelques interstices pour l’expérimentation, à l’image des projets dits « article 92 » permis par la loi de modernisation de notre système de santé de janvier 2016, se déploie alors l’ensemble de ses paradoxes et des paradoxes des politiques publiques. 

D’un côté, la loi de pénalisation des clients dégrade l’accès à la santé des travailleuses du sexe. De l’autre, la loi de modernisation de santé autorise l’expérimentation sur cinq ans de projets pilotes à l’accompagnement à l’autonomie en santé. Et dans le cadre de l’appel à projets « article 92 » du ministère de la Santé, AIDES a vu plusieurs de ses projets soumis sélectionnés, dont un spécifiquement à l’adresse des travailleuses du sexe, justifié par les conséquences de la loi d’avril 2016. L’institution reconnaît donc bien les problématiques spécifiques des travailleuses que ses politiques induisent. Or, le caractère expérimental et l’incertitude sur la pérennisation de financements pour ces actions nourrissent le paradoxe. La visibilité n’aurait qu’un temps et est encadrée. 

Enfin, le dernier paradoxe — et non des moindres — réside probablement dans le fait que ce type de projets, et à leurs dépens, agit comme un creuset d’incorporation, autant pour les professionnel.le.s que pour les travailleuses du sexe, des règles du déterminant institutionnel d’un système de santé qui reste structurellement complexe, voire hostile à leur égard.

En conclusion, les négociations avec les règles, la subversion et le braconnage, lorsqu’il est permis à l’image des projets dits « articles 92 », restent contraints. Opère alors, pour reprendre le concept de Dominique Memmi, un apprentissage des règles par auto-contrôle à la fois des professionnels et professionnelles et des usagers et usagères du système de santé, faisant ainsi du déterminant institutionnel un puissant facteur de production et de reproduction d’ « invisibles de la santé ».
 

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