Enjeux sociétaux

Comment instituer l'égalité femmes-hommes ?

Tribune Fonda N°249 - Égalité femmes-hommes : une exigence démocratique - Mars 2021
Yannick Blanc
Yannick Blanc
Et Charlotte Debray
Au cours de la préparation de ce numéro de la Tribune Fonda, un débat s’est ouvert dans l’équipe sur la place des hommes dans la transition vers l’égalité femmes-hommes. Yannick Blanc et Charlotte Debray poursuivent ici le débat.
Comment instituer l'égalité femmes-hommes ?
American Collectors (Fred and Marcia Weisman), 1968 © David Hockney

Yannick Blanc La bataille féministe pour l’égalité femmes-hommes s’inscrit une tendance de longue durée, ancrée dans la notion de droits de l’homme née au XVIIIème siècle, émergente depuis le début du XXème siècle, en accélération depuis le dernier quart du XXème siècle. Cette longue marche est faite d’évolutions insensibles, de moments de rupture et de batailles politiques, juridiques et culturelles. Depuis environ un demi-siècle (après 1968), elle s’est surtout manifestée par la problématique de l’égal accès des femmes aux droits, aux emplois, au pouvoir.

Mais le principe d’égalité femmes-hommes est aussi en rupture radicale avec toutes les expériences historiques d’architecture institutionnelle : aucune société n’a jamais été fondée sur l’égalité des sexes, que ce soit sur le plan de la religion, de l’espace public, de la famille ou de la sexualité.

Le moment que nous vivons est le moment où cette rupture apparaît au grand jour : l’objectif d’égal accès se heurte au fameux « plafond de verre » de la domination masculine1 . La transition ne peut se poursuivre que par la destitution de la domination masculine, son élimination de l’ensemble des institutions. Nous sommes parvenus, comme on dit à propos du réchauffement climatique, à un tipping point, le moment où une évolution lente arrive à un point de bascule.


Charlotte Debray La bataille pour les droits est loin d’être terminée. Aujourd’hui encore, cinquante ans après l’abolition du « chef de famille » dans le code civil, les caisses d’allocations familiales et l’administration fiscale mettent toujours l’homme en premier dans un couple marié et le changement de nom à la femme reste la norme.

Même la dénonciation de l’écart de salaires entre les femmes et les hommes est encore énoncée du point de vue des hommes. Ainsi, en 2017, les femmes touchent en moyenne 16,8 % de moins que les hommes (lorsque les hommes touchent 100, les femmes touchent 81,5). Pourquoi ne pas dire que les hommes touchent 22,8 % de plus que les femmes ? Les deux méthodes de calcul sont justes, mais c’est le chiffre le plus faible que l’on retient dans le débat ! La justesse n’est peut-être pas la justice.


Y.B. La violence symbolique de la destitution est perceptible à travers le retentissement des affaires de viol, de harcèlement, de pédophilie et d’inceste (Dominique Strauss-Kahn, Harvey Weinstein, Bernard Preynat, Gabriel Matzneff, Olivier Duhamel,etc.), le phénomène collectif de « libération de la parole » (#MeToo).

Tant qu’elle restait inscrite dans un système symbolique structuré par la domination masculine, la violence sexuelle était plus ou moins réprouvée ou tolérée en privé, mais exclue de toute parole publique, c’est-à-dire taboue. Sa réprobation publique est un acte collectif de destitution de la domination masculine. Ces affaires sont significatives de ce que l’objet du scandale est, au-delà de la violence sexuelle elle-même, le système de pouvoir qui la rend possible, qui préserve son auteur de la responsabilité morale et pénale et qui condamne les victimes au silence.


C.D. Ce silence est l’expression ultime de la situation de pouvoir. Les victimes d’inceste sont aussi victimes d’un chantage implicite ou explicite à l’explosion des familles. C’est là que se situe leur courage, lorsqu’il faut surmonter l’intériorisation de ce que l’on pourrait appeler l’intérêt supérieur de la famille, la raison familiale comme il y a une raison d’Etat.

On voit bien dans le livre de Camille Kouchner2 que c’est celle qui dénonce, même quand elle n’est pas la victime, qui porte la responsabilité du déchaînement de la violence dans la famille. C’est d’ailleurs le seul crime dont le délit de non-dénonciation n’est pas sanctionné. Non seulement l’auteur bénéficie de la présomption d’innocence, mais la victime doit commencer par prouver qu’elle est une victime. Même si on a, depuis quelques années, formé des policiers et des gendarmes à l’accueil des victimes de violences conjugales et familiales, les victimes n’ont pas confiance dans les institutions. C’est une révolution qui reste à faire.


Y.B. Autrement dit, même si la tendance vers l’égalité femmes-hommes est irréversible, même si les effets de la domination masculine ne sont plus justifiables donc plus légitimes, il faut encore que quelque chose cède pour qu’un système de valeurs et de représentations bascule.

Ce moment décisif permet de comprendre l’émergence d’un féminisme antagonique : « Il faut éliminer les hommes de nos esprits, de nos images, de nos représentations afin de se construire en tant que femmes » dit Alice Coffin3 . La phrase n’a fait scandale que parce qu’on n’a voulu retenir que « il faut éliminer les hommes », ce qui n’a évidemment aucun sens.

L’idée est que les femmes devraient se construire un système symbolique autonome pour faire contrepoids à celui de la domination masculine, une sorte de moment révolutionnaire de la destitution. Le raisonnement a sa logique mais je ne la partage pas.

L’égalité femmes-hommes vue comme un rapport de forces n’est qu’un moment, nécessaire sans doute, mais qui doit conduire à une nouvelle forme de civilité. Ce n’est pas parce que je suis un homme que j’ai intérêt à la domination masculine. Mais quand et comment inaugurer ce moment d’après la destitution ?


C.D. A mes yeux, c’est d’abord un enjeu d’éducation, et donc d’éducation populaire : poser les interdits fondamentaux, les règles de base de la parentalité. A quel moment ces enjeux sont-ils traités dans le parcours éducatif ? Qui s’en charge ? On n’entend pas les réseaux d’éducation populaire sur ces questions.

Prenons par exemple la prévention des violences sexuelles dans les concerts : c’est toujours les filles qui s’en chargent, qui aident les filles à se protéger, à éviter les situations à risque alors que c’est le comportement des garçons qui est en cause. Et le comportement, c’est une affaire de valeurs.

Mais on peut tenir le même raisonnement au sujet des inégalités dans le travail, des inégalités salariales. Même là où les salaires nominaux sont égaux, comme dans la fonction publique, les femmes progressent moins vite que les hommes parce qu’elles assument seules ou en majorité les charges domestiques, parce que c’est elles qui prennent un temps partiel pour être là le mercredi (les femmes occupent 85% des temps partiels). Il faut commencer par partager à égalité les tâches et les responsabilités domestiques, c’est aussi important que réprimer les violences conjugales et familiales.


Y.B. On ne peut pas traiter séparément les différents moments de la vie. Pour qu’un modèle institutionnel fonctionne, pour qu’il institue les individus en tant que personnes, sujets et citoyens, il faut que les institutions de la société (symboliques, publiques, sociétales, culturelles) « s’emboîtent » les unes dans les autres, que les énoncés qui proclament les valeurs et prescrivent les comportements obéissent à un code élémentaire commun.

La domination bienveillante ou tutelle, la hiérarchie des savoirs et l’obéissance aux règles ont été les éléments de base séculaires des institutions. Peut-on déjà discerner l’émergence d’un code commun aux institutions, aux organisations, aux communautés les plus vivantes des sociétés contemporaines dans lequel viendrait s’emboîter l’égalité femmes-hommes ?  

La hiérarchie, la concurrence, la performance, l’obéissance, la rationalité instrumentale, ces valeurs caractéristiques de la domination masculine, y compris sous sa forme soft de pouvoir tutélaire, sont en baisse. A contrario, la coopération, le partage, la transparence, l’engagement, l’intelligence émotionnelle et l’empathie sont des valeurs montantes, au cœur de l’associativité et de l’ESS. C’est dans ce système de valeurs que nous trouverons la grammaire de l’égalité femmes-hommes.


C.D. Oui, à condition que ces valeurs s’incarnent dans des actions et des pratiques, qu’on ne se contente pas des chartes et des symboles. On ne demande pas aux hommes qui se reconnaissent dans ces valeurs de se sacrifier en renonçant à la domination mais de contribuer à un monde vivable pour tou.te.s.

C’est une question anthropologique parce que c’est une question de survie. Dans l’histoire des tribus, des communautés et des nations, la survie dépend d’abord des capacités guerrières, la force, la ruse, la volonté de domination et donc aussi le viol et la servitude. Les capacités à construire et à cultiver viennent en second.

Dans le monde vulnérable et incertain du XXIème siècle, survivre, c’est prendre soin de nous, des autres, des ressources, de la planète. Les valeurs montantes de l’associativité et de l’égalité ne sont pas en option, elles conditionnent notre pouvoir d’agir et donc notre survie. La nouvelle exigence biopolitique que tu évoquais dans un papier4 l’année dernière est là : il faut rendre justice aux femmes au bénéfice du vivant et du vécu de toute la société. 


 

  • 1 C’est en 1972 que le principe d’égalité salariale a été inscrit dans le code du travail. Depuis une dizaine de loi sont venues le renforcer.
  • 2Camille Kouchner, La Familia grande, Seuil, 2021.
  • 3 Alice Coffin, Le génie lesbien, Ed. Grasset, 2020.
  • 4Yannick Blanc,«L'exigencebiopolitique»,LaTribuneFonda,2020.
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