Engagement

Club de lecture sur l'engagement #14 - Synthèse

Marc Lévy
Marc Lévy
Dans le cadre de l’exercice de prospective « Vers une société de l’engagement ? », la Fonda a souhaité ouvrir un espace de réflexions sur l’engagement : un club de lecture ! Il se réunit le premier lundi de chaque mois, pendant une heure (de 18 h à 19 h) pour partager et discuter ensemble de ressources (livres, rapports, enquêtes, interventions, podcasts, films, etc.) abordant le thème de l’engagement. Pour cette quatorzième rencontre, Marc Lévy nous a présenté - Julia Cagé et Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique — Élections et inégalités sociales en France (1789 – 2022), Seuil, 2023 et son ouvrage, Faut-il aider les autres ?, L'Harmattan, 2023. Repenser la solidarité pour la renouveler.
Club de lecture sur l'engagement #14 - Synthèse
Club de lecture #14 © Guillemette Martin / La Fonda

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LES ENSEIGNEMENTS CLÉS DE CETTE RENCONTRE

  1. Le vote des Français dépend principalement de leurs réalités sociales et spatiales 
  2. Les questions identitaires ne jouent pas un rôle déterminant dans les écarts de vote 
  3. Il existe deux votes populaires en France, celui du bloc national patriote et celui du bloc social écologique 
  4. La solidarité est un système paradoxal combinant fraternité et conflictualité 
  5. La solidarité en France comme à l’international peut être source de renouvellement des pratiques des ONG

Ressource #23 - Julia Cagé et Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique — Élections et inégalités sociales en France (1789 – 2022), Seuil, 2023.

Présentation par Marc Lévy, ancien directeur de la prospective du Gret. 

Mots clés : #Engagement #Vote #Inégalités

Présentation de l’intervenant 

Impliqué depuis les années 1970 dans la solidarité internationale, Marc Lévy a dirigé le Gret avant d’y être en charge de la prospective. Pour ce club de lectures, il propose une recension de l’ouvrage des économistes Thomas Piketty et Julia Cagé sur le lien entre élections et inégalités sociales.

Méthodologie des auteurs 

Dans cet ouvrage, Thomas Piketty et Julia Cagé analysent l’évolution de la structure sociale de l’électorat des différents courants politiques de 1789 à 2022 en France métropolitaine. Ils cherchent à comprendre « qui votre pour qui et pourquoi ? ». 

L’originalité de l’analyse ne réside pas tant dans le traitement du sujet qui a déjà fait l’objet de nombreuses publications. 

Il réside « dans l’étendue des données mobilisées pour analyser plus de 200 ans d’histoire de France », rappelle Marc Lévy. 

Les chercheurs ont utilisé les archives électorales au niveau communal en remontant à 1789. Ils ont collecté des données relatives à la structure des inégalités sociales et spatiales ainsi qu’à leur relation avec les comportements politiques. La numérisation de toutes ces données a rendu possible leur analyse. 

Des inégalités spatiales et sociales 

Du XVIIIe au XXe siècle, un processus d’égalisation a eu lieu au sein de la société française. L’augmentation du niveau de vie et la conquête du droit de vote en sont des illustrations. Cela a conduit à l’émergence et la montée en puissance d’une classe moyenne patrimoniale. Cependant, depuis les années 1980, un retour des inégalités spatiales et sociales s’observe dans des champs variés tels que l’éducation et les revenus. 

Les auteurs ont décidé d’étudier les différences de votes en fonction de quatre espaces : les villages, les bourgs, les banlieues et les métropoles. Alors qu’en 1848, 88 % de la population française vivait dans les territoires ruraux, cette part est passée à 53 % en 2022. 

A contrario, la part de la population vivant en milieu urbain est passée de 12 % en 1848 à 47 % en 2022. Cette complexité territoriale ne permet pas d’expliquer à elle seule les comportements électoraux. Julia Cagé et Thomas Piketty ont croisé ces données spatiales avec trois critères de richesse, à savoir le revenu communal, le montant du capital immobilier et les professions et secteurs d’activités dominants. 

L’analyse par une classe géosociale 

Le croisement de l’ensemble de ces données sociales et spatiales donne naissance à la notion de classe géosociale. Selon les auteurs, elle se caractérise en premier lieu par la relation aux ressources naturelles, aux moyens de transport, aux sources d’énergie et aux services publics. 

Les classes géosociales se distinguent également par leur détention des moyens de production et leur accès à la propriété. Enfin, la hiérarchie des salaires et des revenus et le rapport à la justice fiscale et sociale diffèrent d’une classe à l’autre. 

« Une évolution majeure en matière de vote existe »

Cette notion explique 70 % des écarts de vote entre les différentes communes selon les chercheurs. Ces nouvelles inégalités spatiales et sociales permettent de comprendre les écarts de vote. Ainsi, les questions identitaires et les proportions de populations d’origine étrangère un jouent moins un rôle déterminant dans les écarts de vote que par les enjeux socio-économiques. 

Le retour à une tripartition de l’électorat 

Julia Cagé et Thomas Piketty rappellent l’évolution de l’électorat français au cours de ces 200 dernières années. Après 1789, le conflit dominant est d’ordre institutionnel. Il est basée sur une opposition entre les républicains et les monarchistes. De 1848 à 1910, le clivage politique se recompose plutôt autour de la situation géographique, urbaine ou rurale, de l’électorat. Il se décompose en trois blocs : la gauche des socialistes et des radicaux, le centre des républicains modérés et la droite des conservateurs et des monarchistes. 

De 1910 à 1990, les auteurs observent que le clivage lié à la richesse, entre les prolétaires et les possédants, l’emporte sur l’opposition entre le rural et l’urbain. Les territoires ruraux et urbains sont alliés et votent à gauche. De 1990 à 2022, la tripartition de l’électorat revient. Elle se caractérise par un bloc social écologique, un bloc libéral progressiste et un bloc national patriote.

L’existence de deux votes populaires 

Une évolution majeure en matière de vote existe. Elle porte sur le vote en faveur du Front national, devenu en 2018 le Rassemblement national (RN). Dans les années 1986-88, le vote pour le RN se concentre dans les banlieues et les métropoles. Ces territoires sont marqués par une importante concentration d’étrangers. Le vote pour le RN est, à cette époque, un vote urbain.Cependant, en 2017-22, la situation évolue. Le score du RN est deux fois plus élevé dans les villages et les bourgs, alors qu’il n’y a pas de corrélation avec la proportion d’étrangers. Julia Cagé et Thomas Piketty montrent qu’il existe une distinction en matière de vote entre les urbains et les ruraux.

Le bloc national patriote attire une nouvelle classe ouvrière vivant dans les villages et les bourgs. Cette classe géosociale est peu syndiquée, plus individualiste, déçue par la droite et la gauche et se sentant abandonnée face à la mondialisation et la désindustrialisation. Ses membres sont souvent peu diplômées, bien qu’elles aient des revenus significatifs et soient propriétaires.

 En milieu urbain, le bloc social écologique continue d’attirer une partie du vote des ouvriers et des employés, tout en mobilisant des personnes diplômées avec des revenus faibles. Ces personnes sont plutôt des locataires. Pour les chercheurs, il existe donc en France deux votes populaires. 

Ils identifient pour les trois blocs des caractéristiques spatiales et sociales propres. Le bloc social écologique représente 33 % des votes. Il est principalement soutenu par des personnes vivant dans les banlieues et les métropoles. Plus le revenu communal augmente, plus le vote en faveur de ce bloc diminue. Quant au bloc libéral progressiste, il attire 30 % des votes. Il a une répartition spatiale équilibrée, tout en attirant particulièrement le vote des communes riches et des beaux quartiers. Enfin, le bloc national patriote représente 37 % des votes. Il se concentre surtout dans les bourgs et les villages. Ce vote diminue avec la hausse du revenu communal. 

Trois scénarios pour 2027 

À partir de ces éléments, Julia Cagé et Thomas Piketty formulent trois scénarios en vue de l’élection présidentielle de 2027. Dans le premier scénario, le bloc libéral progressiste gagne. Pour ce faire, il se rapproche d’un point de vue idéologique du bloc national patriote. Pour Marc Lévy, « c’est ce que nous observons avec le virage à droite de la Macronie. Il se caractérise par la critique de l’État social, dont l’assurance chômage , et le contrôle de l’immigration, avec la loi Immigration  ». 

Dans le deuxième scénario, le bloc national patriote gagne. Dans ce cas de figure, ce bloc réussit à élargir son électorat populaire, lui permettant d’arriver au pouvoir. Et ce, malgré un report de voix d’électeurs progressistes vers le centre. 

Dans le troisième scénario, le bloc social écologique gagne grâce à l’élargissement de l’électorat populaire du côté des abstentionnistes urbains et des électeurs ruraux du RN. Cela implique également que le bloc social écologique se saisisse des enjeux sociaux et économiques suivants : l’accès aux infrastructures et à la terre, ainsi que la justice fiscale et climatique. Les chercheurs suggèrent d’avoir des mesures en faveur d’une Europe protectrice, telles que la mise en place d’une taxe carbone et d’impôts sur les multinationales. Ils proposent que des représentants des salariés soient présents dans les Conseils d’administration des entreprises pour y changer les rapports de force. Ils pensent aussi nécessaire de développer la démocratie interne aux partis politiques et mouvements. 

Tous ces éléments constituent des enseignements utiles pour appréhender la complexité de la sociologie électorale, raisonner politiquement, en particulier en vue des prochaines élections. 

 

Ressource #24 - Marc Lévy, Faut-il aider les autres ? Repenser la solidarité pour la renouveler, L'Harmattan, 2023 

Présenté par Marc Lévy, ancien directeur de la prospective du Gret. 

Mots clés : #Travail #Organisation #Solidarité internationale 

Présentation de l'intervenant 

Marc Lévy a été impliqué, des années 1970 jusqu’en 2018, dans la solidarité internationale et les politiques de coopération internationale au sein de différentes organisations. Il a dirigé le Gret dans les années 1980, avant d’y être en charge de la prospective. Il vient de publier en 2023 le livre Faut-il aider les autres ? Repenser la solidarité pour la renouveler aux éditions L’Harmattan. 

Interpeler le milieu associatif 

Marc Lévy a rédigé ce livre comme un prolongement de son expérience professionnelle dans la coopération internationale. Il souhaite interpeler le milieu associatif de la solidarité en considérant leurs pratiques associatives comme parties prenantes des politiques publiques, et non pas comme un secteur à part. Deux mondes de la solidarité existent, celle pratiquée en France et celle à l’international. Ils sont assez étanches, observe-t-il. Le rapprochement et le croisement de ces expériences pourraient donner des pistes de rénovation des politiques et des pratiques de solidarité. 

Pour ce faire, Marc Lévy s’appuie sur l’étude de quatre organisations. Il s’agit du Secours catholique, du Secours populaire, d’ATD Quart Monde et de Quartiers du monde. Les résultats montrent une tendance à cloisonner les activités de solidarité menées en France et à l’international, ainsi que l’émergence d’idées neuves dès qu’un croisement des expériences advient. C’est la raison pour laquelle l’auteur pense nécessaire de mieux articuler la lutte contre les inégalités en France et à l’international. 

Nourrir les politiques macros des États 

Le croisement des regards entre la lutte des inégalités en France et à l’international est nécessaire. Cela suppose d’agir au niveau des politiques macros des États, tout particulièrement concernant les politiques sociales de l’État-providence en France et les politiques de coopération Nord-Sud. 

Pour Marc Lévy, l’État-providence ne doit pas seulement être infirmier, c’est-à-dire soulager, soigner, assister les individus. Il doit être également un investisseur pour assurer plus de justice, d’intégration sociale, reconsidérer la valeur travail et favoriser l’accès à des emplois de bonne qualité. Il poursuit en expliquant qu’il faut raisonner la solidarité comme une contribution à cet État-providence. 

Marc Lévy essaie ensuite de renouveler la division du monde entre pays du Nord et pays du Sud qui continue de marquer la solidarité internationale. Cette approche n’est plus totalement opérante dans le contexte géopolitique actuel. Il est beaucoup plus multipolaire et marqué notamment par la fin de la domination américaine et la perte d’influence des instances multilatérales. L’émergence de conflits chaotiques dont la Syrie, la Libye, Gaza ou l’Ukraine, la concurrence de régimes autoritaires et une certaine critique de l’aide internationale sont autant de symptômes de fragmentation. 

Pour Marc Lévy « l' État  providence ne doit pas seulement être infimier (...) il doit être  également un investisseur ».

Les Objectifs de développement durable (ODD), grâce à leur dimension universelle, mettent sur la piste d’un cadre partagé pour coopérer sur des enjeux communs comme la pauvreté et les inégalités, respectivement les objectifs 1 et 10. La solidarité internationale doit davantage se référer à ces enjeux géopolitiques et de développement durable pour ne pas se limiter à des actions humanitaires et caritatives. 

La solidarité comme projet de société 

Comme le dit la philosophe Marie-Claude Blais, « sans projet de société, la solidarité n’est plus que charité  ». Autrement dit, il est nécessaire de repenser la solidarité comme un élément de construction d’un projet de société en matière de politiques sociales et de rapports Nord-Sud. Pour Marc Lévy, « le monde associatif doit être un acteur politique du devenir de l’État-providence et de la politique de coopération internationale ». 

L’analyse conséquente des quatre études de cas permet à Marc Lévy de proposer six pistes de recommandations pour faire bouger la conception actuelle de la solidarité et sa mise en œuvre. Au cours du club de lectures, il en a détaillé deux. La première piste serait de reconnaître la solidarité comme un nécessaire modèle hybride d’économie mixte, associant les pouvoirs publics, les associations et le secteur privé marchand. L’aide alimentaire illustre cette nécessité de coopérer. « Elle ne peut fonctionner que parce qu’il y a une implication financière de l’Union européenne, une implication financière et logistique du ministère de l’Agriculture français, ainsi que des associations et des entreprises », détaille-t-il. Cela suppose que chaque acteur identifie et reconnaisse la complémentarité des uns et des autres au lieu d’y voir avant tout l’effet de son intervention. 

Quant à la seconde piste, Marc Lévy rappelle que la solidarité est souvent associée à l’idée de fraternité et de charité. Il propose un nouveau système de représentation, comprenant la fraternité, mais aussi la conflictualité. Dans les relations entre aidants et aidés, par exemple, il y a effectivement de la fraternité, mais également des rapports asymétriques qui sont à prendre en compte. Les frères originels que furent Caïn et Abel ont d’emblée montré que fraternité et conflictualité pouvaient aller de pair. 

Cela suppose de bien faire de la solidarité un système paradoxal et d’apprendre à gérer les conflits, poursuit-il. 

Pour Marc Lévy, le décloisonnement et le croisement des rôles et des représentations, la confrontation avec les paradoxes, les contradictions, les conflictualités, la négociation de compromis, sont des facteurs utiles pour renouveler pratiques et politiques de solidarité, conclut-il. 

Ressources pour aller plus loin 

  • Jérôme Fourquet, La France d’après. Tableau politique, Seuil, 2023.
  • Axelle Brodiez-Dolino, « Entre social et sanitaire: les politiques de lutte contre la pauvreté-précarité en France au xxe siècle », Le Mouvement Social, vol. 242, 2013, [en ligne]. 
  • Nicolas Duvoux, Le Nouvel Âge de la solidarité. Pauvreté, précarité et politiques publiques, éditions du Seuil, 2012. 
  • Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence, éditions du Seuil, 1995. 
  • Lucas Chancel, Insoutenables inégalités. Pour une justice sociale et environnementale, éditions Les Petits matins, 2021. 
  • Bertrand Badie, L’impuissance de la puissance. Essai sur les nouvelles relations internationales, éditions Fayard, 2004.

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Merci à l’ensemble des participants : Nelly Allard, Diane Bonifas, Philippe Chabasse, Henri Fraisse, Jean-Pierre Jaslin, Yves Le Bars, Agathe Leblais, Marc Lévy, Michel Nung, Eric Rossi, Quentin Vaissaire, Anne Madelin, Nathalie Mathieu, Sudipta Mohanty, Marie-Elodie Virama-Coutaye, Coline Auguin, Denis Bouchard, Yann Ulliac et Hannah Olivetti. 

Ce compte-rendu a été rédigé par Hannah Olivetti, relu par Marc Lévy, Diane Bonifas et Anna Maheu et mis en page par Guillemette Martin pour la Fonda. Il est mis à disposition sous la Licence Creative Commons CC BY-NC-SA 3.0 FR.

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