Tous fragiles, tous vulnérables ?
« Fragile » et « vulnérable » peuvent sembler synonymes dans le langage courant. Le patient à qui l’on découvre un cancer serait un peu faible, donc un peu « fragile », un peu « vulnérable ». En revanche, dans certains registres de langue — en philosophie, en gériatrie, en droit — ces mots n’auront pas le même sens.
On se rappelle qu’étymologiquement, « vulnérabilité » nous vient de vulnus-vulneris en latin — la « blessure ».
Nous pouvons parler d’une personne susceptible d’être blessée et qui ne l’est pas encore ou d’une personne déjà blessée par la vie.
La personne en situation de handicap peut être définie comme « vulnérable » et nous voyons bien qu’une atteinte au corps ou à l’esprit a déjà eu lieu.
À cette blessure « fondatrice » peut se surajouter une blessure morale infligée par les autres personnes, et c’est cette seconde blessure que la société peut chercher à prévenir en insistant sur la responsabilité éthique de chacun.
Ce sont les Latins qui introduisent le terme de « fragilité » comme la possibilité de se briser parfois tout à coup, de manière imprévisible. Il y a cette thématique de la fêlure invisible que mettra en lumière saint Augustin. Évoquant un vase en verre, il remarquera sa fragilité, mais d’une façon moindre que celle d’un humain : « [le vase en verre] se conserve. Même si, certes, on s’inquiète pour lui d’accidents, il n’y a pas lieu de s’inquiéter pour lui de la vieillesse ni de la fièvre.
Nous sommes donc, nous, plus fragiles et plus faibles, du fait aussi de tous les malheurs qui ne cessent pas dans l’ordre humain et même s’il n’arrive pas de malheurs, le temps continue d’avancer1 ».
On voit que saint Augustin envisage la fragilité sous un angle qui n’est pas celui de la stricte fragilité physique. Même si on parle de fièvre et de maladie, ce sont les malheurs spécifiques à l’ordre humain qui sont soulignés. Pour une personne, il suffit aussi parfois d’une phrase maladroite, d’un geste, d’une rupture pour qu’il soit « brisé ».
La fragilité, c’est la précarité du vivant. Mais l’humain est un vivant particulier, car ce qu’il vit est redoublé par sa pensée, par son imagination.
Quelque chose qui fait un mal physique relativement limité peut provoquer un grand mal moral. L’homme peut être pensé ontologiquement comme un être vulnérable, parce que contrairement à la bête, il a conscience d’avoir à mourir un jour et qu’il doit se poser la question du sens de son existence.
Aujourd’hui, on ferait de la « fragilité » la vulnérabilité corporelle d’un organisme. Le terme de « fragilité » est un concept proposé par la gériatrie américaine dans les années 1980 pour évoquer ces personnes âgées fragiles (frail elderly), celles qui arrivent à un âge ou à une situation physique où elles seront davantage susceptibles d'être victimes d'un accident définitivement invalidant.
Ce terme de « fragilité », préempté par la gériatrie, a bien des défauts théoriques, avec son illusion d’une maîtrise scientifique d’un avenir strictement médicalisé des personnes âgées. Avec l’invention gériatrique du concept de « fragilité », une myriade de personnes qui paraissent en bonne santé relative sont révélées comme risquant de décompenser rapidement vers le groupe des personnes dépendantes.
On comprend bien la bienveillance : prévenir plutôt que guérir, préserver les capacités avant qu’elles ne soient perdues. Mais il y a dès lors une tendance à la prise en charge universelle en fonction de l’âge. Toute personne âgée deviendrait fragile.
Le travail pédagogique pour changer le regard sur le handicap a aussi amené à vouloir universaliser cette expérience de vulnérabilité et de fragilité au point qu’aux États-Unis, on puisse décrire les personnes valides comme NYD — not yet disabled (« pas encore handicapés ») ou TAB — temporary able bodied (« de corps temporairement valides »).
Une telle réflexion vise à nuancer la notion de vulnérabilité et à ne pas catégoriser des groupes vulnérables comme on le voit tant dans les discours et les politiques publiques, puisque nous sommes tous susceptibles de tomber un jour dans la catégorie indiquée.
Mais, dans les faits, il y a bien une gradation dans la vulnérabilité : le parent l’est en général moins que l’enfant ; le malade plus que le médecin ; le gardien moins que l’homme en prison. Nous sommes tous vulnérables, tous fragiles, mais pas au même moment et dans les mêmes conditions.
Dès lors, insister sur le fait que « nous sommes tous vulnérables » peut devenir une politique de la passivité devant ceux qui traversent un moment plus difficile que les autres.
Le fait de la liminalité
La liminalité est « le fait d’être maintenu sur le seuil ». Dans les années 1980, l’anthropologue américain Robert Murphy développe le concept de « liminalité » par rapport au handicap.
La personne en situation de handicap est maintenue sur le seuil de la société. Pas totalement extérieure (ce serait la barbarie nazie), mais jamais totalement à l’intérieur (une paroi invisible empêche à chaque fois une vie dite normale).
« Les handicapés à long terme ne sont ni malades ni en bonne santé, ni morts ni pleinement vivants, ni en dehors de la société ni tout à fait à l’intérieur2 . »
La personne en situation de handicap est dans un entre-deux, dans les limbes de la Cité. Le terme convient évidemment aussi pour décrire l’expérience vécue par les personnes âgées.
La société inclusive : lutter contre la liminalité
En explorant l’âme humaine au début du Léviathan, Hobbes adopte une conception philosophique de type individualiste qui aura une grande influence sur la pensée anglo-saxonne. Celle-ci sera en phase avec l’emploi de l’expression « personnes dépendantes » pour qualifier les personnes avançant en âge et les personnes handicapées — donnant l’illusion qu’il y a des hommes qui, eux, ne sont pas dépendants.
Il faudrait pourtant de façon philosophique prendre acte du fait qu’un homme seul, ça n’existe pas. Le philosophe allemand Fichte l’avait fortement mis en avant : « L’homme ne devient homme que parmi les hommes […] Le concept de l’homme n’est absolument pas le concept d’un individu, car un tel concept est impensable, mais celui d’un genre3 . »
Les philosophes du care le rediront : l’homme naissant démuni, son essence est dans l’interdépendance. Nous sommes tous des êtres dépendants et à tous les âges de la vie : dépendant de notre chauffeur de bus, dépendant du gérant de notre supérette, dépendant de notre vendeur de journaux.
Que les personnes avançant en âge ou les personnes handicapées soient « dépendantes » pour certains actes de la vie ne devrait pas justifier que nous fabriquions déjà le début de leur isolement par l’usage de cette terminologie comme d’un absolu. Le lent progrès par rapport à la situation de liminalité se fera par les effets d’une boucle qui commence à l’école. Les enfants dits valides doivent apprendre à côtoyer des enfants handicapés le plus tôt possible.
Et, ainsi, les futurs adultes ne se poseront pas la question de savoir s’il est possible d’inclure des personnes handicapées dans la vie économique et sociale. Ne pas faire semblant d’accueillir les personnes handicapées et les personnes âgées de notre société, c’est aussi ne pas parler à leur place. Leur voix et leur expertise ne doivent pas être écartées des délibérations et décisions inhérentes à leur quotidien.
Des aides à la parole seront souvent un préalable : redonner la parole aux sourds, car ce sont trop souvent les entendants
(médecins, parents) qui décident pour eux. L’importance de l’accompagnement et du soutien par les pairs apparaît également aujourd’hui.
Il y a lieu, par ailleurs, de se réjouir de toutes les améliorations techno-scientifiques utiles qui rendent la vie de tous les jours plus facile aux personnes âgées et aux personnes en situation de handicap : des smartphones pour malvoyants, l’adaptation du web aux personnes déficientes.
L’explosion de tous les réseaux sociaux ou d’information a eu un impact considérable dans la vie des personnes jusque-là isolées physiquement et psychiquement et a de ce fait augmenté leurs possibilités de corps et d’esprit.
Plus nos déficiences sont grandes, plus les structures spatiales et architecturales peuvent aussi être déterminantes dans leur prévention, leur réduction ou leur aggravation.
Mais dans tout cela, nous sommes encore trop souvent focalisés sur le technologique et nous oublions l’importance de ce que, dans Les Invalidés, nous avons appelé «l’accessibilité relationnelle4 ».
Les déboires décrits par toute personne handicapée qui se retrouve à un colloque ou une salle de spectacle où « exceptionnellement » l’ascenseur est en panne doivent attirer notre attention sur les dangers d’une habitude à l’invisibilisation du handicap grâce à l’accessibilité technique universelle. Car dès que la technique est mal pensée ou défaillante, le handicap réapparaît violemment au sein d’un modèle social qui pensait en être venu à bout.
La lutte pour une réduction du handicap sera donc en réalité une lutte relationnelle : par son attitude, chacun d’entre nous peut avoir une influence sur l’augmentation ou la diminution du handicap de l’autre.
Pour cette raison, nous appelons à démédicaliser et détechniciser ces questions. Avoir pleinement conscience de la richesse que nous allons tirer de notre ouverture aux personnes en situation de handicap, c’est dépasser l’attitude compassionnelle et paternaliste.
La confrontation au handicap nous aide à sortir de nous-mêmes. Un groupe d’étudiants en formation pour guider des personnes aveugles en ville et au musée avait travaillé d’arrache-pied et appris par exemple à décrire oralement des tableaux de grands maîtres de la peinture. Un des étudiants témoignait après coup : « C’est étrange. En m’occupant ainsi de personnes aveugles,
j’ai appris à mieux voir. »
- 1Saint Augustin, Sermons sur l'Écriture, CIX 1, P. L. XXXVIII, 636.
- 2Robert Murphy, Vivre à corps perdu, Terre Humaine Poche, 1993, p.184.
- 3Johann Gottlieb Fichte, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, PUF, 1999.
- 4Bertrand Quentin, Les invalidés, éditions Érès, 2019.