Le triomphe du modèle occidental de la démocratie semble total. Pourtant, depuis quelques années, une vague de fronde politique s’est abattue sur les démocraties occidentales, dont le fonctionnement semblait solidement – et éternellement ? – établi.
Le 15 mai 2011, à la veille des élections municipales espagnoles, des milliers de personnes répondent à un appel sur YouTube d’une dizaine de petits groupes activistes – comme les Anonymous, les V de Vivienda, les Hipotecados, et Juventud sin futuro (« Jeunesse sans avenir »). Sur la Puerta del Sol à Madrid, les manifestants dénoncent les dérives de la finance, les expulsions forcées de centaines de familles incapables de payer leur loyer ou encore les mécanismes d’une crise qui plonge près de 50 % des jeunes dans le chômage.
Grâce à Internet et aux réseaux sociaux, cette journée historique de mobilisation – connue comme le « 15 de Mayo » (ou « 15-M ») – débouche sur un mouvement qui se répand comme une traînée de poudre dans le monde. Dans le sillage des Espagnols, les Aganaktismeni (« en colère » en grec) se réunissent au printemps 2011 sur la place Syntagma à Athènes pour protester contre la corruption de la classe politique après un an d’austérité draconienne. Le 17 septembre 2011 marque le début du mouvement Occupy aux États-Unis. Cette contestation aux mille visages continue à essaimer à travers le monde… jusqu’au mouvement Nuit debout en France en 2016.
Ces mobilisations d’une nature nouvelle sont révélatrices d’un profond malaise vis-à-vis du fonctionnement de la démocratie, et tout particulièrement du système représentatif. Les participants aspirent à repenser les mécanismes délégataires, les valeurs et les pratiques du système politique. Ils expérimentent de nouvelles formes démocratiques, horizontales et égalitaires comme alternatives à la démocratie représentative traditionnelle.
Si ces mouvements ont souvent échoué à trouver un débouché politique, ils ont néanmoins constitué un terreau favorable sur lequel ont pu émerger de nouvelles propositions politiques.
Par exemple, Podemos en Espagne a fait le choix de s’appuyer sur la dynamique du 15-M pour porter le projet de « convertir l’indignation en changement politique », comme l’indique le Manifeste du parti. Cinq mois à peine après sa création, Podemos réussit une percée électorale : le parti remporte cinq sièges de parlementaires aux élections européennes de mai 2014. C’est surtout le 24 mai 2015, pour les élections municipales et régionales, que Podemos marque les esprits.
Les listes d’« unité populaire » soutenues par Podemos réussissent à remporter de nombreuses mairies, dont celles emblématiques de Madrid (Ahora Madrid), Barcelone (Barcelona en comú) ou encore Saragosse (Zaragoza en común) ! Lors des élections législatives de juin 2016 la coalition Unidos Podemos recueille cinq millions de suffrages, et obtient soixante-et-onze sièges de députés, s’imposant comme la troisième force politique du pays et entre dans l’opposition.
Le succès de Podemos s’explique en partie par la formidable mobilisation populaire que le mouvement a su organiser et entretenir, ouvrant de nouveaux espaces d’engagement aux citoyens. Dès les premiers mois de la constitution du parti, des circulos, cercles de sympathisants du mouvement, poussent comme des champignons à travers toute l’Espagne. Au-delà des réunions physiques des circulos, Podemos utilise le numérique pour augmenter considérablement le nombre de personnes impliquées.
Ainsi, sur le portail de participation de Podemos, tous les sympathisants du mouvement sont invités à contribuer concrètement au déploiement politique, économique et social du projet. Le forum PlazaPodemos est l’outil central de l’élaboration des programmes lors des élections européennes de mai 2014 et des législatives de décembre 2015. Le site permet aux sympathisants de poster leurs contributions, de débattre, de voter et de commenter les contributions d’autres citoyens.
En outre, les 400 000 personnes inscrites peuvent accéder à l’ensemble du calendrier et des documents du parti, rejoindre la « banque de talents » du mouvement. Il s’agit d’un fonds qui vise à soutenir des projets d’innovation sociale portés par des sympathisants de Podemos et à concrétiser au cœur des territoires le projet économique et social du parti.
Pour conserver un lien de confiance avec les militants, les responsables du mouvement font le pari de la transparence. Sur le site Internet de Podemos, l’ensemble de la comptabilité du parti est accessible à tous en temps réel. Par ailleurs, Podemos fait un choix radical en refusant de se financer par les crédits bancaires et a mis en place un mécanisme de financement particulièrement original.
Lors des élections européennes et régionales de 2014, un système de crowdfunding (dons en financement participatif) et de microcrédit (prêt) d’une envergure sans précédent a permis à un grand nombre de personnes de soutenir le projet. Enfin, afin de garantir que les élus ne soient pas « déconnectés » de l’ensemble des militants et des citoyens, le parti a décidé de limiter la rémunération maximale des élus à environ 2 000 euros, quelle que soit la fonction occupée.
Podemos n’est bien sûr pas exempt de critiques. Pablo Iglesias, secrétaire général du parti, est devenu un véritable « chef charismatique », fortement médiatisé, avec une équipe autour de lui qui tient les rênes du parti. Depuis peu, on observe une tendance à la centralisation des décisions. Surtout, la nécessité de gagner les batailles électorales et la recherche d’efficacité entraînent une professionnalisation progressive. À l’avenir, militants et dirigeants devront être vigilants à ne pas créer une nouvelle « élite » politique qui, de fait, deviendrait à son tour déconnectée des électeurs et citoyens.
Au-delà du contexte spécifique espagnol, la tendance en Europe, et en particulier en France, est bel et bien à la réinvention des partis. Afin de lutter contre la professionnalisation de la politique, tant décriée par les citoyens, des mouvements émergent, pour offrir une place à ceux qui ne se retrouvent pas dans les partis traditionnels. Ces nouveaux partis, fondés à l’initiative de certains élus mais surtout par des acteurs reconnus de la société civile, proposent de nouvelles approches.
Il faudrait parler du parti Pirate qui vient de remporter 14,5 % des voix en Islande lors des élections législatives d’octobre 2016. Ou encore du Partido de la Red en Argentine ou du collectif Ma Voix en France qui suscitent une audience croissante dans leur pays respectif. Les (potentiels) futurs élus de Ma Voix font le vœu d’expérimenter une forme de démocratie directe : en cas de victoire aux législatives, ils s’engagent à consulter systématiquement leurs électeurs en amont de chaque décision, et à voter au Parlement selon leurs orientations.
Ce foisonnement d’initiatives est source de vitalité pour notre démocratie. En expérimentant de nouvelles procédures (tirage au sort, candidats anonymes, plate-formes de décisions collaboratives, mandat impératif, démocratie liquide), ces mouvements d’un genre nouveau contribuent à transformer de manière structurelle les mécanismes démocratiques et permettent aux citoyens de formuler leur choix et de renouveler les espaces de débat. Ils pointent du doigt les limites inhérentes au modèle des partis politiques traditionnels et ils donnent des raisons d’espérer.