Comment garantir l’exercice des droits fondamentaux, la participation démocratique et la satisfaction des besoins essentiels aux différentes échelles territoriales ?
Le numérique et la mondialisation impliquent une évolution du rapport au temps et à l’espace. Désormais, les personnes communiquent de façon instantanée au niveau planétaire et évoluent de façon simultanée à différentes échelles territoriales. Cette multi-appartenance est perçue par certains comme une source d’enrichissement personnel, quand d’autres s’enferment dans des logiques communautaristes et de repli identitaire.
La multiplicité des échelles territoriales soulève des enjeux en matière de participation démocratique et de satisfaction des besoins fondamentaux (alimentation, éducation, santé, logement, transport…). Ces évolutions surviennent dans un monde bousculé par des courants contraires : essoufflement du modèle de développement lié à l’épuisement des énergies fossiles, déplacement du centre de gravité de l’économie mondiale vers le bassin indopacifique et émergence du cyberespace qui absorbe progressivement l’ensemble des activités humaines.
Comment articuler un ancrage local et une implication dans des réseaux dématérialisés ? Comment concilier des logiques verticales et des interactions horizontales ? Comment penser le territoire à l’ère du numérique ? En quoi la multi-appartenance des individus est-elle un atout ou un handicap pour répondre aux besoins sociaux ?
Qu’est-ce qu’un territoire ?
Plus qu’un périmètre, un territoire est la conjonction d’une histoire et de relations humaines. C’est le lieu où se nouent des interactions, voire des alliances, pour répondre aux besoins de la société. La géométrie de ces interactions varie en fonction des réalités et des besoins. Alors qu’une gouvernance mondiale est requise pour faire face à des enjeux tels que les migrations ou le changement climatique, les réseaux de proximité restent des lieux privilégiés pour tisser du lien social, lutter contre l’isolement et créer du collectif.
Par leur ancrage local, les associations sont prioritairement associées au développement territorial. Selon Luc de Backer, elles constituent un lieu de sociabilité et de proximité essentiel à la prise en charge des besoins sociaux peu ou pas pris en charge par les pouvoirs publics. Menant des activités non délocalisables, elles sont une composante essentielle de la stabilité des territoires et contribuent au développement économique local. À l’exemple des Cpie, de multiples associations sont en lien avec le territoire, ceux qui le dirigent, le constituent et le comprennent. Nicolas Richard explique que le label Cpie(1) évalue précisément la progression de la capacité des associations à répondre aux enjeux du territoire.
La notion de territoire tend à évoluer à l’heure du numérique. Le numérique permet d’évoluer dans un territoire virtuel et de faire un bout de chemin avec des personnes vivant à l’autre bout du monde. Toutefois, comme le souligne Luc de Backer, la communication avec le lointain alimente le besoin de communiquer avec les réseaux de proximité. Et le numérique lui-même tend à reproduire des phénomènes d’exclusion. Exclus du territoire numérique, les plus vulnérables sont désormais en difficulté d’habiter leur propre environnement.
Le numérique, nouveau territoire d’engagement ?
Selon Valérie Peugeot, il faut se garder de tout déterminisme quand on parle du numérique. Tel un pharmako (2), le numérique constitue à la fois un poison et un remède aux maux de la société. Plus qu’un outil, il transforme en profondeur le rapport à l’espace. Tout en permettant aux citoyens d’élargir leur sphère d’intervention au niveau international, il favorise une relation de proximité dans les territoires en mettant en visibilité et en décloisonnant les initiatives. C’est notamment le cas de Change by Us, une plateforme numérique lancée à New York qui permet de mettre en lumière les expériences engagées dans les territoires.
Le rapport au politique est par ailleurs profondément modifié par le numérique. Outil permettant la transparence, le numérique facilite l’interpellation des pouvoirs publics par les citoyens et la participation des usagers au co-design des services publics. Basé sur des logiques horizontales, il impulse un système de « do-ocratie », où ceux qui font ont le pouvoir, et vient percuter le système de délégation à la française. Cette logique méritocratique bouscule les associations dans leur fonctionnement et leurs pratiques.
Malgré une culture spontanément peu encline à la transparence et au partage, de nombreuses associations s’emparent du numérique pour renouveler leur imaginaire et repenser leurs pratiques. Alors que certains projets associatifs n’auraient pu exister sans le numérique (tels que Wikipédia ou OpenStreetMap), des associations préexistantes s’emparent du numérique pour explorer de nouveaux territoires d’action. Des associations telles que Les petits débrouillards ou Atd Quart Monde engagent ainsi de nouvelles actions en s’appuyant sur le numérique.
Des alliances pour répondre aux besoins du territoire
Diverses expériences illustrent la volonté croissante de nouer des alliances à l’échelle territoriale pour répondre aux besoins économiques et sociaux. Le Rnma œuvre à faciliter la rencontre entre associations à l’échelle d’un bassin de population pour impulser des dynamiques inter-associatives horizontales. De même, l’Union nationale des Cpie cherche à développer des stratégies d’alliance avec les acteurs du territoire (associations, entreprises, pouvoirs publics…) pour sensibiliser à l’urgence des enjeux environnementaux. Selon Nicolas Richard, détruire la méconnaissance réciproque et construire la reconnaissance mutuelle est devenu un enjeu pour l’avenir.
Ce sentiment est partagé par Alain Lantaume qui affirme que c’est en travaillant ensemble que nous pouvons résoudre des problèmes et répondre aux besoins de la société. La Poste s’est ainsi engagée dans une politique de partenariat avec différents acteurs associatifs pour mieux connaître les usagers en situation de fragilité et faciliter leur accès aux services bancaires et postaux. Elle anime par ailleurs des Points d’information et de médiation multi-services (Pimms), lieux créés par de grandes entreprises publiques qui prennent en franchise des associations locales et proposent un accueil de proximité pour faciliter l’accès aux services. Engagées dans le domaine de la précarité énergétique, des transports ou de la téléphonie mobile, ces actions de médiation et de sensibilisation partent des réalités concrètes des usagers et visent à promouvoir l’accès aux droits et le « mieux vivre ensemble ».
Cette dynamique d’alliances est également en marche au niveau mondial. Créé en 2001 comme alternative au Forum économique mondial de Davos, le Forum social mondial illustre la volonté des organisations de la société civile de favoriser les convergences dans le respect de la diversité, de l’horizontalité et de l’autonomie de chacun. Gus Massiah rappelle que la dernière édition du Forum social mondial, qui a eu lieu à Tunis en mars 2013, a réuni plus de 5 000 organisations originaires de 192 pays, qui ont proposé 1 790 activités autogérées pendant cinq jours.
En outre, face à des enjeux globaux, mouvements associatifs et monde académique tendent à se rapprocher pour inventer ensemble des solutions d’avenir. Le Giec(3) et le collectif Urgence climat nouent ainsi des collaborations pour sensibiliser le grand public et les décideurs aux effets du changement climatique. Cette mobilisation des différents acteurs au niveau mondial soulève toutefois une question de gouvernance.
Alors que les tenants de la marchandisation de la nature et du vivant privilégient une gouvernance économique ou invitent à un capitalisme vert, les mouvements sociaux appellent à une transition écologique, sociale et démocratique qui va de pair avec une réaffirmation de l’ancrage local. Comme si la nécessaire transition vers un modèle de développement respectueux de l’environnement et des relations humaines décuplait la volonté d’engagement sur des activités tangibles et immédiates. À l’heure de la mondialisation, du numérique et du fonctionnement en réseau, le territoire de proximité reste un lieu d’action pertinent pour de nombreux citoyens.
1. Le label Cpie est accordé pour une durée de dix ans à des associations professionnalisées engagées dans l’éducation au développement à l’échelle d’un territoire.
2. Cf. travaux de Bernard Stiegler.
3. Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.