Début 2022, la tension dans les métiers du social se lit sous le hashtag #CriseMétiersdelHumain. Mal payés, vieillissants, invisibles, en sous-effectif et à bout de souffle, les travailleurs sociaux, leurs établissements et les fédérations se mobilisent.
Cet hiver, ils ont multiplié manifestations et pétitions pour dénoncer entre autres l’absence de revalorisation salariale, qui entraîne un sous-effectif chronique source d’épuisement.
C’est en effet une tendance qui s’installe. Les métiers du social n’attirent plus.
Employeurs institutionnels, du privé non lucratif et écoles de formations sont confrontés à un problème de recrutement sans précédent.
Le secteur connaît même un phénomène de désaffection : interrogé par Le Monde, Christophe Prudhomme, membre de la CGT santé-action sociale, estimait jusqu'à 200 000 le nombre de professionnels qui auraient quitté leurs fonctions1
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Conscient du phénomène, l’État semble enfin se saisir du problème. Lors de la conférence des métiers de l’accompagnement social du 18 février 2022, Jean Castex a demandé l’installation d’ici avril d’un comité ad hoc pour traiter de la rénovation de l’architecture, des qualifications et des diplômes du travail social. Cette mesure suffira- t-elle à endiguer la crise des vocations?
La solidarité avance
Cette dernière n’est pourtant pas le signe d’un désintérêt pour la solidarité. Nous en voulons pour preuve l’extraordinaire engagement de pans entiers de la société en direction des plus fragiles au moment du grand confinement.
La solidarité semble même retrouver un certain élan avec l’apparition de nouveaux intervenants comme les pair-aidants, les médiateurs, ou encore les entrepreneurs sociaux et acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS).
En vérité, sous l’effet de l’évolution des problématiques sociales, de la diversification des publics, des évolutions législatives et des tendances sociétales, le monde de la solidarité n’a cessé de s’étoffer. Un ensemble protéiforme, qui réunit une impressionnante diversité d’acteurs aux formations, pratiques, motivations très disparates et au sein duquel les travailleurs sociaux apparaissent isolés.
En l’état, la solidarité avance, mais en ordre dispersé. Dès lors, la question de la rencontre et des coopérations entre acteurs se pose avec ardeur.
Entre juillet 2020 et mai 2021, nous avons participé à un groupe de travail que le Haut Conseil du travail social (HCTS) a consacré au sujet. Ce dernier a identifié de nombreux prérequis à une meilleure articulation entre intervenants sociaux, s’appuyant sur un socle commun de règles éthiques portant notamment sur la place des personnes accompagnées2 .
Sur la base de ces travaux, La Compagnie générale des autres œuvre à favoriser les passerelles entre le travail social et les acteurs de l’ESS. Et afin d’objectiver un phénomène de méconnaissance réciproque, nous avons mené avec la Fondation du Crédit coopératif, une étude ethnologique sur les représentations sociales dont les résultats sont éclairants3 .
De belles choses à valoriser
Les travailleurs sociaux expriment notamment des blessures. Ils se vivent comme des professionnels de première ligne invisibles, dont l’expertise et les diplômes ne sont pas valorisés et les évolutions de carrière difficiles. Des métiers de la réparation qui s’opposeraient à des métiers de la transition…
L’ensemble nourrit un sentiment de déclassement qui favorise le repli. Comment en effet coopérer avec de nouveaux acteurs alors même que l'on ne se sent pas reconnu, ni dans sa place, ni dans son rôle ?
Face à ce déficit de reconnaissance, nous travaillons actuellement avec les assistantes sociales de Bondy, en Seine–Saint-Denis, à la valorisation des métiers du travail social à l’égard du public jeune.
Nous avons questionné les professionnelles sur leurs métiers et notamment sur les aspects positifs qui pourraient être mis en avant.
D’après elles, les métiers du travail social sont source de beaucoup de satisfactions au quotidien : travail d’équipe, travail en réseau, diversité des situations et des publics, contribution aux trajectoires positives des personnes, où expertise, intelligence relationnelle et créativité jouent un rôle tout à fait déterminant.
Autant d’éléments dont personne ne parle publiquement, qui constituent pourtant le suc de ces métiers essentiels au fonctionnement de la société.
L'enjeu de la communication et du récit de ces métiers devient criant.
Expérimenter de nouvelles approches
Pour lutter contre un phénomène de repli, de plus en plus d’acteurs perçoivent la nécessité de s'ouvrir à d'autres pratiques et d'autres secteurs. Askoria, pôle breton de formations aux métiers de la solidarité, propose un module sur le travail social en réseau, que nous animons, et dont le succès ne se dément pas.
Au-delà des apports théoriques sur les notions de coopérations et de projets, les professionnels expérimentent de nouvelles approches pour mieux s’appuyer sur les réseaux primaires des personnes qu’ils accompagnent.
Ce faisant, ils apprennent à cartographier leurs territoires, à identifier les ressources locales et analyser les échanges de valeurs entre institutions. Ils s’entraînent à parler de leurs métiers, à valoriser leurs projets et à améliorer la réponse sociale.
Autant de techniques qui leur permettent de créer ou consolider du partenariat en réponse à des problématiques communes à tous les acteurs d’un secteur ou d’un territoire.
Et si l'intérêt pour le décloisonnement au local apparaît évident, il faut faire preuve d'un beau volontarisme pour prendre le temps de « l’aller vers » dans un quotidien saturé par des file-active à rallonge et des situations sociales extrêmement difficiles.
Augmenter le pouvoir d'agir des professionnels
Le 13 décembre 2021 à Paris, nous avons organisé au Cédias Musée-Social un grand atelier parrainé par la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) rassemblant travailleurs sociaux et acteurs de l’ESS4
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Durant tout un après-midi, plus de 60 personnes ont fait le pari de la rencontre autour d’une question fédératrice : comment favoriser les coopérations sur les territoires ?
Les professionnels ont réfléchi collectivement aux objectifs de la collaboration, pour ensuite faire émerger des pistes de projets à réaliser en commun.
Il en ressort que mieux se connaître et mieux se comprendre, c’est reconnaître les complémentarités, augmenter les compétences pour améliorer la réponse sociale et in fine agrandir le pouvoir d’agir des professionnels ainsi que des personnes accompagnées.
Certaines initiatives ont été identifiées comme lieux de rencontre privilégiés entre différentes catégories d’acteurs de la solidarité.
C’est le cas de l’accélérateur 21 de la Croix-Rouge qui repère, qualifie et incube l’innovation sociale portée par les professionnels de ses établissements dans une perspective de déploiement dans son réseau. C’est aussi le cas du secteur de l’insertion par l’économique qui favorise les collaborations d’une grande diversité de professionnels au service du parcours des personnes les plus fragiles.
Cet après-midi de travail a aussi fait émerger de nombreuses autres pistes : comment faire grandir la place de l’ESS dans les formations en travail social ? Comment faire en sorte que les établissements médico-sociaux contribuent davantage aux dynamiques locales? Comment favoriser le développement de tiers lieux au sein de centres sociaux où se rencontreraient travailleurs sociaux, makers et acteurs locaux au service des dynamiques de quartier ?
Plus généralement, comment faire de la réponse sociale un vecteur de développement local comme tentent de le faire aujourd’hui les Pôles territoriaux de coopération économique (PTCE).
L'articulation des solidarités formelles et informelles
Ces questions constituent la feuille de route de la CGA. Depuis cette journée, nous sommes sollicités par des acteurs médico sociaux qui entendent faire de leurs participations à la vie locale un outil au service de l’accompagnement social et éducatif.
Concrètement, nous accompagnons :
— un EHPAD dans l’ouverture de son grand jardin aux habitants du quartier ;
— un Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) dans la transformation de sa cantine en offre de restauration pour les nombreux professionnels du coin ;
— la mairie de Romainville dans la mobilisation des acteurs locaux pour co-construire les réponses aux problématiques repérées par l'Analyse des Besoins Sociaux (ABS).
L'ensemble s'inscrit dans des logiques collectives qui, loin de l'entrepreneuriat individuel porté par le capitalisme triomphant des années 80, sont tout à fait en phase avec l'éthique du travail social dont elles ouvrent les perspectives.
En favorisant l’articulation des solidarités formelles et informelles, l’ESS démontre jour après jour sa capacité à mobiliser une diversité d’acteurs pour produire des réponses locales adaptées aux besoins des populations.
Ces dynamiques à l'œuvre sur les territoires, certains l’appellent déjà la transition sociale. Pourra-t-elle raisonnablement être opérante sans la participation active des travailleurs sociaux ?
- 1Sabrina El Mosselli, « Les salariés du médico-social dénoncent une nouvelle fois leurs conditions de travail », Le Monde, 2 février 2022.
- 2Haut conseil du travail social, « L’articulation entre les travailleurs sociaux et les intervenants sociaux dans l’accompagnement des personnes », 2020.
- 3La Compagnie Générale des Autres, « Créer des liens et synergies entre acteurs de la solidarité », Décembre 2021.
- 4Le Media Social, « Travailleurs sociaux et entrepreneurs sociaux : comment les rapprocher ? », 2021.