Propos recueillis par Anna Maheu, La Fonda.
Quelle vision des droits culturels défendez-vous à la COFAC ?
Celle qui a été adoptée dans l’avis Vers la démocratie culturelle du Conseil économique social et environnemental du CESE1 . Les droits culturels ne sont pas une politique culturelle, mais un droit humains, indissociables des autres2 .
Ils se traduisent en termes de politique culturelle par la liberté de création, de diffusion et de participation à la vie culturelle dans le respect de la diversité culturelle.
Le terme de culture est ici entendu au sens libéral : la cuisine, les sports, les religions, la conception de la vie et de la mort, etc.
Ce sont des éléments qui constituent notre identité culturelle, mais qui font insuffisamment référence aux arts. Notre identité n’est jamais figée : à chaque nouvelle langue entendue, livre lu ou chanson écoutée, notre identité culturelle s’enrichit.
Et l’identité culturelle d’un pays, c’est la somme de celles de ces citoyens. Considérer que l’identité culturelle d’un pays est figée est très dangereux.
On quitterait alors le champ de la culture pour celui de la propagande...
Exactement ! Dans toutes les dictatures, il y a une bonne et une mauvaise culture, par exemple l’Entartete Kunst, l’art dégénéré dans l’Allemagne nazie.
La puissance publique est responsable de la possibilité de partager et de ne pas vivre enfermés, assignés à résidence culturelle. Cette assignation à résidence culturelle est à combattre à tous les instants, partout, toujours.
C’est cela le rôle des pouvoirs publics : veiller à ce que personne ne bascule dans un entre-soi qui exclurait les autres. C’est d’ailleurs le mécanisme même de la création. Prenons un exemple architectural : la salle du palais Iéna, avec ses colonnes, doit autant aux pyramides qu’aux temples grecs. C’est un monument de la culture française, et pourtant il est bien composé de ressources culturelles qui viennent d’ailleurs.
Chacun doit donc pouvoir partager librement sa culture. La puissance publique est censée mettre à disposition les ressources qu’elle possède dans ce but. C’est ce que l’on appelle la démocratisation de la culture. Avec cette notion de droits culturels, le rôle de l’État n’est plus vertical. Il ne s’agit plus de distribuer une culture du haut vers le bas, mais bien d’engager une révolution de la médiation.
Dans l’avis du CESE que vous mentionniez3 , la principale préconisation est de passer d’une culture pour tous à une culture avec tous. Est-ce cela une révolution de la médiation ?
Tout à fait ! En 1946, quand la IVe République a été créée, on parlait déjà de démocratie culturelle dans le sens où un citoyen devait être éclairé pour faire vivre la République.
Avec l’apport des droits culturels, les citoyens peuvent à présent partager eux-mêmes leurs ressources culturelles.
Nous avons tous une culture et si nous voulons vivre dans une société en paix, nous devons pouvoir l’exprimer avec tous. La nécessité de co-construction des politiques publiques est peut-être encore plus évidente dans ce domaine que dans aucun autre.
Il s’agit d’un mouvement similaire à celui de la démocratie sociale, c’est-à-dire la contribution des syndicats et des salariés au dialogue démocratique. L’affirmation des droits culturels a créé un dialogue autour des politiques culturelles. Les citoyens doivent pouvoir s’impliquer dans les politiques publiques par l’intermédiaire de leur associativité, exactement comme pour la démocratie sociale.
La démocratie culturelle, c’est-à-dire la participation à la co-construction des politiques publiques, est malheureusement très en retard par rapport à d’autres domaines.
Avez-vous néanmoins pu observer des évolutions dans ces politiques culturelles ?
Oui, heureusement ! La création d’une délégation transversale à la démocratisation culturelle au ministère de la Culture signale cette affirmation des droits. La charte des engagements réciproques du Mouvement associatif a aussi été déclinée entre la COFAC et le ministère de la Culture4 . C’était un bouleversement majeur pour ce ministère.
Historiquement, les politiques culturelles étaient limitées aux politiques du roi. À la monarchie a succédé la République, mais le mécanisme d’un État faisant vivre des artistes a perduré.
Mais il existe en parallèle une culture populaire avec une forme de transmission différente. Dans les orchestres de villages et les batteries fanfares, les personnes ap-prennent à jouer de la musique entre elles. Ces lieux ont donné naissance aux écoles de musique associatives, quand les conservatoires sont issus de la musique du roi.
Même si beaucoup l’ont oublié, nous avons hérité de ces deux traditions. Aujourd’hui, l’enseignement public de la musique est assuré à 25 % par des conservatoires et à 75 % par des associations.
Néanmoins les lignes bougent : nous avons organisé en septembre les États généraux des festivités populaires et culturelles de France et, pour la première fois, des représentants du ministère étaient présents. Il était temps : les fêtes de village, ce sont 75 000 cachets d’artistes par an et 12,3 milliards de chiffre d’affaires.
Dans tous ces villages, les institutions culturelles sont peu présentes.
Alors que nous sommes dans une République qui se réclame de la démocratie culturelle, les associations sont souvent le seul lieu de culture. Des pans entiers du territoire n’ont pas d’institutions publiques. Dans ces territoires, l’expression artistique et culturelle est tenue à bout de bras par des citoyens engagés dans la vie associative.
Comment ne pas penser aux Maisons des jeunes et de la culture (MJC), aux compagnies de théâtre amateur ou aux chorales ? Aujourd’hui, sans les citoyens, des pans entiers du patrimoine tomberaient en ruine. L’État n’a pas les moyens de l’entretenir. Des associations comme REMPART ou Petites cités de caractère font un travail magnifique en ce sens.
Cette association de communes s’inscrit complètement dans l’approche des droits culturels : elle part de ce qui fait culture pour les habitants d’un petit bourg, que ce soit le lavoir, la halle, le château fort s’il y en a un, ou les techniques de vinification. Elle bâtit ensuite un plan de développement local, mais ce sont les habitants eux-mêmes qui partagent leur culture avec les touristes.
En plus de la protection du patrimoine, quelles sont les différentes pratiques culturelles rendues possibles par la vie associative ?
La vie culturelle associative est très diverse. Elle concerne le patrimoine, certains musées associatifs, mais aussi la diffusion artistique, avec les Jeunesses musicales de France ou la Fédération d’associations du théâtre populaire. Comme dit précédemment, l’enseignement de la musique est principalement assuré par des associations, tout comme celui de la danse, du théâtre ou du cirque.
Elles accompagnent aussi les familles et les futurs artistes dans leur formation et leur passage à la professionnalisation. Les compagnies de théâtre professionnelles sont sous forme associative à plus de 90 %, c’est aussi le cas des radios et télévisions libres. Enfin, l’éducation populaire utilise aussi la culture, non pas comme une simple finalité, mais comme un moyen de développement.
La vitalité du secteur culturel associatif est impressionnante : il compte à peu près 350 000 associations5 .
C’est aussi un paysage extrêmement divers, qui va de la danse folklorique au théâtre contemporain le plus pointu. Cette complexité, cette diversité et cette dispersion sur le territoire rendent la vie culturelle associative difficile à appréhender pour les politiques publiques.
D’après le dernier baromètre flash de la COFAC, plus de 3 responsables associatifs sur 4 se sentent insuffisamment soutenus par les pouvoirs publics régionaux et nationaux. A contrario, 1 responsable associatif sur 2 est satisfait du soutien qu’il reçoit au niveau local6 . Pourquoi une telle différence ?
Les équipes municipales sont conscientes qu’il n’y a pas de vie dans les petites communes s’il n’y a plus de vie culturelle associative. Souvent, quand il y a une seule association dans un village, c’est le comité des fêtes, la fanfare ou le chœur amateur. Ils font venir des musiciens, ils organisent des représentations de théâtre, des concerts ou des repas champêtres : ils font vivre le village.
Les maires ont parfaitement conscience de la nécessité de financer cette vie associative. De fait, les communes sont les premiers financeurs de la vie culturelle associative.
Quand on monte au niveau départemental, régional ou national, le contact va être plus distant et la sensation de ne pas être reconnu plus répandue. Confrontées aux pouvoirs publics nationaux, force est de constater que les associations culturelles ressentent même parfois du mépris.
C’est lié au budget préfléché du ministère de la Culture : il est dépensé à 98,3 % le jour où il est voté. La vie culturelle associative se finance avec le 1,7 % qui reste. Tout ce qui relève de l’organisation citoyenne de la culture est financé en majorité par la sphère locale.
Une bonne partie des associations n’ont pas retrouvé le niveau pré-COVID-19 de participants. Comment ces associations comblent-elles ce manque à gagner ?
C’est une grande question, je ne suis pas sûre qu’elles y arrivent. Les associations sont dans la même situation que le secteur public ou privé lucratif : la fréquentation baisse, avec un faible retour du public. Les cinémas l’ont par exemple chiffré à 30 %7 .
De plus, les budgets ont commencé à être coupés dans certains territoires. Des municipalités ont réarbitré leurs budgets et la culture est passée après d’autres choses jugées plus importantes. Les associations sont confrontées à une diminution de leur budget, ce qui se traduit par des fermetures, des pertes d’emplois, etc.
Les associations culturelles sont elles aussi confrontées à un faible retour du public.
Le principal risque est que ce mouvement de fond ne se voie pas parce que ces associations sont disséminées partout sur le territoire. Par exemple, une école de musique ne va pas forcément fermer, mais elle va arrêter d’enseigner les instruments un peu rares qui comptent moins d’élèves. Elle gardera le piano, la guitare, la flûte et le violon, mais pas l trompette. Pourtant des pianos, des guitares et des flûtes ne font pas un orchestre.
Cela entraînera une perte de la capacité à jouer ensemble et une perte patrimoniale, de connaissance du répertoire.
Et les professeurs de ces instruments rares perdront leur emploi : il y a 200 000 emplois permanents et 100 000 emplois artistiques portés par les associations culturelles8 .
On peut aussi parler d’une perte des bénévoles. D’après le baromètre cité précédemment, pour 58 % des associations répondantes, l’implication des nouveaux bénévoles ne permet pas de compenser le départ des anciens9 .
Oui, ce chiffre est par ailleurs corroboré par l’enquête Recherches & Solidarité de cet été10 . Le secteur culturel a une particularité : il demande une technicité importante. Pour diffuser un spectacle par exemple, les obligations administratives sont nombreuses. La législation est assez complexe, notamment en matière de sûreté et de sécurité des événements.
Cette problématique de complexité juridique est accentuée par la faible structuration du secteur. 40 000 associations sont fédérées au sein de la COFAC, quelques milliers dans d’autres regroupements associatifs. Pourtant la France compte 350 000 associations culturelles. La majorité d’entre elles ne sont donc pas fédérées, elles n’ont pas d’appui. Elles ne savent pas où trouver des renseignements ou de l’aide juridique. Tout cela demande une formation que le Fonds pour le développement de la vie associative (FDVA) peine à satisfaire.
Parmi les nombreuses recommandations du dernier rapport dont vous étiez rapporteure pour le CESE sur le bénévolat11 , est-ce que vous avez l’impression que certaines d’entre elles sont plus urgentes pour la culture notamment ?
Tout devient vital, à commencer par l’augmentation du nombre de postes FONJEP12 . Dans le cas de passations de responsables en responsables, le fait d’avoir un emploi sécurise les nouveaux et le passage de relais se fait beaucoup plus facilement. La validation des acquis d’expérience, lorsque cela cessera d’être une usine à gaz, ce sera formidable13 .
Nous devons aussi sortir de la culture de l’impact pour entrer dans une culture des effets. Aux États généraux des festi-vités populaires et culturelles de France, une participante a livré un témoignage poignant : un maire fraîchement élu de sa commune avait repris en main tout ce que faisait le comité des fêtes. À présent c’était la mairie qui organisait la fête du village, la brocante, etc.
Une fête organisée par la mairie ou le comité des fêtes produit le même impact : des proches qui rient, des enfants qui jouent, des couples qui dansent, etc. En revanche, les effets sont extrême-ment différents. D’un côté des citoyens s’organisent entre eux pour faire quelque chose ensemble sur un territoire, faire quelque chose avec les autres. De l’autre, la mairie fait « pour ».
À long terme, cela ne crée pas le même lien entre les habitants, l’entraide, la rupture de l’isolement social, etc. Il est urgent que l'on étudie ces différences, pour valoriser les effets même indirects de la vie associative, et ainsi la protéger.
- 1Conseil économique social et environnemental (CESE), Vers la démocratie culturelle, adopté le 15 novembre 2017 dont Marie-Claire Martel était la rapporteure.
- 2Ces droits ont été entérinés dans la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels, le fruit d’un travail de 20 ans d’un groupe international d’experts, connu sous le nom de « Groupe de Fribourg ». Un projet de déclaration avait été co-édité en 1998 avec l’UNESCO : Patrice Meyer-Bisch, Les droits culturels. Projet de déclaration, UNESCO/Éditions universitaires, 1998.
- 3CESE, Ibid.
- 4Il n’existe à ce jour que deux chartes des engagements réciproques signées entre un ministère et une ou des fédérations : celle-ci et celle entre la Direction de la protection judiciaire de la jeunesse et les fédérations associatives UNIOPSS, CNAPES, FN3S et Citoyens & justice.
- 5Opale, Enquête décennale sur les associations culturelles employeuses, avril 2021, [en ligne].
- 6COFAC, « Rentrée 2022 : l’état des lieux », 4e Baromètre Flash de la COFAC, [en ligne], juin-juillet 2022.
- 7Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), « Fréquentation cinématographique : estimations du mois de septembre 2022 », [en ligne], 3 octobre 2022.
- 8Ministère de la Culture, Chiffres clés : Statistiques de la culture et de la communication, 2020.
- 9COFAC , Ibid.
- 10Recherches & Solidarité, La France bénévole 2022 : Évolutions et perspectives après 2 années de pandémie, mai 2022.
- 11CESE, Engagement bénévole, Cohésion sociale et citoyenneté, avis adopté le 28 juin 2022. Rapporteurs : Marie-Claire Martel et Jean-François Naton.
- 12Les postes FONJEP sont des aides de 7 000 € à 8 000 € versées par l’intermédiaire du fonds de coopération jeunesse et éducation populaire (FONJEP) pour le compte de l’État à des associations loi 1901 de jeunesse et d’éducation populaire.
- 13Dans son avis, le CESE préconise de mutualiser et de coordonner, avec l’appui d’un financement public, les moyens humains et financiers mis en œuvre pour accompagner les bénévoles dans leur démarche de reconnaissance.