Il est deux manières d’appréhender l’économie sociale et solidaire (ESS). Pour certains, elle est un « tiers secteur » animé par des entreprises sociales qui pallient les failles de l’État et/ou les échecs du marché. Ainsi, comme le souligne Jean-Claude Barbier (2017)1
, « elle s’appuie sur la longue tradition de l’associationnisme qui passe par l’invention d’institutions de protection sociale (mutuelles, associations caritatives, etc.) et la définition de politiques sociales (aide à domicile, handicap, insertion, etc.) pour aboutir au système français actuel ».
Selon lui également, « l’ESS est un instrument disponible pour renouveler les modes d’élaboration des politiques publiques introduisant du partenariat entre l’État et l’ESS afin de dynamiser et de réorienter l’action publique ». En d’autres termes, cela signifierait qu’il existe une intelligence co-constructive entre les administrations publiques (collectivités locales, en particulier) et les associations, afin de consolider les services publics porteurs de solidarité sociale et de dynamique économique sur les territoires.
Pour d’autres, l’ESS est considérée comme « un mode d’entreprendre et de développement économique adapté à tous les domaines de l’activité humaine » (Loi ESS 2014, art.1). Il en résulte un élargissement du champ de l’ESS aux sociétés commerciales qui remplissent au moins l’une des conditions suivantes : « but poursuivi autre que le simple partage des bénéfices » ; « gouvernance démocratique » ; « gestion responsable ». Ces organisations animent le social business.
Ainsi, pour Amandine Barthélémy et Romain Slitine (2011)2 : « Le profit n’a pas besoin d’être la seule finalité de l’activité économique. Nous le démontrent clairement la créativité et le dynamisme de l’entrepreneuriat social, ce mouvement qui offre une synthèse heureuse entre la rigueur économique de l’entreprise classique et l’utilité pour la communauté, et qui représente déjà 10 % du PIB français. » Mais cette seconde conception, basée sur une activité de marché à finalité sociale, ne répond pas d’une attente de partenariat public en vue d’une action collective. C’est une activité sociale de marché à objet social.
Si la première approche questionne la complémentarité ou la substitution au service des politiques publiques entre les institutions publiques d’un côté et les associations de l’autre, la seconde met l’accent sur une nouvelle dynamique entrepreneuriale portée par « des personnes qui, individuellement, souhaitent devenir actrices du changement tout en donnant un sens à leur activité professionnelle ». L’ambition consiste alors à tendre « vers un nouveau capitalisme » (Yunus, 2007)3 . Alors, quelles peuvent-être les innovation partenariale entre les administrations publiques locales (APUL) et l’ESS ?
Après avoir constaté la mutation des services publics nécessitant l’intervention croissante des associations, nous nous intéresserons à l’innovation sociétale que pourrait constituer un véritable partenariat entre elles et les APUL.
« Des services publics aux services au public »4
Depuis le 01 janvier 2020, les espaces France Services (EFS) remplacent les maisons des services au public (MSAP). En 2013, les MSAP naissent pour généraliser à l’échelle infra-territoriale les maisons des services publics (MSP) créées en 2000. De ce mouvement, il résulte un nouveau modèle de services « au » public reposant sur une co-production « autour d’une structure porteuse (collectivité locale, association, groupement d’intérêt public) » (Doré, 2017, p.97). Parfois accueillies dans les locaux de la Poste en milieu péri-urbain ou rural, elles ont été initiées dans le cadre de la loi NOTRe (Nouvelle Organisation territoriale de la République) afin « d’améliorer l’accessibilité des services à la population » (art.98, art.100). La mutation se traduit par un État qui offre des services publics vers un État qui soutient, à l’échelle des territoires, l’accès à des services « au » public par délégation (faire faire/faire avec). Jadis, les associations proposaient dans leur projet associatif global une action sociale complémentaire aux aides sociales apportées par les institutions publiques locales. Mais la mise en action des appels d’offre les placent aujourd’hui en concurrence, afin de répondre à des cahiers des charges définissant « techniquement » l’action sociale attendue structurant le partenariat.
Les EFS sont des « lieux » labellisés pour « faciliter l’accès des habitants aux services publics, en particulier dans les zones rurales et les quartiers prioritaires de la politique de la ville, tel est l’enjeu du dispositif France Services ». En d’autres termes, la politique publique locale se co-construit dans une interaction stratégique avec des associations de solidarité sociale qui entrent en management au service « du » public. Il en résulte une injonction à faire de l’innovation sociétale, à la fois économique, sociale et territoriale, en développant de nouvelles relations entre prestataires associatifs et bénéficiaires des aides et actions sociales locales. Pour Voorberg et al. (2013)5 , cité par Gwénaël Doré (2017, p.176), il existe quatre composantes de la co-production qui spécifie le modèle partenarial ESS-État (cf. tableau ci-dessous).
À la lecture de ce tableau, le service « au » public, défini par Jean-Alain Mariotti (2006)6 , devient « l’ensemble des services, publics et privés, nécessaires aux populations, répondant aux besoins des usagers et indispensables à la vie des territoires ». Il s’agit pour les associations de solidarité sociale de prester des services « au » public ou de satisfaire des commandes publiques, en complément des aides publiques existantes.
L’innovation sociétale : un nouveau modèle partenarial pour l’action publique ?
Tony Bovaird (2017)7
envisage « la co-production par les usagers et les citoyens » comme « la production de services fondée sur des relations à long terme entre les prestataires de service professionnels (tous secteurs confondus) et les usagers ou d’autres personnes, dans le cadre de laquelle toutes les parties apportent une contribution significative en termes de ressources ». Autrement dit, avec l’apparition des espaces France Services, la logique partenariale du « faire avec » ou du « faire faire » (Glémain, 2019)8
s’impose aux associations. Elles intègrent dans leur pilotage stratégie et financement, instituant de fait un contrôle de gestion.
Les maisons de services au public ont été créées pour répondre aux besoins des citoyens éloignés des opérateurs publics, notamment en zones rurales et périurbaines, les ESP suivent cette logique dont le financement n’est qu’à 50 % par l’État. « Faire avec » en sollicitant les associations ou leur « faire faire », c’est maintenir un service au public sur les territoires et mutualiser leur coût de production. Un « commun d’intérêt général » est né !
Par conséquent, « la co-production des services publics est considérée comme une importante innovation qui favorise un partenariat plus étroit entre les pouvoirs publics, les citoyens et les organisations de la société civile pour fournir des services publics de meilleure qualité. Cela n’est pas sans conséquences pour les organisations du tiers secteur et les entreprises sociales qui fournissent des services sociaux à financement public » (Pestoff 2017, p.183)9 . Si les entrepreneurs sociaux peuvent y voir de réelles opportunités d’affaires, les associations de solidarité sociale se trouvent, elles, en tension, afin que leurs résultats économiques leur permettent de poursuivre leur action d’utilité sociale.
La nouvelle gouvernance à « impact social » des associations ne répond-t-elle pas d’une volonté d’évincer le modèle de l’État-providence (Welfare State) et de ses politiques publiques au profit d’une société de bien-être (Welfare Society) et services - privés - au public, laissant ainsi se développer un modèle de financement privé des associations d’utilité sociale sur le modèle des obligations à impact social (social impact bonds) au lieu de soutenir le développement des fonds de dotation, pourtant envisagés dans la loi ESS de juillet 2014, qui leur laisserait une plus grande autonomie à la fois de financement et de gouvernance ?
- 1Barbier J-C. (dir.), 2017, Économie sociale et solidaire et État. À la recherche d’un partenariat pour l’action, Paris, IGPDE.
- 2Bathélémy A., Slitine R., 2011, Entrepreneuriat social. Innover au service de l’intérêt général, Paris, Vuibert.
- 3Yunus M., 2007, Vers un nouveau capitalisme, Paris, éditions Lattès.
- 4Titre emprunté à Doré G., 2017, « Des services publics aux services au public », pp.83-106, in Courcelle Th., Fijalkow, Tautelle F. (dir.), 2017, Services publics et territoires. Adaptations, innovations et réactions, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
- 5Voorberg W., Bekkers V., Tummers L., 2017, « Co-creation and Co-production in Social Innovation : A Systemic Review and Future Research Agenda », Conférence GEAP, Edimbourg, 11-13 septembre 2013.
- 6Mariotti J-A., 2006, Aménagement du territoire, services publics et services au public, Paris, rapport et avis au Conseil économique et social.
- 7Bovaird T., 2007, « Beyond Engagement and Participation : User and Community Co-Production of Public Service », Public Administration Review, pp.846-860.
- 8Glémain P., 2019, « « Le tournant entrepreneurial de l’ESS, l’introduction des pratiques managériales », conférences dans le cadre des AGORA de l’ESS, CEDIAS-musée social, Paris, 03 décembre 2019.
- 9Pestoff V., 2017, « La co-production des services publics comme innovation sociale », pp.173-188, dans Barbier J-C., 2017, op. cit..