Fatima Ouassak répond aux questions d'Anna Maheu de la Fonda.
Dans votre ouvrage La puissance des mères, vous déclarez « Nous sommes [les mères] sommes des sujets politiques. Et nous menons une lutte universelle ». Pourquoi considérez-vous les mères comme un sujet politique à part entière ?
C’est en réalité une réaction au fait que les mères ne sont pas considérées comme un sujet politique en France. Elles sont davantage représentées en tant que femmes, notamment à travers les mouvements féministes. Les mères y sont d’ailleurs un sujet méprisé : dans la tradition féministe française, devenir mère est une aliénation.
Dans les années 1970, le mouvement de libération des femmes (MLF) s’est beaucoup structuré autour du droit à l’avortement et du choix de ne pas être mère ou de l’être moins, hors de la famille. C’était une partie légitime de leur combat politique, mais cela a aussi donné une culture et une tradition politique qui est contre les mères ou, du moins, qui fait largement sans elles.
Essayez d’expliquer votre retard à une réunion féministe par un enfant malade : autant annoncer en entretien d’embauche que vous êtes enceinte. Être mère c’est presque trahir la cause féministe.
Quelles sont les autres façons de militer en tant que parent, hors des mouvements féministes donc ?
D’autres espaces de lutte existent, comme des fédérations de parents ou des associations de quartiers populaires, mais les mères n’y sont pas non plus considérées dans leur spécificité. Et ce, alors même que des mères ont mené des luttes collectives et politiques, comme celle des « folles de la Place Vendôme ».
Déclarer les mères comme sujets politiques revient à nommer les oppressions spécifiques que nous subissons en tant que mères et notre besoin d’organisation pour y répondre. Nous devons nous organiser en tant que mères face aux différentes violences que subissent nos enfants : les discriminations et les inégalités au sein de l’institution scolaire, les violences sexuelles, les humiliations, etc.
J’aurais pu appeler mon ouvrage « Protégeons nos enfants ».
Qu’est-ce qui vous a menée personnellement à militer en tant que mère ?
Au départ, je ne le voulais pas, pour préserver notre foyer. Dès la grossesse, j’ai néanmoins été confrontée à des discriminations. En rétrospection, je sais que c’était une erreur de refuser de militer à ce sujet : plus on est isolé par rapport à des discriminations qu’on subit, plus fortes sont les discriminations en question.
Faire de la politique, se mettre dans des collectifs, ne pas rester dans un rapport d’individus à institution, c’est une façon de les réduire. Nous aurions dû le savoir en tant que militants !
Quel a été le premier combat que vous avez mené en tant que parent ?
J’ai intégré une organisation majoritaire, la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), pour que ma fille puisse avoir un repas équilibré à midi, une alternative végétarienne. C’est un droit et une question de justice sociale, d’égalité de traitement et d’environnement. Ma demande n’a pas été prise en considération et j’ai été poussée vers la sortie.
Une des raisons de ce rejet est que la FCPE est une fédération d’associations, et non un syndicat, sans ligne politique donc.
Les parents sont représentés, mais ne décident pas d’une ligne commune. Chaque FCPE, de Saint-Denis, de Rennes ou de Bagnolet, peut porter des enjeux d’égalité ou à l’inverse défendre des stratégies individuelles, en défendant explicitement un contournement de la carte scolaire par exemple.
Vous choisissez alors de fonder votre propre syndicat : le Front de mères.
Dès 2016, étant donné mon expérience au sein de la FCPE et la non-considération des parents minoritaires à laquelle j’avais été confrontée, j’ai ressenti ce besoin d’un syndicat avec une ligne politique forte. En Angleterre, les syndicats de parents sont très forts, car les parents anglais existent davantage politiquement, comme aux États-Unis. En France, nous n’avons pas ce type de force politique. La structuration politique permet de sortir de la marginalité. Pour que les mères soient un véritable sujet politique, nous devions aller au-delà du petit collectif de quartier ou de l’association locale.
Nous devions donc être capables de penser un rapport de force politique.
Aujourd’hui, le Front de mères compte une centaine d’adhérents, nous sommes en train de sortir d’un système informel et nous nous donnons vingt ans pour être un syndicat digne de ce nom. Des collectifs locaux existent déjà à Bagnolet, Montreuil, Rennes, Strasbourg, Toulouse et Marseille. Après notre prochaine campagne d’adhésion en mars, les membres de nos collectifs locaux vont pouvoir se mettre sur des listes de parents délégués à partir d’octobre 2021.
Le Front de mères s’inscrit dans un « agir local ». Comment s’articulent ces collectifs locaux avec l’organisation nationale du Front de mères ?
Agir au niveau local est inutile sans une dimension nationale, notamment pour porter un discours politique radical. L’organisation nationale ne doit cependant pas définir la ligne à suivre. Nous demandons à celles et ceux qui veulent adhérer à la structure nationale, de faire déjà partie d’un collectif local.
Nous voulons à tout prix éviter que nos adhérents militent hors de leur lieu de vie au motif de protéger leur lieu d’habitation, l’école que fréquentent leurs enfants ou leur travail. Je comprends ce choix de protéger sa vie privée. La lutte locale coûte tellement aux personnes qui la mènent.
Dans les premières années, les enseignantes de ma fille ne me disaient pas bonjour parce que j’étais taxée de communautarisme.
Cet étiquetage dû au militantisme a un coût pour les personnes qui la subissent.
Ce sont donc elles qui doivent définir la ligne, la stratégie et le discours politique.
Nous ne pouvons pas accepter qu’une personne vienne au niveau national du Front de mères, ne prenne pas les coups et se contente de dicter la ligne. Stratégiquement, cela évite aussi une déconnexion entre un propos radical et le besoin de l’assumer au niveau local.
Comment les collectifs locaux définissent-ils les actions qu’ils souhaitent mener ?
Nous partons d’expériences personnelles qui ne sont pas politiques. L’alternative végétarienne dans la cantine de nos enfants est un exemple. Nous avons aussi commencé une lutte à Bagnolet parce que l’une de nos membres a frôlé la mort à cause d’un ascenseur, régulièrement en panne depuis trois ans, dans le quartier de la Capsulerie.
Nous nous sommes rapprochées du collectif « Plus sans ascenseurs » qui a fait un testing1 pour comparer le temps d’intervention en cas de panne. Ils nous ont appris que notre situation était courante partout dans le 9-32 alors qu’à Levallois-Perret, les interventions de réparation avaient lieu dans la journée.
Nous avons donc commencé à organiser des sit-in devant l’immeuble pour demander un réinvestissement dans le parc d’ascenseurs. Quand nous avons obtenu du bailleur un investissement de deux millions, une première pour une mobilisation d’habitants, nous avons fait des goûters quotidiens en bas de l’immeuble pendant quinze jours. La célébration des victoires est un outil stratégique. Nous avons aussi organisé des réunions avec les habitants pour leur expliquer ce que cette lutte avait permis d’obtenir et ce qui nous pouvions continuer à faire.
Ces victoires et les luttes qui permettent de les obtenir sont pourtant peu médiatisées. Pourquoi cela vous semble-t-il important de valoriser les parents des quartiers populaires comme des acteurs politiques capables de changer leur sort ?
De telles initiatives pour s’auto-organiser rencontrent aujourd’hui de l’hostilité, avec une disqualification de l’organisation, mais aussi de ses membres, ou des formes d’entraves comme ne pas accorder de locaux ou des subventions. Nous avons connu de telles entraves quand nous organisions des conférences autour de l’alternative végétarienne. Nous nous sommes retrouvées plus d’une fois dans un café ou au parc avec des experts parce que l’accès aux salles municipales nous était refusé.
L’autre entrave est médiatique : les organisations politiques et les médias regardent ailleurs lorsque nous menons nos propres combats.
Reconnaître que ces luttes existent, et qu’elles peuvent être victorieuses, dessert les organisations politiques qui prétendent parler pour et à la place des classes populaires.
Quelles sont les leçons que vous avez tirées de la crise liée au COVID-19 ?
Maintenant, nous connaissons l’importance de s’organiser en conséquence, avoir des outils et une stratégie adaptée à ce contexte de crise sanitaire et de crise sociale. Mobiliser est particulièrement difficile dans ce contexte anxiogène. Nous ressentons le besoin de militer dans la joie et cela passe par repenser nos actions pour que nos enfants puissent participer en s’amusant.
C’est une règle personnelle : je ne fais plus rien sans que mes enfants puissent participer.
Pour un projet écologiste de luttes contre les risques industriels à Bagnolet et Montreuil, les adolescents vont construire des jeux d’enquête sur les risques industriels pour les enfants de 5 et 7 ans, soit l’âge de mes enfants. D’un projet sur les risques industriels qui peut paraître très scientifique et technique, nous allons faire une démarche d’éducation populaire à l’ancienne et optimiste.
C’est aussi une lutte territorialisée.
Les mères et les enfants sont des sujets politiques, mais le territoire également. Aujourd’hui, le féminisme comme l’antiracisme sont complètement hors sols. Je rêve de manifestations comme celles pour le droit à l’avortement en Argentine où plusieurs centaines de milliers de personnes ont réussi à faire changer la loi. Pour cela, réinvestissons les quartiers populaires, mais aussi les campagnes, allons convaincre les habitants avec des démarches d’éducation populaire et chercher ce que nous avons en commun : vouloir le meilleur pour nos enfants.
- 1Cette méthode, aussi appelée « test de discrimination », consiste à reproduire artificiellement une situation propice à la discrimination pour voir comment réagit une structure soupçonnée déceler les pratiques discriminatoires qu’elles font. Ici, par exemple, appeler le bailleur social pour lui signaler une panne d’ascenseur à Bagnolet, chronométrer le temps d’intervention, puis effectuer la même opération dans d’autres villes.
- 2Appellation commune du département de Seine–Saint-Denis, où se situe Bagnolet.