La France est face à de nombreux défis. Son modèle de solidarité est fortement dualisé entre des populations en emploi relativement bien protégées et les publics de l’assistance.
Dans ce modèle social, les jeunes font figure de variable d’ajustement, étant à la croisée de tous les désavantages : exposition au chômage et à la précarité, fort taux de pauvreté monétaire et absence de couverture sociale.
Au sein même de la jeunesse, des inégalités très fortes existent entre ceux qui disposent de qualifications, d’un soutien parental et d’opportunités et ceux qui concentrent les désavantages. Partir de cette question permet d’aborder les enjeux de fond, mais aussi de méthode, devant lesquels nous place l’aggravation du contexte économique et social et, en particulier, les perspectives d’insertion des jeunes suite à la crise sanitaire.
Pour aborder ces points, je repartirai de l’exemple d’une enquête menée auprès d’une association, l’école des plombiers du numérique, elle-même soutenue par la fondation Impala Avenir abritée par la fondation Caritas France1 , pour questionner, de manière incrémentale, les choix stabilisés d’action publique d’une part et les conditions d’une articulation vertueuse entre acteurs privés et publics d’autre part.
Le système éducatif français ne corrige pas les inégalités d'origine
La France est une société dans laquelle, historiquement, la conception du mérite social a été très fortement associée au diplôme.
Des évolutions sociales et culturelles de grande portée ont renforcé cette caractéristique ancrée dans notre histoire.
En effet, plusieurs vagues de démocratisation scolaire se sont succédées au cours des dernières décennies : l’école a été rendue accessible à un plus grand nombre d’individus au sein des cohortes successives ; cet accès a été déconnecté des caractéristiques telles que le genre ou l’origine sociale. Les effets de ce développement de l’éducation ont été massivement bénéfiques pour la société, dans de nombreuses dimensions, à commencer par le fait de corriger, en partie, les inégalités de destin, c’est-à-dire la liaison entre l’origine et le destin social.
Ainsi, la France, qui a été et reste une société du diplôme, au sens où le mérite social est largement indexé à sa possession, longtemps réservé à une élite, est également devenue une « société des diplômes » au sens où il est devenu normal, et où il est attendu d’être détenteur de ce bien et problématique de ne pas l’être. Or, l’accès au diplôme reste profondément inégalitaire et les caractéristiques du système éducatif français se singularisent plutôt par leur faible atténuation, comparativement à d’autres, des effets de l’origine sociale sur la réussite scolaire. Ainsi, la démocratisation scolaire a pu être dite « ségrégative » dans la mesure où les inégalités d’accès à l’école ont laissé la place à des inégalités entre filières, notamment entre celles qui sont généralistes
et celles qui sont professionnalisantes.
Par ailleurs, l’école française se caractérise par sa capacité à très bien former le tiers supérieur de la distribution des élèves, beaucoup moins les catégories les moins favorisées du point de vue de leur origine sociale.
Dans ce contexte, les politiques de formation professionnelle et continue redoublent, plus qu’elles ne corrigent les inégalités issues de la formation initiale.
L'école des plombiers du numérique : un dispositif de formation et d'insertion innovant
Le principe général et le pari de l’école des plombiers du numérique est de proposer une formation qui prenne à rebours la valorisation de la qualification et de la certification dans l’action publique.
Non-diplômante, non-qualifiante, non-certifiante, l’école propose des modules relativement courts, de quatre mois, articulés autour du triptyque formation technique, accompagnement social, immersion professionnelle.
Il s’adresse à des jeunes déscolarisés, les « NEET »2 invisibles qui font l’objet d’une intense préoccupation politique. L’étude empirique du dispositif a permis d’interroger certains de ces principes à partir d'observations de terrain. Par exemple, du point de vue des jeunes habitués au rythme de l’intérim et des contrats courts voire très courts qui constituent l’essentiel des flux d’embauche annuels, une formation de quatre mois ne peut être dite courte que par comparaison avec l’ensemble de l’offre de formation qualifiante à laquelle elle s’oppose.
Par ailleurs, caractériser l’ensemble des jeunes pris en charge par le dispositif comme déscolarisés ou non-qualifiés serait une erreur de perspective. Certains sont dotés de diplôme et investissent, grâce à ces ressources scolaires, un ensemble de gestes du métier de technicien fibre optique qui supposent dextérité, minutie et sens du relationnel.
En effet, le choix de la non-qualification n’est justifié, et pertinent, qu’à titre de force de rappel aux pouvoirs publics et d’ouverture d’un possible pour un ensemble de jeunes en transition. Pour certains, les plus démunis, l’école des plombiers du numérique peut soutenir une forme de « conversion » et contribuer à déminer une partie du rejet de la culture et du cadre scolaire accumulé à coups d’échecs, d’humiliations et d’orientations par défaut.
Pour d’autres, fermer le dispositif à un seul et unique débouché – au contraire de la pratique d’accompagnement qui cherche à soutenir au plus près les choix des jeunes – reviendrait à prendre le risque de muer un dispositif ouvrant à un possible à une entreprise de déqualification et d’effacement des compétences acquises.
Vis-à-vis des politiques d’insertion, l’école des plombiers du numérique offre une alternative à un accompagnement qui « tourne à vide ».
En effet, la limite actuelle des dispositifs d’insertion tient à ce qu’ils aboutissent à renforcer une relation d’accompagnement qui peut avoir des effets d’infériorisation, voire d’humiliation ou de maltraitance institutionnelle pour les personnes accompagnées.
Le débouché professionnel, les lieux spécifiques où se déroulent la formation, la présence d’employeurs, l’attention personnalisée, les petits effectifs de la formation constituent autant d’éléments qui assurent un équilibre et une complémentarité féconde entre une proposition institutionnelle et l’individualisation du suivi.
Néanmoins, tous ces éléments dépendent de l’appropriation du dispositif par des pouvoirs publics dont la logique d’individualisation d’une part et surtout la logique d’activation coercitive d'autre part pourraient en altérer la signification.
Insérer sans responsabiliser les jeunes est un équilibre d’autant plus instable que la cible du dispositif glisse vers le droit commun de l’offre d’insertion professionnelle pour les allocataires du RSA.
La menace de déqualification, inhérente à l’orientation générale du dispositif, pourrait se concrétiser dans le cadre d’une transformation en dispositif d’activation des dépenses « passives » du RSA.
Pour une philanthropie contributive
Au-delà du pari sur le fond de la démarche, l’école des plombiers du numérique apporte un ensemble de ressources difficiles à identifier et à mobiliser dans le secteur des acteurs publics en charge de l’insertion professionnelle des jeunes non-qualifiés. Les évaluations de la Garantie jeunes soulignent à quel point la « médiation active » avec les entreprises et les débouchés professionnels constituent le point faible de ce dispositif pourtant appelé à constituer une des principales réponses à la crise actuelle. Or c’est précisément ce à quoi les réseaux professionnels constitués par le fondateur de l’école des Plombiers du numérique apportent des réponses.
De ce point de vue, cet acteur privé remplit un rôle positif dans un ensemble d’acteurs qui travaille au développement social des territoires.
Cette vision de la philanthropie, contributive et non disruptive, susceptible d’insuffler des questionnements sur des choix collectifs stabilisés, de remettre en cause des évidences plutôt que d’en créer de nouvelles, nous semble la meilleure manière d’aborder la question de l’articulation entre acteurs publics et privés.
Ce type d’initiative ne peut être vertueuse que dans la mesure où elle intègre une vigilance quant à ses effets sur les sphères avec lesquelles elle interagit.
Par exemple, qu’elle ne contribue pas, de manière directe ou indirecte, à la crise des services publics. Plus spécifiquement en matière d’insertion des jeunes, l’attention portée à la dimension professionnelle ne doit pas se substituer – mais au contraire s’articuler – à une remédiation des désavantages structurels que subissent les jeunes dans notre organisation sociale et institutionnelle.
- 1Je m’appuie ici sur le rapport de Nicolas Duvoux et Nadège Vezinat, « L’insertion professionnelle des jeunes non-qualifiés : un cas d’école », in Philanthropy and Social Sciences Program/L’école des plombiers du numérique, Septembre 2020, 113 p. Le Philanthropy and Social Sciences Program est un programme de recherches du laboratoire CRESPPA- LabTop (UMR 7217, CNRS, Paris 8, Paris Nanterre) destiné à promouvoir et structurer les recherches sur la philanthropie. Il est soutenu par la Fondation Caritas France, la fondation Daniel et Nina Carasso, la fondation de France et le Philab, consortium de recherche au Québec.
- 2Not in Education, Employment or Training (ni étudiant, ni employé, ni stagiaire).