La mondialisation n’a pas provoqué un rabotage des différences. Au contraire, les enjeux interculturels n’ont jamais été aussi cruciaux, au moment où les mouvements de crispation identitaire et xénophobe se multiplient. C’est le « paradoxe inattendu », observé par Dominique Wolton, d’une mondialisation « qui devait ouvrir le monde et conduit à un défi politique inverse : gérer le retour des identités et la diversité culturelle ».
La démarche d’« intelligence interculturelle »
Face à ce constat, nous venons, dans un récent ouvrage, de proposer et de définir une démarche d’« intelligence interculturelle » (1). Au cœur de cette démarche se trouve un exercice de questionnement : nous constatons depuis longtemps qu’il est illusoire, lorsque l’on est engagé dans une carrière de mobilité qui amène à changer de pays tous les deux ou trois ans, ou lorsque l’on est amené à travailler, au sein de son propre pays, dans des milieux très pluriculturels, de prétendre vraiment connaître la culture de l’autre. En revanche, il est nécessaire, dans ces situations, de se poser une série de questions sur les contextes dans lesquels vivent nos interlocuteurs, sur la spécificité de leurs pratiques et de leurs manières de fonctionner, et sur les représentations que chacun a de notions trop vite supposées communes – le temps, l’argent, l’autorité, la nature...
Plutôt que de proposer une série de recettes sur la manière de se comporter face à un interlocuteur chinois, malgache ou brésilien, nous suggérons de questionner les réflexes et les réactions de cet interlocuteur, pour permettre à chacun de mieux comprendre d’éventuels malentendus et de trouver la meilleure voie pour adapter son action. Les professionnels de l’international ont intérêt à se demander, chaque fois qu’une action de coopération, une négociation, un projet présentent des difficultés inattendues, ce qui, du point de vue culturel ou social, a pu dysfonctionner, d’où proviennent les incompréhensions et les malentendus. L’échec d’un travail en commun vient-il forcément de l’incompétence, de la duplicité ou de la mauvaise volonté de nos partenaires ?
Pour aider à explorer ces questions, une « grille d’analyse des contextes, des représentations et des pratiques culturelles », présentée dans L’intelligence interculturelle, permet d’interroger tout autant les représentations de l’autre que les siennes propres : c’est l’une des vertus, et pas des moindres, du détour par l’autre.
Prendre du recul, questionner, négocier
Pour être utile à l’action, la méthode que nous proposons comporte trois stades. Le premier est celui de la prise de recul, le temps d’observation et de diagnostic, c’est-à-dire précisément ce que court-circuitent beaucoup d’entre nous, pour intervenir le plus vite possible. Cette prise de recul s’impose :
– par rapport au contexte dans lequel évoluent nos partenaires, d’abord : niveau de précarité économique, niveau d’ouverture du régime politique, incertitudes sur l’espérance de vie, fonctionnement (ou dysfonctionnement) des transports, de l’éducation, de la santé, etc. ;
– par rapport au sens des mots ensuite : religions et croyances sont-ils synonymes ? Mettons-nous tous le même sens derrière des mots comme culture, laïcité, temps, communication, espace, autorité…?
Le deuxième élément est l’exploration des différences de représentations, des systèmes de valeurs et des pratiques. Il s’agit d’interroger les différentes manières dont les individus et les groupes se représentent des notions que l’on ne questionne plus : le temps, l’espace, la santé, l’identité, l’honneur, l’argent, la hiérarchie, etc. C’est le cœur de la démarche d’intelligence interculturelle.
Le troisième élément est la prise en compte des similitudes et des différences culturelles : il s’agit de réfléchir à la manière de tenir compte de ces écarts de contextes et de représentations dans la manière de gérer nos collaborations partenariales.
Mille et un thèmes à considérer pour explorer nos différences
De très nombreux thèmes de questionnement nous paraissent devoir être considérés dans cette démarche. Dans la grille qui vient d’être évoquée, nous les avons regroupés en quatre grands axes.
Le premier concerne les visions du monde. Il aborde notamment :
– la question des sources culturelles, religieuses, historiques des représentations et des pratiques de nos interlocuteurs : avons-nous affaire à des cultures du sacré ou à des cultures sécularisées ? Comment la tradition, l’histoire et les cultures politiques impactent-elles les comportements ?
– la vision des rapports homme-nature : posture de domination ou de symbiose ? Quelles différences de représentations de la valeur de l’eau, de la terre, du sol ?
– la vision du temps : pensons-nous le temps de manière cyclique ou linéaire ? Le temps est-il pour nous maîtrisable, planifiable, séquencé ? Sommes-nous dans une culture plutôt monochrone, polychrone ? ... ;
– la conception et les usages de l’espace ;
– le rapport à la vie, à la santé, à la souffrance et à la mort : quelles sont, ici et là, les différentes manières de nommer la maladie et d’exprimer la souffrance ? La mort est-elle perçue comme une rupture, ou inscrite dans une continuité avec la vie ?
Le deuxième axe est celui des identités : manières de se définir et de définir les autres. Il nous amène à explorer notamment :
– le rapport à l’individuel et au collectif. Sommes-nous plutôt dans des cultures du « je » ou dans des cultures du « nous » ? Comment cela influe-t-il sur les modes de représentation et de prise de décision, sur l’idée de performance ou d’échec individuel ?
– le rapport à l’étranger et à la différence : quelle influence du sentiment identitaire sur l’ouverture à la différence ou sur la diabolisation de l’autre ?
– le rapport au genre : quel niveau de distinction entre les rôles sociaux masculins et féminins ?
– le rapport au statut social : quelle perception de l’égalité et de l’inégalité dans nos cultures respectives ? Quel niveau de structuration hiérarchique des sociétés ? Quel rôle de l’âge et des diplômes dans la construction du statut social ?
Le troisième axe est celui des cultures professionnelles et organisationnelles. Il explore une diversité de notions, au cœur de notre travail et nos modes d’organisation au quotidien, notamment :
– les représentations du travail et du « métier » : quelles motivations de l’acte de travailler ? Quelles conceptions de l’efficacité, rapport au risque ?
– les représentations du désaccord et du conflit : cultures de l’affrontement ou de l’évitement ? Quelle importance de la « face » dans nos cultures respectives ?
– les représentations de l’argent, de la richesse, de la possession : qu’est-ce qu’être riche ou pauvre dans nos cultures respectives ? Montre-t-on ou cache-t- on la richesse ?
– le rapport à la règle, à l’autorité : quel degré de « distance hiérarchique » mon interlocuteur applique-t-il ? Quels sont les différents modes de structuration des organisations ?
Enfin le quatrième axe concerne le rapport à la langue et à la communication interpersonnelle :
– comment l’architecture d’une langue modèle-t-elle nos raisonnements, nos façons d’être et d’agir ? Que nous disent les différences lexicales sur nos visions et sur la diversité de nos cadres de vie? Comment traduire l’intraduisible ?
– en matière de modes de communication, quelles différences peuvent exister dans nos manières d’organiser les idées/les arguments et de les communiquer ? Quelle part de l’implicite dans les modes de communication ? Quels codes de communication non verbale ? ...
Une nécessaire prudence
Pour éviter que tous ces thèmes soient abordés de manière simpliste, nous fondons notre approche sur une vision prudente et critique à l’égard de la place du « culturel » dans les comportements de chacun. Nous proposons en particulier deux mises en garde.
D’abord, les cultures ne sont pas statiques, mais en évolution permanente. Il est impossible aujourd’hui de considérer une culture en dehors de ses relations avec les autres cultures, de sa propre évolution, de son propre métissage, et c’est ce que nous oublions souvent lorsque nous opposons trop vite « l’Occident » au reste du monde. L’Occident, c’est aussi le lieu d’installation des diasporas, l’univers qui accueille une grande partie des 30 à 50 millions de personnes de la diaspora chinoise, des 5 à 6 millions de la diaspora indienne, etc., l’univers de destination des migrants historiques, des réfugiés politiques, de l’exode des cerveaux… À l’inverse, l’occidentalisation d’une partie de l’Asie ou de l’Afrique va bon train, et les influences culturelles « Sud- Sud » indépendantes de l’Occident se multiplient entre la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Afrique.
Ensuite, nous sommes conscients du fait que la culture ne cesse d’être instrumentalisée. Alternativement, chacun d’entre nous peut en effet utiliser la culture selon sa situation et ses intérêts : en « gardien du temple », avec une vision muséologique de la culture ; en manipulateur, lorsque les différences culturelles deviennent un alibi (le « chez nous, c’est différent » si souvent entendu par les cadres expatriés) ou un prétexte pour justifier certaines discriminations ; en grossiste, chaque fois que l’on s’agrippe à des cultures institutionnelles (cultures d’entreprise, d’ONG, d’églises…) supposées uniformément valables d’un bout à l’autre de la planète.
La diversité des univers professionnels concernés par la rencontre interculturelle
Nous l’avons constaté : la préoccupation à l’égard de la question de la diversité culturelle se retrouve dans la majorité des univers professionnels et des secteurs d’activité.
On la rencontre par exemple dans les milieux des ONG internationales et des associations, avec lesquels nous collaborons régulièrement : certains cadres d’organisations comme Médecins du Monde ou Action contre la faim, par exemple, sont en proie à des doutes croissants quant à l’adaptation de leurs méthodes aux contextes locaux des pays où elles interviennent. Pierre Micheletti, ancien président de Médecins du Monde, n’hésite pas, par exemple, à parler d’une nécessaire « désoccidentalisation de l’action humanitaire (2) ».
Dans les milieux de l’entreprise et de l’administration, nous avons souvent repéré des problématiques en fait très proches de celles du monde associatif : remise en question du monolithisme des cultures de l’organisation ; préparation des cadres à l’expatriation ; gestion d’équipes multiculturelles aux repères religieux, identitaires différents… Même constat dans les milieux de l’action sanitaire et sociale, où les équipes soignantes sont de plus en plus cosmopolites, avec un rapport au corps, à la santé, au genre, à la pudeur, à l’intergénérationnel, au temps, à la hiérarchie, etc., parfois très éloigné de ce à quoi les gestionnaires ont pu être habitués dans le passé.
La question est présente dans certains cercles de l’armée et des forces de main- tien de la paix, qui travaillent de plus en plus, sur les terrains d’opérations, avec les ONG et une série d’acteurs locaux, pour clarifier les questions culturelles. Présente également dans la justice et la magistrature où l’on peut constater des malentendus d’ordre culturel, par exemple lorsque des juges auditionnent des demandeurs d’asile dont les manières d’être et de parler semblent a priori invalider la sincérité de leurs propos.
Question présente évidemment dans les milieux de l’enseignement, avec ces classes du primaire et du secondaire dans certains quartiers, où coexistent des dizaines d’origines culturelles différentes (avec des contraintes économiques différentes, des impératifs alimentaires différents, etc.). Et avec ces universités et grandes écoles où nous rencontrons un effectif croissant de Chinois, d’Indiens, de Japonais, d’Européens de l’Est, de Latino-américains, etc. et où les directions pédagogiques se soucient de plus en plus des problèmes de leur « intégration ». Question présente enfin dans les milieux religieux, dont certains nous ont demandé de collaborer à une réflexion sur le « vivre ensemble » dans des territoires de diversité.
Ainsi, dans des contextes et des milieux très différents, des questions analogues se posent, qu’il s’agisse de problèmes de langage, de divergences dans la gestion du temps, dans la conception de la norme et de l’autorité, dans le rapport au travail…
Entre universalisme et relativisme : attitudes et options face à la diversité et à la différence
Autour de beaucoup des thèmes que nous avons mentionnés, on retrouve une opposition sourde entre deux postures extrêmes, l’universalisme d’un côté, et le relativisme culturel (lié au culturalisme) de l’autre.
L’universalisme postule qu’il existe des principes indiscutables et des valeurs absolues, valables pour tous, car inhérents à la nature humaine. Tzvetan Todorov lie cette posture à l’ethnocentrisme, qu’il définit comme « ce qui consiste à ériger, de manière indue, les valeurs propres à la société à laquelle [nous appartenons] en valeurs universelles » (3) : conviction profonde, indéracinable qu’il n’y a pas de meilleure façon de penser que la nôtre.
Aux antipodes, une posture courante est celle du « relativisme culturel », qui tient les différences entre les cultures pour irréductibles, présente celles-ci comme des entités séparées, impossibles à comparer, et dont les décalages sont « incommensurables ».
Quant au culturalisme, qui confère au facteur culturel une place largement dominante dans les déterminants de la vie en société, il est de plus en plus dénoncé. Une enquête récente que nous avons menée auprès des Centres d’accueil, de soins et d’orientation (Caso) de Médecins du Monde, qui reçoivent des patients de toutes nationalités, a montré que les accueillants ne placent qu’en cinquième position l’origine culturelle de ces patients comme facteur à prendre en compte dans l’explication des difficultés de contact qu’ils constatent.
Au plan professionnel, ces différentes options se retrouvent dans deux façons d’aborder la rencontre interculturelle : d’un côté la stratégie du bulldozer, consistant à imposer à l’autre ses vues et ses méthodes et à résumer le dialogue interculturel à un coût de transaction. De l’autre, la stratégie de l’abdication par laquelle, immergé dans une culture différente, on met entre parenthèse sa propre identité et ses propres valeurs au motif de ne pas heurter, et de gagner en efficacité.
Entre ces extrêmes se situe notre conception. Nous partons du principe qu’une part de conviction universaliste est indispensable à la rencontre, précisément pour être capable de situer son « curseur de l’acceptable » tout en partageant avec l’autre les valeurs et les principes qui nous ont permis de situer ce curseur. Du relativisme, nous retenons le refus de hiérarchiser les cultures, la prise de distance par rapport à nos propres savoirs et nos propres convictions, le souci de comprendre la culture de l’autre.
« Ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas détester, mais comprendre », disait Spinoza. Trois siècles et demi après, cette proposition demeure d’une brûlante pertinence dans un monde où, par réaction peut-être à la mondialisation, les replis identitaires sont devenus monnaie courante.
1. Michel Sauquet et Martin Vielajus, L’intelligence interculturelle – 15 thèmes à explorer pour travailler au contact d’autres cultures, éd. Charles Léopold Mayer, 2014.
2. Lire à ce sujet son livre Humanitaire : s’adapter ou renoncer, Payot 2008.
3. Nous et les autres – la réflexion française sur la diversité humaine, Seuil, 1989.