Jean-Christophe Le Duigou, ancien élève de l’école nationale des impôts, est secrétaire confédéral de la Cgt depuis dix ans, après avoir exercé des responsabilités au sein du ministère des Finances. Il était l’invité du petit déjeuner de la Fonda, le 13 mars 2009, à la Maison de l’Europe, dont voici un résumé.
La réalité de la nouvelle question sociale
D’abord, il faut dire comment se pose la nouvelle question sociale ; ce qui est incontestable, c’est le développement d’une importante population aujourd’hui, salariée, para-salariée, marginalisée socialement, désaffiliée dirait Robert Castel. Malheureusement, les évolutions au cours des prochains mois risquent de renforcer cette situation. La France compte 2 millions de chômeurs mais selon les études de la Cgt c’est plutôt 4 à 4,5 millions de personnes qui sont temporairement ou plus durablement écartées d’un véritable travail et qui connaissent des situations précaires difficilement réversibles. Il y a là, dans cette exclusion de l’intégration dans l’emploi, une situation économiquement et socialement insupportable.
En même temps, cela ne donne qu’une vision partielle de la question sociale. En effet, l’exclusion ne peut pas faire oublier les millions d’autres salariés qui, bien que titulaires d’un contrat à durée indéterminée, sont soumis à des contraintes d’emploi de plus en plus dures, travaillent sur des postes peu motivants, vivent des conditions de travail matérielles et morales en complet décalage avec le niveau de développement social de la France. Bien sûr, les conditions de travail se sont améliorées sur un certain nombre de points, par exemple l’aspect physique, mais la dégradation est réelle sur d’autres aspects psychologiques ou de santé. Un débat assez incompréhensible avec les interlocuteurs patronaux a lieu en ce moment, où ceux-ci nient les autres facteurs de dégradation des conditions de travail.
Le rythme des gains de productivité du travail dans les activités industrielles et manufacturières a été de 4 % par an sur la dernière décennie. Dans cette recherche de productivité du travail, on a atteint un certain nombre de limites. Yves Clot, psychosociologue du travail au Cnam avec lequel la Cgt échange, parle même d’un « travail qui est malade ». Il y a une vraie pathologie du travail aujourd’hui. La question est que l’on a des politiques publiques et de gestion d’entreprises qui n’ont de cesse de vouloir faire rentrer de force des milions de travailleurs dans la norme d’emploi qui s’est peu à peu développée, au lieu de se poser la question dans une problématique d’intégration, de voir ce qu’il faut changer dans l’emploi pour permettre l’intégration à la fois de ces salariés exclus (4 à 5 millions) et des millions d’autres qui sont dans une situation de mal-vivre au travail. C’est donc le travail dans son ensemble qu’il faut soigner si l’on veut lui redonner sens et dégager de réelles perspectives d’emploi.
Donc, c’est « travail » et « emploi » ensemble qui font problème, alors que dans les approches traditionnelles on a eu tendance à les séparer. Devant l’urgence, l’emploi a pris le pas sur une autre approche du travail. On voit heureusement aujourd’hui que la question du travail ne peut se réduire à la formule « travailler plus pour gagner plus » : la problématique du travail doit être réarticulée aux questions d’emploi.
C’est ce point de vue que défend la Cgt autour de deux concepts qui doivent être encore approfondis : celui de sécurité professionnelle et celui de nouveau statut du travail salarié qui lui est articulé. Cgt signifie confédération générale du travail : c’est son identité et non confédération générale des salariés. C’est ce choix, fait dans le passé, qui demeure toujours pertinent. C’est à travers la question du travail que s’est fondée l’identité ouvrière et pas seulement autour des conditions statutaires d’emploi.
L’exposé sera constitué de trois parties : – les fondements du « New Deal social » selon l’expression du secrétaire général de la confédération européenne des syndicats (Ces). C’est-à-dire la volonté de donner une nouvelle place au travail et au social dans notre société. ; – les principales dimensions de la sécurité sociale professionnelle ; – le processus de construction avec la nécessité pour les syndicalistes de travailler avec d’autres partenaires (Ong, associations) pour apporter quelque chose de nouveau dans ce processus.
Le New Deal social
Trois idées à retenir motivent la Cgt sur cette approche sur les exigences d’un nouveau statut du travail et de la sécurité sociale professionnelle.
► Quelle analyse faut-il faire de la nature spécifique des mutations technologiques auxquelles nous sommes confrontés ? Cela fait vingt ans que les prémisses de la transformation des systèmes productifs sont là. On parle beaucoup des nouveaux produits mais l’on parle assez peu de la manière de produire, de la révolution dans la technique même de production. La Cgt a des réserves à l’égard de la société de la connaissance telle qu’elle a été explicitée à Lisbonne. Elle est plus proche de l’idée de révolution informationnelle, c’est-à-dire que l’information devient à la fois un élément directement productif et qu’elle devient peu compatible avec les monopoles de pouvoir et de propriété. Maîtriser l’information est un enjeu de pouvoir et, dans le domaine économique, un enjeu de domination. Mais en faisant cela, on freine la dynamique potentielle puisqu’on ne partage pas l’information, ce qui serait pourtant indispensable.
Cette évolution rend obsolète certaines formes d’organisation du travail. Cela redonne un sens à une mobilité positive des salariés parce que ce sont eux qui sont porteurs de ces informations. Avec l’automation, on a vu qu’à chaque fois que les systèmes d’organisation ont voulu capter les connaissances des salariés sans faire la place aux producteurs, cela a débouché soit sur des échecs retentissants soit sur des sous-efficiences. La question du rapport homme-machine est absolument décisive pour une nouvelle efficacité sociale et économique. Cela conduit à une autre vision du marché du travail et de la réallocation des moyens et des ressources. C’est là où nous voyons une contradiction avec la société de la connaissance ; tout le monde ne va pas devenir ingénieur ; il ne va pas y avoir une super catégorie de travailleurs qualifiés qui vont maîtriser toute cette information. L’enjeu est qu’à chaque niveau de qualification, il y ait une élévation de la qualification permettant à chacun d’appréhender, de développer ses compétences de manière à maîtriser ce nouveau processus. Donc, ce n’est pas une vision élitiste de la société de la connaissance, mais quelque chose qui appelle sans doute une nouvelle démocratie.
► Nous nous trouvons face à une transition démographique avec 50 % de départs supplémentaires en retraite chaque année. Dans l’industrie dans la région parisienne sur les 500 000 salariés, il va y avoir près de 200 000 départs en retraite dans les sept prochaines années. Le choc ainsi provoqué est formidable sur nos capacités de développement. C’est une amputation d’un tiers du stock des capacités humaines auquel on va assister. Si on ne compense pas ces masses de départs à la retraite par une élévation (non pas de la quantité parce que l’on peut jouer sur l’immigration) mais de la qualité de la main d’œuvre, on aura un choc. L’effort d’élévation de la qualification, d’accroissement des compétences économiques et sociales correspondant à ce choc est trop sous-estimé. C’est un effort considérable à faire sur les quinze ans à venir. à défaut, on risque de perdre entre 1 point et 1,5 point de croissance. Avec si peu de croissance, on risquerait alors de ne régler ni les problèmes sociaux ni les équilibres des comptes publics. On a là un vrai défi qui implique cette transformation de la gestion du travail, des compétences, de la mobilité des salariés.
► Le troisième fondement est plus classique à la Cgt, c’est le nécessaire rééquilibrage capital-travail, des relations entre les propriétaires des entreprises et les salariés. C’est-à-dire, comment on crée les conditions d’un régime stable de développement pour l’avenir en revenant sur le déséquilibre qui s’est installé ces vingt-cinq dernières années. Toutefois, les formes institutionnelles de la propriété de l’entreprise ont aussi complètement déséquilibré les rapports entre direction et salariés sous la pression non seulement d’un « court-termisme » mais aussi sous celle des exigences de rendement des actionnaires. Il est impossible de recréer les conditions d’une efficacité productive s’il n’y a pas des formes nouvelles de gestion, certains diraient de gouvernance des entreprises, qui rééquilibrent les rapports entre propriétaires et salariés et qui fassent jouer un autre rôle aux directions d’entreprise qui ont été captées au profit de la seule valeur actionnariale. Il faudra trouver des systèmes de financement des entreprises qui pourront anticiper la longue durée et réduire les prétentions à la rentabilité financière. C’est un enjeu européen et les syndicats en discutent d’un pays à l’autre pour trouver des nouvelles formes de gouvernance.
Ces trois dimensions peuvent se résumer ainsi : il y a un enjeu de pleine utilisation des capacités humaines. C’est un enjeu économique mais aussi anthropologique et social. Le système actuel sous-utilise les capacités même si c’est parfois en les surexploitant ! La réorganisation du marché du travail, des systèmes de garanties et de droit du travail doit être déterminée par ces trois enjeux.
Cette pleine utilisation des capacités humaines se concrétise au travers de la construction d’un vrai droit à l’intégration dans l’emploi et dans une démarche visant à développer l’emploi en qualité et en quantité. Il y a une petite nuance sur ce point avec la Cfdt car nous considérons comme trop courte la simple protection des parcours professionnels, ce qui est une bonne chose, mais il faut aussi se poser la question de la qualité du niveau finalement atteint par les salariés.
L’architecture de la sécurité sociale professionnelle
On peut retenir sept principes fondamentaux.
Le premier, c’est de protéger le salarié dans toutes les situations de rupture de son intégration professionnelle. On retrouve l’idée de protection des parcours professionnels mais cela implique de revenir sur ce qu’est la réalité de ces parcours. Le débat avec le patronat porte pour l’essentiel sur les licenciements économiques. Chacun sait que c’est 3 à 5 % des situations de rupture. La réalité c’est qu’il y a chaque année cinq millions de personnes qui pour des raisons diverses rompent le contrat professionnel avec leur employeur. Pratiquement, cela représente un quart des salariés soit à leur initiative soit à celle de l’employeur (fin de Cdd, fin de contrat d’intérim, etc.). Paradoxalement, on a un débat concentré sur une tête d’épingle et on rate l’essentiel. Il s’agirait donc surtout de mieux garantir le salarié chaque fois qu’il change d’emploi, qu’il est menacé de licenciement, qu’il entame une formation, quitte le chômage ou part à la retraite. La question de l’utilité sociale des personnes envoyées à la retraite n’est pas réglée par l’idée transformée en décret de cumul emploi-retraite qui peut avoir des effets pervers et surtout sélectifs et élitistes parmi le salariat.
Le second principe est qu’il faut reconnaître les droits attachés au salarié. C’est la question posée par le rapport Supiot. Aujourd’hui, l’essentiel des droits sociaux est lié à l’exercice d’un emploi. Quand on perd son emploi, on perd les droits correspondants. Un système de filet de sécurité sur la base de droits universels est une bonne démarche. Encore faut-il augmenter le niveau de ces droits et penser l’articulation de ce système avec celui propre au droit du travail. La différenciation des deux systèmes, qui s’accroît aujourd’hui, est inquiétante. C’est notre débat sur l’accord Unedic. Est-ce que l’on doit ne s’intéresser qu’aux salariés proches de l’emploi et renvoyer vers l’état tous ceux qui ne sont pas facilement intégrables ? C’est la question qui est posée depuis des années, le patronat souhaitant se débarrasser de la responsabilité de ceux dont il ne se considère pas comme l’employeur. C’est la problématique des années trente qui revient : une situation de sous emploi durable qui peut se structurer dans les années à venir. Les divers droits acquis par les salariés doivent être transférables (droit à la formation, reconnaissance des qualifications et des compétences, ainsi que certains avantages sociaux, compte épargne-temps, système de prévoyance, etc.). Le débat a commencé, puisqu’on a un tout petit bout sur la formation, pas assez général. On a posé la question justement des systèmes de prévoyance et puis, compte tenu des limites de la sécurité sociale, de droits complémentaires. On est dans un changement qualitatif d’approche à partir du moment où l’on pose cette question de la transférabilité.
Troisième principe : la rupture du contrat de travail doit être exceptionnelle et ultime. On doit faire en sorte de développer les actions avant qu’il y ait rupture du contrat de travail. Le salarié doit maintenir le lien avec son employeur le plus longtemps possible. Dans l’idéal, jusqu’à ce qu’il ait retrouvé un contrat de travail équivalent ou une situation lui permettant d’envisager un travail équivalent. Il faut être clair. La rémunération ne peut plus être dans certains cas à la charge de l’employeur. Aujourd’hui, cette rupture du contrat de travail de l’employeur est synonyme de la fin de sa responsabilité vis-à-vis du salarié. Nous voudrions que la responsabilité de l’employeur puisse continuer au-delà de la décision de licenciement. La preuve est que partout où se sont imposés des mécanismes exceptionnels de ce type, la réinsertion dans l’emploi a été beaucoup plus efficace que lorsqu’il y avait un employeur qui ne se sentait plus responsable du reclassement du salarié.
Quatrième principe : l’accès à la formation. C’est la plus grande inégalité qui existe aujourd’hui dans le monde salarial. Plus vous êtes qualifié, plus vous êtes formé et plus vous avez de chances d’accéder à la formation. Il y a besoin d’un effort qualitatif pour permettre aux salariés de se former. On regrette cela et c’est l’une des raisons de notre opposition à la simple fusion entre l’Anpe et l’Unedic. Nous développons une vision plus large d’un service de l’emploi qui intégrerait la formation professionnelle, l’Afpa, etc. Nous regrettons que les problèmes n’aient pas été posés avec cette dimension.
Cinquième principe : c’est l’idée d’éradication des causes de vieillissement prématuré au travail. C’est une réalité qui est difficilement perceptible à l’extérieur du monde salarial mais qui est le problème de fond posé derrière la pénibilité du travail et sa reconnaissance. Vingt-cinq ou trente ans de travail à la chaîne, en horaires décalés cela fait vieillir de dix ans plus vite. C’est cette question qui est derrière celle du travail des seniors. Le vieillissement est inégalitaire et il dépend largement de ce que l’on fait dans son activité professionnelle. L’espérance de vie augmente mais les écarts d’espérance de vie persistent.
Sixième principe : il faut réfléchir au mode de contribution sociale des entreprises, c’est-à-dire au financement et à la mutualisation du système. C’est un chantier très difficile. La Csg ouvre la voie mais avec des problèmes. La question n’est pas seulement entre entreprises et salariés mais aussi entre entreprises, quelle mutualisation ? En Allemagne, celle-ci est beaucoup plus poussée que chez nous. Il va falloir trouver des modes territoriaux, nationaux ou européens qui permettent de réaliser cette mutualisation. La Cgt propose une transformation fondamentale de la contribution patronale aux institutions sociales avec une modulation en fonction de la richesse produite par les entreprises et tenant compte de la gestion de l’emploi et du travail y compris avec des systèmes de pénalisation comme cela a été proposé pour l’Unedic avec une surtaxe liée à la précarité. On le fait pour l’intérim. Pourquoi ne le ferait-on pas pour des entreprises qui usent et abusent de toutes les formes de précarité mettant ainsi à la charge de la société des sommes souvent très importantes ?
Le septième principe : un système plus protecteur qui responsabilise les entreprises mais qui permette aussi de responsabiliser les salariés. Il faut des soutiens efficaces mais aussi des contrôles et des sanctions pour les salariés ou les employeurs qui ne joueraient pas le jeu. Il les faut au bout des processus, et non pas comme principe initial en pensant que c’est cette pression qui va changer le fonctionnement du marché du travail.
Le processus de construction de la sécurité professionnelle
Il ne s’agit pas seulement de sécurisation et de mobilité pour les travailleurs, mais aussi d’élévation dans la sécurité des qualifications, des compétences et des capacités humaines. Deuxièmement, c’est un objectif d’intégration dans l’emploi. C’est le vieux débat de 1848 sur le droit à l’emploi. Comment on y parvient ? Ce ne sont pas les chantiers nationaux que l’on voudrait, mais quelque chose qui rendrait concret cet objectif d’intégration. Troisièmement, il ne s’agit pas d’uniformisation. Ce n’est pas un statut du travail salarié qui descendrait d’en haut comme un statut de la fonction publique. Ce n’est pas une loi, un texte. C’est en réalité, une construction progressive à partir des éléments mentionnés. Sans doute faut-il envisager d’avoir d’assez grandes différences selon les secteurs. Il faut ménager des souplesses, à condition qu’il y ait un certain nombre de principes communs qui expriment la solidarité du salariat et qui soient un élément de lisibilité pour le salarié.
Cette démarche doit amener l’organisation syndicale à avoir de nouveaux rapports avec les autres forces sociales et notamment les forces associatives et les Ong. Par exemple, sur la question du développement durable, le dialogue et le travail en commun que nous avons fait avec les Ong du secteur aux plans national et européen sont quelque chose d’absolument nouveau. Il y a sept ou huit ans, les Ong regardaient les syndicats comme des concurrents et les syndicats regardaient les Ong comme des structures qui voulaient empiéter sur leur domaine. On a aujourd’hui des comités de liaison tout en assumant nos différences (par exemple sur le nucléaire civil). Nous commençons à avoir ces échanges aussi dans le secteur des services à la personne puisqu’il y a des enjeux syndicaux et sociaux. Dans plusieurs départements, un travail est fait en commun. Il y a là un double enjeu : du côté syndical, le syndicat découvre les dimensions plus proprement sociétales de ces problèmes et de l’autre côté, les associations comprennent quelle est la place du travail dans les problèmes sociaux qu’elles ont, elles à traiter. Ensemble, nous avons à traiter l’articulation du travail avec l’organisation de la société. On a besoin d’en discuter.
La crise que nous traversons n’est pas pour nous purement conjoncturelle. Pour de nombreux observateurs, c’est une grave crise conjoncturelle mais avec l’idée que dans six mois ou un an, cela pourra repartir comme avant. Or, c’est une crise financière, c’est une crise économique qui est en train de devenir sociale, mais c’est aussi une crise sociétale qui porte sur les valeurs. On ne trouvera pas un chemin de sortie sans avoir discuté de ce nouveau sentier de développement avec une nouvelle place du social et l’acceptation d’un new deal social qui n’est pas simplement redistributif mais qui est beaucoup plus fondamental et structurant. Si c’est le bon diagnostic de la crise, cela veut dire qu’il ne faut pas attendre pour avancer sur les sujets indiqués précédemment mais qu’en réalité, ils font partie des éléments de solutions possibles à cette crise. Il ne s’agit donc pas de retarder les choses en disant nous pourrons aborder ces sujets quand les choses iront mieux. On a besoin de les aborder parce que les choses ne vont pas bien aujourd’hui et qu’ils font déjà partie de la solution nécessaire.