Numérique et médias Économie sociale et solidaire

Pour en finir définitivement avec le virtuel

Tribune Fonda N°223 - Territoires et réseaux : vers de nouvelles structurations - Septembre 2014
Frédéric Bardeau
Frédéric Bardeau
Dans les années 1990/2000, il était de bon ton de dire que le e-commerce allait « tuer » les magasins physiques, et maintenant il est clair pour tout le monde que ce n’est pas le cas. Certains acteurs ont disparu, d’autres sont apparus, les choses se sont réarticulées entre les points de vente et de nouvelles formes d’usages se sont développées, comme le drive par exemple. L’impact du e-commerce sur le commerce traditionnel a été très fort, mais il n’a pas abouti à son remplacement.

Je crois qu’il va en être de même pour les associations et plus globalement pour les représentants de la société civile (Ong, syndicats, mouvements…) à qui ne se substitueront pas de nouvelles formes d’engagement, mais qui sont effectivement face à des mutations sans précédent. Parce que ces changements très importants sont aggravés par le tarissement des subventions et des fonds publics, la baisse du mécénat des entreprises et le recul des dons des particuliers, ils vont entraîner pour beaucoup d’acteurs une mort certaine, même si elle sera lente.


Pour autant, il ne s’agit pas de fustiger le numérique pour de mauvaises raisons, car dans la majorité des cas, et même quand il engendre des effets indésirables (destruction d’emplois, évasion fiscale, etc.), il vient pointer des dysfonctionnements graves dans la stratégie et la gestion opérationnelle des associations, leurs relations avec leurs parties prenantes et leur valeur ajoutée objective. La « digitalisation » est un challenge de fond auquel on ne peut pas répondre par l’esquive, l’immobilisme, la dénégation ou l’adoption béate.


Sortir des clichés sur le numérique

En premier lieu, il faut définitivement en finir avec l’idée que le numérique est virtuel car rien n’est plus faux : les câbles sous-marins, les routeurs, les ordinateurs, les data centers et les flux d’argent et d’informations qui transitent dans les réseaux sont on ne peut plus réels. Les histoires d’amour nées des sites de rencontre, les familles et les diasporas qui restent unies par Facebook, les relations professionnelles quotidiennes relayées par Skype ou par email, la productivité et la valeur ajoutée phénoménales capitalisées par les entreprises, l’impact des technologies connectées sur le Pib : les exemples sont légion. Internet est réel, et il est en interaction permanente avec le réel, les personnes et les choses. Depuis son origine, et cela sera de plus en plus le cas à l’avenir avec les objets connectés, Internet n’est pas virtuel, ou extrait de la réalité, il n’est pas un monde « à part », il « augmente » le réel, s’y rajoute comme une couche supplémentaire, imbriquée, intriquée fortement… Le « dualisme numérique » est une idée qui empêche la compréhension et dissuade de la nécessité d’agir.

Second cliché très répandu, très commode pour justifier l’inaction mais délétère pour les acteurs associatifs : Internet serait mondialisé et global, sans frontière, abstrait des territoires, etc. Quelle folie là encore ! Le présent et l’actualité du « digital » ce sont bien la localisation et la proximité, les lieux et les espaces physiques, et cela sera encore plus vrai à l’avenir. Les moteurs de recherche, les réseaux sociaux, les blogs, les médias, les serveurs, les produits culturels : tout est national, voire régional, et tous les services en ligne possèdent leur valeur intrinsèque parce qu’ils sont géolocalisés. Dans un ouvrage que j’ai co-écrit en 2011(1), j’ai décrit le caractère national, parfois ultra-local, d’un phénomène pourtant transnational et qui a défrayé la chronique dans le monde entier, celui des Anonymous, les « hacktivistes » masqués ayant piraté des sites d’entreprises, des agences de renseignement gouvernementales et des dirigeants de pays en transition ou en guerre civile (Tunisie, Syrie, Égypte…).


Dernier argument très utilisé pour s’exonérer de tirer toutes les conséquences que le numérique déclenche, en lien avec les deux points précédents : la critique du « solutionnisme numérique ». Dénoncée dans les médias et les milieux intellectuels, notamment par l’américain Evgeny Morozov (2), cette tendance – pointée comme une idéologie – consiste à penser et à dire qu’Internet va apporter des solutions à tous nos problèmes (environnement, santé, économie…). Il est bien entendu évident que le numérique est porté par des discours et des prises de position favorables, qui proviennent bien souvent de ceux qui ont un intérêt clair à l’extension du domaine de l’Internet. Mais il en va ainsi pour toutes les technologies et les médias. Ce discours n’est pas spécifique à Internet et ne disqualifie en rien ses apports, pas plus que d’avoir cru que la TV allait automatiquement amener la démocratie et l’éducation des masses partout dans le monde ne permet de dire aujourd’hui qu’elle doit être combattue ou laissée de côté.


Le vrai problème se situe plutôt dans le fait de savoir dans quelle mesure le numérique permet aux associations d’augmenter leur impact, d’améliorer leur action et comment il contribue à créer une société plus inclusive, plus juste et plus solidaire. Ce point ne fait cependant pas débat chez les acteurs qui préfèrent s’attarder à freiner les évolutions, à marginaliser les effets et à discuter les biens fondés. Mais c’est bien cette question que je souhaite aborder maintenant, car pour chaque Evgeny Morozov – dans le milieu intellectuel, politique ou dans les conseils d’administration et les équipes opérationnelles des associations – il y a aussi des Ethan Zuckerman, lequel se définit comme un techno-optimiste et est à l’origine de projets tels que Ushahidi ou Global Voices, préférant voir dans le numérique un outil de progrès collectif et d’émancipation individuelle. Ce propos guide mon parcours personnel, et a construit l’ensemble de mon parcours professionnel.


De stagiaire à créateur de Simplon.co, un parcours dédié au numérique

Ma vie a basculé le 1er septembre 1997 le jour où, fraîchement arrivé à Paris, je démarrais mon premier stage professionnel dans une agence de communication, où j’ai été installé juste à côté de l’unique poste connecté à Internet de toute l’entreprise. Curieux, je suis devenu immédiatement accroc, trouvais tous les prétextes pour « surfer » et m’attardais le soir et la nuit pour arpenter le réseau des réseaux, encore naissant, mais dont les caractéristiques n’ont pas véritablement évolué depuis. Décentralisé, ouvert, horizontal, en lecture et en écriture (on peut lire et publier de l’information), hétérogène mais unifié, libre et gratuit… tout y était fait pour me plaire. Je suis donc rapidement devenu un expert en Internet au sein de l’entreprise qui m’avait recruté. Je le suis toujours, animé par un souci de transmettre, d’expliquer, de responsabiliser, d’autonomiser les gens autour de moi, de démocratiser les usages, d’amener à la plus large compréhension des possibilités offertes par Internet. C’est pour cela que depuis plus de dix ans j’ai dégagé du temps pour enseigner au Celsa, faire des conférences, conduire des formations et saisir toutes les occasions de faire du prosélytisme sur le sujet.


Happé par le numérique, je suis devenu un référent dans ce domaine et ai pu progresser rapidement dans ma carrière. Un parcours de ce type peut être généralisé à tous, aussi bien au niveau individuel qu’à celui de la société civile, des organisations publiques, privées et non marchandes. Le numérique comme levier d’émancipation personnelle autant que d’inclusion et d’innovation sociales a immédiatement été l’enjeu central pour moi et le reste, aujourd’hui encore plus qu’avant. C’est pour cette raison que je me suis attaché à « digitaliser » les Ong, associations et fondations quand j’étais employé en agence de communication, puis en freelance et enfin en co-fondant l’Agence Limite, spécialisée sur ces questions depuis 2008. Être aux côtés des stratégies numériques d’organisations comme Greenpeace, la Fondation Abbé Pierre, la Fondation de France, Human Rights Watch, l’Institut Curie, Transparency International, ou évangéliser les autres, a été pour moi un sacerdoce et un combat quotidien durant des années. C’est toujours dans cette optique que je me suis intéressé aux Anonymous ainsi qu’aux relations que ce nouveau genre de mouvements peut avoir avec les Ong « traditionnelles » et avec les nouvelles formes d’engagement liées au numérique (par exemple, les pétitions sur des plateformes comme Change.org ou Avaaz). Enfin, plus récemment, j’ai encore avancé d’un cran dans ce chemin et cet objectif qui sont les miens en co-fondant Simplon.co.

Labellisée par la Mission French Tech et sélectionnée dans le cadre de l’initiative présidentielle « La France s’engage », Simplon.co est une entreprise agréée solidaire qui propose des formations présentielles gratuites de six mois (développeur d’applications web/mobile, référent numérique, data artisan) prioritairement ouvertes aux demandeurs d’emploi, allocataires du Rsa, jeunes des quartiers populaires, des diasporas et des milieux ruraux, ainsi qu’aux filles qui sont insuffisamment représentées dans les métiers techniques. Créée à Montreuil (93) en avril 2013, l’initiative a essaimé depuis. En janvier 2014, Simplon.co a ouvert une promotion détachée dans la cité de La Noue située à Villeneuve-la-Garenne (92), dans un quartier «politique de la ville », ainsi qu’une filiale à Cluj en Roumanie. En octobre 2014, une école numérique a été implantée en milieu rural, au cœur du parc naturel du Perche. En novembre, Archipel a ouvert ses portes dans le VIIIe arrondissement parisien, en partenariat avec Aurore qui y gère un centre d’hébergement d’urgence de familles Sdf. D’autres essaimages sont actuellement en cours en France et à l’étranger. En moins d’un an, ce sont plus de 300 demandeurs d’emploi ou allocataires du Rsa issus des quartiers populaires, de la diversité et de milieux modestes qui ont été formés et sensibilisés à la programmation web/mobile, ainsi qu’une centaine de salariés et plus de 500 enfants via les ateliers Kids Coding Club qui sont organisés par Les Compagnons du Dev, l’association d’intérêt général jumelle de Simplon.co. Pour augmenter son impact social, Simplon.co met enfin son savoir-faire technique au service des Ong et des entrepreneurs sociaux afin de les aider à numériser leurs activités.


Par mon parcours, la création de Simplon.co et dans mon dernier ouvrage(3), je veux démontrer que la démocratisation de l’apprentissage de la programmation informatique est un levier politique, économique et social puissant, car il permet d’envisager différemment le rapport que nous avons à la technologie. Le rapport du Conseil national du numérique sur la « e-inclusion », sous la direction de Valérie Peugeot (Vecam, Orange Labs, la Fonda) est à cet égard limpide et exemplaire d’une vision inclusive des technologies connectées, au service de la société. Mais c’est aux acteurs qui disent représenter la société civile ou la servir d’agir. La mise en œuvre du potentiel immense du numérique est une chance pour les associations et un levier formidable au service de l’action associative et donc de ses bénéficiaires. Mais cela n’est pas sans challenger les individus et les organisations, et c’est là que le bât blesse car face à la nécessité de changer, toutes les personnes et toutes les associations ne sont pas égales…


Les associations au rendez-vous des défis du numérique ?

Non seulement le numérique n’est pas une menace mais c’est une chance pour les associations. Cela nécessite cependant une remise en cause fondamentale des mentalités, des pratiques et des stratégies associatives.

Il y a d’abord un problème central lié à la « littératie » et donc l’obligation de combattre son « illettrisme numérique » : c’est vrai pour les exclus mais ça l’est aussi pour les dirigeants, les cadres opérationnels et les salariés des associations qui doivent se former, apprendre à apprendre la technologie pour mieux la maîtriser et ne plus la subir, ou la rejeter. Mais cela va au-delà, car il y a aussi un problème de culture, de mode d’action et de lâcher prise qui font cruellement défaut à la plupart des associations, alors que c’est une partie de leur salut qui se joue là. Ne pas croire que le numérique est virtuel alors qu’il est tout ce qu’il y a de plus réel ; qu’il est global alors que son essence c’est le local et son avenir la proximité ; qu’il augmente la réalité et donne de nouvelles possibilités inédites mais qu’il ne détient pas toutes les solutions : c’est déjà un bon début, mais ça ne suffit pas. Il faut aussi changer de logiciel dans nos cerveaux. Le numérique implique des tests permanents et donc des erreurs qu’il faut commettre pour mieux articuler son plan d’action. Internet nécessite également des investissements, certes plus modérés que certains moyens plus traditionnels (marketing direct), mais néanmoins réels. Internet n’est pas gratuit, même quand on fait appel à des outils « libres » ou open source. Côté ressources humaines et compétences, c’est pareil : il faut capitaliser sur des valeurs ajoutées réelles et pas supposées (« les jeunes »), amateures (c’est un métier) ou auto-proclamées (« experts non reconnus »). Faute de cela, Internet et le numérique se retrouvent disqualifiés comme « ne fonctionnant pas » alors que les problèmes résultent d’une stratégie mal définie et d’un opérationnel mal exécuté.

Beaucoup d’associations sont encore malheureusement loin du compte. D’autre part, avoir conscience de ces questions et commencer à mettre en œuvre des solutions pour y répondre ne suffisent pas pour contrer d’autres phénomènes puissants liés au numérique. La désintermédiation qui frappe tous les secteurs économiques (production avec la fabrication 3D, distribution avec le e-commerce, nouveaux usages dans la musique et l’audiovisuel, économie collaborative/du partage et le logement, les taxis…) frappe aussi le champ social et politique. Les citoyens s’auto-organisent sans les associations – y compris les bénéficiaires –, des associations « nouvelle génération » se créent et agissent sur les médias et l’opinion publique et donc sur les décideurs. Un nouveau type de « concurrence » se fait jour dans le domaine du plaidoyer et de la collecte de fonds, les donateurs et les bénéficiaires veulent plus de transparence, être associés et non pas seulement informés…

Le défi est donc immense car il est interne – se réinventer, monter en compétences – et externe autant du côté de la « concurrence » que des donateurs, bénévoles et bénéficiaires. Mais quelles belles perspectives pour ceux qui n’ont pas peur de retrousser leurs manches, non ?

1. Frédéric Bardeau, Nicolas Daret, Anonymous - Peuvent-ils changer le monde ?, Fyp éditions, Limoges, 2011.
2. Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique, trad. Marie-Caroline Braud, Fyp, Limoges, 2014.
3. Frédéric Bardeau, Nicolas Danet, Lire, écrire, compter, coder, Fyp éditions, Limoges, 2014.

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