Engagement

Politiques jeunesse : l’engagement troublé

Tribune Fonda N°261 - Engagements des jeunes : encadrer ou accompagner ? - Mars 2024
Boris Teruel
Boris Teruel
Le sociologue Boris Teruel s’est penché sur les engagements des jeunes dans diverses évaluations de politiques au cours des années. Défendant que les mutations de l’engagement régulièrement imputées aux jeunes ne sont que des évolutions plus globales, il propose dans cet article un regard critique sur les dispositifs institutionnels de l’engagement. Dans un contexte de défiance entre jeunes et institutions, ces politiques publiques de la jeunesse, qui tentent de s’approprier des dynamiques militantes en les normant, ne créent que confusion.
Politiques jeunesse : l’engagement troublé
Street art d’Erre sur le boulevard de Ménilmontant à Paris © Jeanne Menjoulet

La sociologie défait les mythes. Concernant l’engagement des jeunes, le sociologue doit ainsi s’attaquer à déconstruire une relation entre les jeunes1 , catégorie arbitraire et ambivalente, et la notion polysémique de l’engagement faisant appel à des représentations sociohistoriques variées. 

Mes études conduites pour les Délégations régionales académiques à la jeunesse, à l’engagement et aux sports (DRAJES), en Loire-Atlantique2  et plus récemment en Occitanie, s’inscrivent dans le sillage de nombreux travaux universitaires qui pointent des évolutions de l’engagement au sein duquel la préoccupation individuelle prend une place nouvelle. 

L’engagement s’éloigne de l’idéal universaliste : il est plus individualisé, intermittent et moins durable3 . Il n’est pas « moins important », il est « autrement important » dans un monde qui n’a plus grand-chose à voir avec les réalités sociales des années prénumériques4

L’articulation, la temporalité et la centralité des formes d’engagement évoluent et ces dernières ne sont pas réellement spécifiques aux jeunes de 17 à 30 ans. 

Les évolutions de l’articulation, la temporalité et la centralité des formes d’engagement ne sont pas spécifiques aux jeunes de 17 à 30 ans.

Si l’engagement est protéiforme, il ne faut pas le lire par le prisme essentialiste de la catégorie jeune, mais par l’adaptation des formes d’engagement à une société tout entière, complexifiée, individualisée et accélérée. La société française contemporaine est tout aussi protéiforme que les formes d’engagement qu’elle produit. 

Toujours est-il que l’engagement des jeunes épouse un spectre important de modalités d’actions dont la plupart sont non instituées. En même temps, les jeunes qui participent le plus à des formes non conventionnelles d’engagement sont aussi ceux qui bénéficient le mieux des dispositifs institutionnels5

Maintien des cadres classiques de l'engagement 

L’idée d’une perte de vitalité démocratique ou de crise de la démocratie continue de nourrir les dispositifs publics, se traduisant dans une logique dissonante. 

D’un côté, les opérateurs de terrain défendent la nécessité d’accorder une place aux jeunes et militent le plus souvent pour la reconnaissance de leur engagement autrement : « Mais si, les jeunes s’engagent ! » 

D’un autre côté, l’ambition des acteurs publics s’inscrit en creux dans une démarche de réaffiliation : « Engagez-vous ! ». Elle suggère la nécessité de stimuler des dynamiques d’engagement, invitant dès lors à compenser quelque part ce qui serait de l’ordre d’un moindre engagement. 

« Engagez-vous ! » La démarche de réaffiliation des acteurs publics suggère la nécessité de compenser ce qui serait de l’ordre d’un moindre engagement.

La logique publique valorise ainsi des dispositifs qui renvoient peu ou prou aux formes traditionnelles de l’engagement tout en développant un discours sur l’innovation et sur la nécessité de déployer de nouvelles pratiques. 

L’activisme institutionnel masque mal une forme de conformisme rhétorique autour de la notion d’engagement, notion possédant des vertus syncrétiques fort arrangeantes. L’engagement washing n’est jamais loin tant s’entretient un malentendu fécond, tandis que l’engagement se joue ailleurs, à distance et s’appuie sur une défiance a priori. 

Défiance et confusions

S'il faut mettre en relief un résultat spécifique aux 16-25 ans, c’est bien la manière dont cette génération est colorée d’une forme de désenchantement. 

Pleinement concernés et préoccupés par divers sujets de société, les jeunes ne croient guère en la capacité publique de générer quelque transformation sociale de fond. Plus encore, le premier moteur de l’engagement des jeunes s’appuie sur une « défiance » forte vis-à-vis des institutions à travers « une chaîne de présomptions »6

Les politiques publiques ne sont pas jugées à la hauteur des enjeux et les jeunes leur accordent peu de crédibilité dès lors qu’elles visent à déterminer les cadres et les conditions de l’engagement. 

Face à l’incapacité de se déprendre des cadres de référence traditionnels, la dimension composite des politiques publiques de la jeunesse devient un facteur aggravant. Ces dernières couvrent des réalités différentes, des dispositifs multiples dont personne ne sait plus dresser la liste exhaustive, des plans et des mesures empilés. 

L’harmonisation de l’édifice, constitué au fil du temps, rend difficile les réformes de fond pour agir en transversalité et de manière opérante, à cheval entre différents secteurs de l’action publique. 

C’est d’ailleurs l’une des raisons qui explique que les politiques publiques de la jeunesse reposent sur l’individualisation des problèmes et des réponses portées. En découle la définition de « publics cibles » qui mêle aux enjeux citoyens ceux de l’insertion socioprofessionnelle. 

Les jeunes doivent être à la fois gestionnaires de leurs propres problématiques et agir en citoyen tout en répondant à des attentes institutionnelles dissonantes. 

Visite du futur site « Service National Universel » de Palaiseau © Jérémy Barande/École polytechnique
Visite du futur site « Service National Universel » de Palaiseau  © Jérémy Barande/École polytechnique

Héroisation publique du jeune engagé 

La nostalgie du commun se voit progressivement remplacée par l’illusion d’un individu jeune sans société, pensé comme une créature éthérée et essentialisée. 

« Le jeune » serait porteur d’une existence émancipée de logiques sociales. L’individu engagé intériorise jusque dans le récit de soi une forme d’entrepreneuriat de son propre engagement, la responsabilité de son propre destin. 

L’individu engagé intériorise jusque dans le récit de soi une forme d’entrepreneuriat de son propre engagement.

Cela renvoie, de Foucault à Ehrenberg, à l’injonction néolibérale classique de la réalisation « par soi ». Cette injonction limite l’appréhension des déterminismes en même temps que se renforce la fatigue d’être soi. 

Transpirant dans les politiques jeunesse, cette injonction permet aussi de produire les fictions utiles7  à la résolution de ses dissonances. Vient alors l’héroïsation de certains parcours où un unique jeune prend place au sein d’une communauté d’acteurs et voit sa parole divinisée nourrir les attendus sémantiques des pouvoirs publics. 

Le retour des inégalités

En sociologie, l’analyse de la subjectivité des individus passe aussi par une analyse en creux de ce qui n’est pas dit. Pour l’engagement des jeunes, la question de l’héritage social n’est pas ou peu posée et les filières sociales de l’engagement se trouvent noyées dans une conception polycentrique de l’engagement atomisante par définition. 

La mise en récit, individuelle et indéterminée, percute des injonctions publiques mal définies. L’instrumentalisation des concepts de « pouvoir d’agir » ou « d’estime de soi » constitue alors un nouveau prêt-à-penser qui permet de mettre en place, de rendre plus acceptable la relégation sociale. 

L’héroïsation parcellaire du « jeune engagé » masque les signatures sociales d’un engagement profondément inégalitaire qui bénéficie aux jeunes de milieux plus aisés, lesquels allient expériences positives et renforcement de leur parcours. 

Elle omet d’établir plusieurs distinctions pourtant nécessaires entre les engagements selon leur degré de valorisation institutionnelle et fait du décalage entre l’émancipation des uns et l’assignation des autres une sorte de point aveugle. 

Ainsi, une chape de plomb sémantique s’installe : le projet, le contrat, le parcours individualisé, etc. deviennent les maîtres mots de dispositifs au sein desquels les jeunes sont de plus en plus tenus pour responsables de leur situation. 

L’engagement illustre donc des mécanismes de stratification sociale avancés. Autour, l’institution se rassure avec des pratiques menées sous une rhétorique de l’innovation, de l’ingénierie de projet et du travail partenarial. 

Une reprise de contrôle des dynamiques militantes 

Pris dans la tenaille des contradictions publiques qui font naviguer les individus entre injonction à la responsabilité individuelle et subordination à une offre politique qui ne fait plus sens, l’engagement des jeunes ne peut s’exprimer qu’ailleurs, dans des sphères qui confèrent la possibilité d’une légitimité retrouvée. 

Au fond, il peut apparaître paradoxal, voire incongru, que l’Institution8 , qui constitue par le rejet un des premiers moteurs de l’engagement, veuille être le relais légitime des formes nouvelles d’engagement. 

Cela peut aussi être analysé en creux comme la manifestation d’une volonté de reprise de contrôle des dynamiques militantes dans des cadres mieux maîtrisés. 

Apparaît ici la dichotomie entre la dimension holistique de toute politique publique, vectrice de dynamiques multiples de normalisation, et le caractère intrinsèquement subversif de l’engagement. Se pose la question de la légitimité du contrôle du cadre d’action. 

Une dichotomie existe entre la dimension holistique de toute politique publique et le caractère intrinsèquement subversif de l’engagement.

Autrement dit, plus concrètement, l’engagement institué s’inscrit le plus souvent dans des cadres fixés, auxquels il apparaît difficile de déroger. 

un principe d’institution désinstitutionnalisée revient donc à redéfinir les logiques de pouvoir de l’action légitime dans un contexte de « grand malentendu »9  titre évocateur qui renvoie aux multiples paradoxes et dissonances qui scandent des politiques jeunesses porteuses de toutes les confusions.

  • 1Ces recherches ont étudié la tranche des 17-30 ans, tranche arbitraire qui ne revendique pas l’universalité de ce qui compose la jeunesse.
  • 2Sont issus de ces travaux l’ouvrage En gage de jeunesses de Boris Teruel paru aux éditions LMDG en 2021 et le documentaire En gage de Jeunesse de Zoé Vandenberg.
  • 3Anne Muxel et Adelaïde Zulfikarpasic, Les Français sur le fil de l’engagement, L’Aube, 2022.
  • 4Michel Serres, Petite Poucette, Le Pommier, 2021.
  • 5Notons que la quasi-totalité des jeunes ne définit pas l’engagement « politique » et privilégie la « relation d’aide » et les « attitudes civiques ».
  • 6Expression empruntée à Simon Luck dans Sociologie de l’engagement libertaire dans la France contemporaine, 2010.
  • 7François Dubet, « L’école “embarrassée” par la mixité », Revue française de pédagogie, n° 171, avril 2010, [en ligne].
  • 8Prise ici une nouvelle fois sous l’angle de l’ensemble des actions de service public déployées et/ou financées par l’État. Le système est d’ailleurs envisagé de manière englobante par les jeunes.
  • 9Valérie Becquet, Patricia Loncle et Cécile Van de Velde, Politiques de jeunesse : le grand malentendu. Champ social, 2012.
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