Propos recueillis par Anna Maheu, La Fonda.
Comment un jeune peut-il rejoindre la colocation solidaire Valgiros ?
Véronique Lévêque : C’est un processus assez long : une personne qui souhaite rejoindre la colocation va avoir un premier entretien avec moi, puis participer à un temps collectif, un déjeuner ou un dîner. Nous discutons ensuite en interne de comment s’est passé ce temps collectif.
Puis, si tout se passe bien, il dîne à l’étage dans lequel il pourrait vivre, avec ses possibles colocataires. La dernière étape est une rencontre avec la chargée des ressources humaines du siège des Captifs qui nous fait part ensuite de ses retours.
Théophile Kaltenbach : Pour moi, tout cela a eu lieu en quelques mois pendant les grandes vacances de 2020. Après une première visite, j’étais venu dîner un lundi soir. C’est le jour du dîner d’étage obligatoire, tout s’était bien passé.
J’ai effectué l’entretien, qui était plus une formalité, et ai emménagé trois semaines après, le temps que l’ancien bénévole qui occupait ma future chambre parte. Ces deux semaines de vide étaient importantes pour ne pas prendre la place quand le lit était encore chaud.
Est-ce que vous recherchez des bénévoles qui ont eu une expérience dans le travail social ?
V.L. : Bénévolat et travail social sont des rôles distincts et qui ont vocation à le rester. Les bénévoles ont besoin d’un minimum de construction, de verticalité et de savoir-être. Il faut être capable d’accueillir l’autre avec ce qu’il est, mais nous apprenons et nous grandissons ensemble. C’est vrai pour les bénévoles comme pour les professionnels.
T. K. : Je pense qu’il faut avoir de bonnes raisons de vouloir venir ici, bien qu’elles ne soient pas les mêmes pour chacun.
Ensuite, on apprend à être un bénévole en regardant les autres. Nous sommes trois par étage. C’est ainsi qu’on découvre concrètement ce que ça représente de rejoindre la fragilité d’une personne qui a connu la rue.
Quelles sont vos tâches respectives dans le centre ?
V.L. : Mon rôle principal est d’être en soutien de l’équipe sociale. Deux travailleurs sociaux, Alison Boirel et Corentin de La Ferrière, s’occupent de l’accompagnement social des résidents.
J’ai aussi de nombreuses tâches administratives : les comptes, la logistique, faire fonctionner une maison de 1000 m2 en somme. 21 personnes accueillies et 9 bénévoles vivent aujourd’hui à Valgiros.
Il y a également un temps indispensable de « liant » : se connaître est important afin d’être capable de se dire quand cela va ou non.
T. K. : Je ne fais rien de plus que d’habiter ici, en assurant ma part des tâches communes : la cuisine parfois, le ménage toutes les semaines et le rangement qui n’est jamais fini !
Les bénévoles ne sont pas là pour « faire pour », mais pour « faire (et vivre) avec ». Nous avons par contre des temps importants dans la semaine, comme la table ouverte pour tous ceux de l’extérieur qui voudraient découvrir la coloc.
Le samedi, nous faisons des activités culturelles : un match de rugby, des jeux de société, du bowling, un film, etc. Et le dimanche, nous déjeunons au rez-de-chaussée avec ceux qui sont là.
Quels sont les rôles de l’équipe sociale ?
T. K. : Ils participent aux dîners du lundi soir et du mercredi soir, nous échangeons sur la vie de l’étage, des colocs.
En habitant ici, nous pouvons nous rendre compte de détails qui échappent à l’équipe sociale. Par exemple, nous avons accueilli un nouveau coloc et je me suis rendu compte qu’il ne savait pas lire ce que l’équipe sociale ignorait.
À l’inverse, dans la limite du secret professionnel, ils peuvent nous expliquer ce qu’ils mettent en place avec tel coloc dans l’accompagnement social : la recherche de métier, l’inscription à la fac, l’accompagnement avec l’alcool, etc. Cela nous permet de mieux nous comprendre.
V.L. : Le rôle d’Alison et Corentin est d’accompagner les personnes accueillies de Valgiros sur le volet des droits, de la santé, de la formation, de la spiritualité, etc.
Nous sommes un centre de stabilisation et non un lieu de vie. Nous essayons de faire émerger le désir d’un après, un projet de vie, et de penser à ce qui serait bon pour eux après Valgiros.
Théoriquement, une personne accueillie devrait partir au bout de 2 ans, après avoir trouvé une solution de sortie. Sur 2021, la durée moyenne est de 3 ans avec de très grandes disparités entre les résidents.
Certaines personnes restent très peu, car elles se stabilisent, ou elles retournent — volontairement ou sous la contrainte — à la rue. Deux résidents sont décédés l’an dernier, ils étaient là depuis 6 ans. L’idée de Valgiros est aussi de pouvoir les accompagner jusqu’à leur dernier souffle.
Les bénévoles ont-ils également vocation à rester rue de Vaugirard ?
V.L. : Les bénévoles ont un contrat d’engagement d’un an minimum et de 3 ans maximum. J’ai posé cette limite parce que je pense que c’est un lieu transitoire, comme pour les résidents. Vivre à Valgiros est une expérience de vie qui peut être féconde, mais pas un projet de vie.
T. K. : Oui, il y a un risque en habitant ici de « s’exclure avec les exclus » comme le dit le délégué général des Captifs, Thierry des Lauriers. Vivre ici prend quand même de l’énergie et je ne suis pas sûr qu’on puisse avoir la même énergie sur 5 ans. Par exemple, je pars dans 6 mois, car je prépare un concours l’année prochaine et ce n’est pas possible de faire les deux en même temps.
C’est un temps donné, dans le sens de « je donne », et cela ne peut pas fonctionner de manière pérenne. Il y a des motifs très pratiques : en vivant en colocation, il est impossible de fonder une famille par exemple.
Avez-vous des formations avec des professionnels de l’intervention sociale ?
T. K. : En tant que bénévoles, nous avons eu des discussions avec un addictologue sur l’intérêt de l’approche de la Réduction des Risques Alcool (RdRA). Il s’agit d’un accompagnement à la consommation d’alcool pour les personnes dépendantes au sein de la colocation.
Nous avons aussi un groupe d’analyse des pratiques (GAP) de bénévoles : un lieu où nous pouvons déverser en confiance et dans la confidentialité tout ce qui nous pèse dans la vie avec les colocs.
V.L. : Tous les métiers de l’accompagnement et du social ont des supervisions ou des GAP. Les Captifs ont souhaité étendre cet outil aux bénévoles : y participer fait partie du contrat d’engagement du bénévole.
Les travailleurs sociaux de Valgiros ont leur propre GAP et, en tant que responsable, j’ai moi-même un GAP au niveau du siège avec d’autres responsables.
T. K. : Nous avons aussi une relecture de vie avec un salarié des Captifs, tous les mois en alternance avec le GAP.
Nous y évoquons moins les pratiques : c’est un temps où nous pouvons prendre du recul sur notre engagement, nous rappeler ou questionner les raisons qui nous ont poussés à venir ici.
Comment le fait de vivre à Valgiros peut-il modifier un parcours de vie ?
T. K. : Si j’étais dans un entretien d’embauche, je dirais qu’habiter ici développe certaines compétences : gestion de crises, adaptabilité, sens de l’écoute, patience, etc.
Mais, vivre ici m’a surtout confirmé que j’aime les personnes de la rue et que j’aurai toujours à cœur de maintenir ce lien avec elles.
V.L. : C’est une expérience de vie qui mérite d’être réfléchie. Il ne faut pas avoir peur et oser.
Nous avons toujours besoin de bénévoles, surtout ceux qui savent mettre de la joie. Nous vivons ici des moments franchement compliqués. Garder cette joie profonde et la communiquer n’en est que plus important.
T. K. : Oui, il y a aussi des moments de grandes joies comme à Noël. Nous l’avons célébré avec des familles de bénévoles, qui sont venues ici. C’était une très belle soirée, avec une messe, une grosse raclette et de la danse.
C’était un mélange assez décapant, mais les colocs avaient des étoiles dans les yeux. Cela m’arrive toutes les semaines d’avoir un moment qui me rappelle pourquoi je suis venu ici.