Engagement

L’utopie, vecteur de transformation

Tribune Fonda N°250 - Écologie et société : nos communs - Juin 2021
Sandrine Roudaut
Sandrine Roudaut
Autrice et conférencière, Sandrine Roudaut se définit comme « chercheuse-semeuse d’utopie ». Après avoir rédigé deux essais consacrés à l’utopie et ses ressorts, elle vient de publier Les Déliés, un roman qui propose un imaginaire positif et décrit la bascule de notre monde. Cet entretien revient sur l’importance de l’utopie et sur le rôle de l'imaginaire pour penser le futur.
L’utopie, vecteur de transformation
Utopia de Saul Steinberg, 1974 © The Saul Steinberg Foundation

Sandrine Roudaut répond aux questions de Bastien Engelbach de la Fonda. 


Quel sens donnez-vous à l’utopie ?

L’utopie est en général perçue de manière négative, reléguée à ce qui est irréalisable. Or, c’est une façon de penser l’essentiel pour le transformer. Face aux freins psychologiques, — les peurs, le sentiment d’impuissance — il existe des leviers qui sont plus forts et c’est en les étudiant que j’ai compris l’efficacité de l'utopie.
 
Le désir, puissance d’être de l’être humain, est le premier de ces leviers. Sans désir d’un autre monde, on ne peut pas le changer.
L’autre levier est la confiance — en soi, en les autres, en l’humanité — avec laquelle tout redevient possible.

J’ai d’autre part observé que ce sont des utopistes en ordre dispersé qui font avancer les choses. La Sécurité sociale, la chute du mur de Berlin, le vote pour les femmes, Internet… Ces transformations radicales ont été portées par des personnes considérées à un moment comme utopistes.

Étymologiquement, l’utopie désigne ce qui n’a pas de lieu, et nous la comprenons comme ce qui ne peut pas en avoir. Pour penser que nous n’inventerons jamais rien de neuf, il faut avoir perdu foi en soi et en le génie humain. On ne peut pas venir au monde en disant « ma génération n’inventera rien ».

Heureusement, et particulièrement dans le tissu associatif, des personnes imaginent des choses qui n’existent pas encore. Autrement, nous n’aurions pas Emmaüs ou Les Restos du cœur. En fait, rien de grand n’est inventé sans utopistes. Ce sont des citoyens et citoyennes qui amènent leur monde plus haut, contre toute attente et tout fatalisme.

L’utopie est-elle à un moment le refus de l’ordre établi ?

On fait avancer l’époque en la contestant. À un moment, il faut désobéir à ce qui est légal pour faire advenir ce qui est légitime. En désobéissant, les utopistes soulignent qu’une chose que nous tolérons est en réalité intolérable.

Ce n’est que des années plus tard que nous nous rendons compte que ces minorités avaient raison. Ces gens qui sont méprisés, combattus dans leur époque, sont célébrés aujourd’hui.

Dans l’époque, seules certaines personnes sont capables de voir ce qui est injuste. Nous refaisons les mêmes erreurs en attaquant ces personnes. Par exemple, alors que nos normes culturelles sont celles d’un progrès infini, dire que nous voulons un monde qui respecte les limites de la planète est considéré comme rétrograde.

Ces mouvements citoyens de contestations et d’utopies ont mille vertus. On s’y affranchit de la résignation et on y reprend confiance, on réapprend à s'écouter. On sort de son milieu et on fait destin commun.

Il y a donc deux piliers de l’utopie : la désobéissance et le désir de faire mieux. Cela conduit à la question d’un monde soutenable.

Quelle définition en donneriez-vous ?

Mon approche est moins conservatrice que celle du développement durable ou de la « transition » où nous partons d’aujourd’hui pour faire moins pire. J’appelle cela le futur antérieur. Vu nos enjeux, nous ne pouvons pas fonctionner avec les recettes d'hier. Une utopie, c’est décider de ce que sera demain, un monde qui ne nuit à personne, ni à la planète, ni aux personnes, ni à nos enfants, et partir de ce futur idéal pour bâtir quelque chose.

Avoir pour objectif de réduire nos émissions de CO2 de 15 % n’oblige pas à une remise en cause du modèle. Faire des produits plus écologiques en restant dans les même processus de pensée, de production et de vente, aboutit souvent à un surcoût car les règles du jeu économique sont faussées, défavorables au respect écologique et social.

En se donnant l’objectif a priori irréalisable d’un monde sans pollution, nous allons nous creuser la tête pour sortir de ce vieux modèle. C’est grâce à une ambition démesurée que l’audace, la créativité et l’innovation peuvent émerger.

Interface, une entreprise américaine de moquette a réussi ainsi, via des objectifs radicaux. En moins de vingt ans, elle a inventé un nouveau modèle, sans impact sur l’environnement. Par exemple, au lieu d’utiliser de la colle très polluante, elle a utilisé une technologie s’apparentant aux pattes de geckos.

La radicalité est importante. Ceux qui ont demandé la fin de la ségrégation et l’abolition de l’esclavage n’ont pas demandé un esclavage responsable ou une transition esclavagiste. À un moment donné, il faut se demander ce qui est juste, ce qui est digne. La dignité n’est pas négociable.

 
Comment peut-on faire dialoguer les utopies ?

Une utopie c’est un élan personnel. Il y a une cause qui nous tient à cœur et on a sa propre façon d’y contribuer, un style de
résistance. Certains vont être des désobéissants, entraver des projets climaticides, d’autre avoir un activisme artistique, aider via des associations… Tout est recevable.

Je ne crois pas qu’il faille affaiblir cet élan personnel qui nous porte pour négocier quelque chose de commun. Continuons à penser que notre cause est supérieure à celle des autres, c’est ce qui fait que l’on se bat pour elle. Et c’est très bien car si elles sont toutes
essentielles, individuellement on ne peut pas toutes les défendre. Dans cet élan, trouvons nos alliés. Et parallèlement veillons à être bienveillants envers la cause des autres, pour parfois faire cause commune.

L’utopie advient en ordre dispersé. C’est point par point, que nous allons faire basculer le damier vers un autre monde. On ne sait jamais à l’avance l’action qui va faire bascule, ni quelle cause. Cela aurait pu être les Gilets jaunes, ou Nuit debout. Cela peut être les jeunes, les femmes, le milieu hospitalier.

En fait toutes ces causes sont convergentes. C’est pour cela qu’il faut nourrir toutes les graines et être disponible à ce qui se passe, être à l’écoute. Sinon, on peut louper de grands virages de l’histoire.

Dans une fiction, ce dialogue s’avère évident. La fiction ne trompe pas, on sent tout de suite si c’est crédible et quand on imagine un monde où les causes avancent, on se rend compte qu’elles se nourrissent.

Probablement aussi parce que le lecteur n'a pas d’a priori intellectuel, de croyances forgées par notre monde. Il ou elle s’identifie aux personnages, traverse leurs doutes, se rêve dans leurs audaces. Une fiction permet d’avoir tous les points de vue ; on peut y être radical ou timoré. On peut même être les deux.


Quel rôle l’imaginaire peut-il jouer pour nous amener vers un monde soutenable ?

L’imaginaire est fondamental, c’est le lieu d’émergence de nos utopies. Or, il est aujourd'hui obstrué par deux récits : l’apocalypse ou la start-up nation et ses fuites en avant high tech. Ce dernier fait rêver mais c'est une illusion irresponsable aux vues des ressources. Quant à l’apocalypse il nous interdit de penser l’avenir autrement que résignés.
 
Pour mon roman, j’ai imaginé une fiction positive, qui donne à voir qui nous pourrions être : des utopistes en puissance qui peuvent changer les choses. Si notre monde ressemble à 1984 d’Orwell, c’est peut-être parce qu’on l’a lu. Si nous montrons un monde dans lequel la vie est plus frugale, mais aussi plus joyeuse, car nous y avons retrouvé des choses essentielles auxquelles nous avions renoncé, comme du temps, nous donnons un accès possible à ce monde-là, un désir, un chemin.

J’avais à cœur de montrer que nous sommes tous animés par la même envie de vivre ensemble, d’avoir une vie meilleure, avec un même respect, une même joie. Dans mon roman, les gens se présentent en disant leur utopie et le mot qu’ils veulent défendre.

Parce qu’un nom de famille ou une profession hiérarchise les personnes, les oppose, les fige. La fiction permet de nous affranchir pour retrouver notre puissance d’être.

Faire advenir le meilleur est galvanisant, pour le monde comme pour l’estime de soi. Dans Les Déliés on imagine comment et on voit que c’est possible.
 

Opinions et débats