Pierre Vanlerenberghe introduit la conférence et présente François de Singly, sociologue, professeur à la Sorbonne qui a développé ses réflexions sur l’individualisme contemporain, ce qu’il a acté dans quelques livres récents.
D’une certaine manière, les associations ont participé à la création des identités personnelles, mais, face au développement de l’individualisme contemporain, elles se posent d’énormes questions : quelles sont les possibilités d’actions collectives dans notre pays ?
Dans votre livre, vous dites : « La vérité de soi étant dans la liberté de pouvoir choisir ne se confond pas avec ce qui lui est imposé, avec éventuellement les apparences, mais cela ne signifie pas que cette vérité s’élabore dans le monologue, dans l’isolement. Narcisse s’épuise à se regarder. Le dialogue, l’échange, l’association, sont des supports indispensables à la construction de soi, les supports de l’individu ne sont pas seulement ceux de la propriété, ils comprennent aussi les relations à autrui, l’individualisme est relationnel ».
Vous faites allusion dans ce livre aux associations, nous aimerions pouvoir progresser avec vous dans la compréhension de l’individualisme contemporain et dans les questions qu’il pose à la vie collective et à l’action collective.*
Je ne suis ni un sociologue de l’individu, ni un sociologue de l’individualisme, mais je vais vous dire pourquoi, de mon point de vue, la conception des individus s’est modifiée.
Le point décisif est de dire que l’individualisme est le fondement idéologique des sociétés modernes. Durkeim le dit, l’individu est la religion du monde moderne, à ceci près peut-être que, pour la première fois dans l’histoire, cette religion à laquelle nous adhérons tous est décrite avec un mot qui est toujours connoté négativement : dès que quelque chose ne va pas, le politique dit que c’est « la faute à l’individualisme ».
Or, l’individualisme n’a jamais voulu dire, d’un point de vue théorique, l’individu seul ; l’individualisme, c’est simplement un changement de la conception du lien social. D’un point de vue théorique, il y a deux conceptions du lien social : soit le lien qui unit les individus est d’abord un lien à dominante hérité, ce qu’on appelle le gîte de la communauté, c’est la filiation. Par exemple, François de Singly, fils de son père, fils du roi, fils de Dieu.
En fait, je ne suis maître d’aucun des liens qui, par dominante, me définissent. Donc François de Singly est défini par d’autres que par moi, la filiation, la verticalité.
Avec la révolution française, c’est l’individu autonome qui dessine son monde et qui, à l’intérieur de l’autonomie, dessine ses liens. On passe d’une conception « dominante » du lien hérité à une conception « dominante » du lien choisi ou du lien électif.
Ce lien électif a deux traductions qui, du point de vue philosophique, n’ont pas été pensées ensemble : – le lien électif démocratique, on choisit ses dirigeants, c’est une longue histoire sur laquelle on reviendra ; – le lien électif dans la vie privée. Si le lien de filiation est un lien de référence, dans les sociétés dites de communauté, la sociologie allemande a inventé une communauté pour avant et une société pour maintenant.
Tachons de comprendre ces sociétés communautaires et ces sociétés sociétaires. Dans les premières, puisque le lien de filiation est la référence, la famille est absolument centrale puisque c’est toujours le père qui structure l’ensemble des liens. Le pays est une grande famille, Dieu nous réunit et se désole de ses enfants désobéissants.
La révolution va avoir du mal à se libérer de cet imaginaire, et c’est pourquoi on va retrouver la « fraternité ». Franchement le lien électif fraternel n’était pas le meilleur choix possible, mais il est très difficile de se débarrasser de cet imaginaire familial, fraternel en l’occurrence.
Je reviens à la révolution française, cela se passe mal, il y a des ennemis à l’extérieur ; pourtant, ils inventent le mariage civil et en même temps le divorce par consentement mutuel. Pourquoi ? C’est tellement révolutionnaire que très vite, le divorce par consentement mutuel est supprimé.
Cela me permet d’introduire une deuxième idée : nous avons à gérer, nous tous, y compris à titre individuel, cette conception du lien. Il est clair qu’à partir du moment où je ne suis pas défini par d’autres que par moi, que François de Singly n’est plus le fils de son père, n’est plus le fils de Dieu, François de Singly est François de Singly.
Il n’y a pas, par construction, dans la conception de l’individu, de définition de l’individu a priori, avec des dominantes de liens qui seraient plus importants les uns que les autres. à ce moment-là, il y aurait une conception extérieure.
À la fin du XIXe siècle, la plupart des sociologues européens, français, allemands, vont être progressistes. Durkeim dit : « Je suis individualiste, on ne peut pas être non-individualiste puisque, de toute façon, c’est la conception globale de la société moderne. » En même temps, Durkeim va essayer d’être un individualiste qui canalise ce qu’il pense être les méfaits de l’individualisme.
Dès la fin du XIXe siècle, on observe l’adhésion au modèle de l’individualiste, qui est un modèle anti-autoritaire.
Imaginons qu’on soit entre hommes : on est fils de, on est défini, fils du roi, fils de Dieu, cela fait beaucoup de liens communs. A priori, la société est déjà créée dans la logique de la communauté puisqu’elle pré-existe à l’individu. Même des gens de gauche utilisent cette expression : la famille, cellule de base de la société. Formule réactionnaire, scandaleuse, dans les sociétés individualistes, la cellule de base de la société est l’individu.
On va alors assister à une période que certains sociologues, dont je suis, vont appeler la première modernité, c’est-à-dire fin XIXe jusqu’aux années 60 ; cela peut aller jusqu’aux années 70 et même jusqu’en 1981.
Dans la première modernité, ce qui fait lien c’est l’idéologie du progrès. L’idéologie du progrès, c’est simplement le règne de la raison ; il y a de la lumière et il y a des gens inégalement éclairés. Les femmes, par exemple, ne sont jamais éclairées, c’est pourquoi elles n’ont pas le droit de vote. C’est dit explicitement : si jamais une femme va voter, elle va voter comme son mari parce que, de toute façon, elle ne comprend rien. Tant qu’à faire, il y a même des députés qui ont proposé qu’un homme marié puisse voter deux fois puisque sa femme va voter comme lui !
Le mythe de la raison, qui est absolument central, offre deux avantages ; dans la première modernité, il y a la raison.
L’individu, pour exister et se développer lui-même de manière intérieure, doit se développer en fonction d’un programme qui n’est pas individuel. Il ne doit pas, dans la première modernité, se développer comme François de Singly, mais comme un individu rationnel. L’école républicaine est au cœur du projet républicain français pour cette raison.
On doit déposer au vestiaire sa langue régionale, son origine sociale, sa religion. On prend la blouse, on porte tous une blouse et on va découvrir progressivement ce qui fonde le nouveau lien. On doit devenir un être raisonnable.
Le problème de la raison est qu’elle est inégalement distribuée. Qui sont les héros de la troisième république ? Ce sont d’abord les savants, les médecins. Les hommes font l’histoire, mais ils la font normalement tellement bien éclairés que chaque pas est positif. Certains historiens estiment que l’idéologie du progrès est calquée sur la providence. C’est la raison qui a dessiné le chemin.
Il y a, par exemple, l’avant-garde, le parti communiste, parti de l’avant-garde du prolétariat. Il y a des gens peu éclairés derrière et il y a des gens qui sont devant. Les savants sont devant, les politiques également ; nous, on est mal éclairé. Par exemple, en politique, François de Singly a une lumière de temps en temps, il rentre dans l’isoloir et c’est terminé jusqu’aux prochaines élections. Pendant ce temps, les autres sont devant. On avait détruit la logique de la filiation verticale traditionnelle, mais elle est très vite remplacée par un autre axe vertical, l’autorité raisonnable. Cela fonctionne avec tout de même beaucoup de dégâts. Du point de vue du fonctionnement social, je ne suis pas sûr qu’on puisse avoir la nostalgie de ce type de lien qui considère que c’est l’espace public qui est censé être raisonnable : je sors de l’école, j’ai le droit de redevenir fils de, catholique, chez moi, dans la vie privée. Le grand clivage de la première modernité est public/privé, avec une frontière. Dans la conception traditionnelle, il y a une séparation. Dans la sphère publique, officiellement, c’est la raison, qui peut s’appeler d’intérêt général, et du côté de la sphère privée, quand je rentre chez moi, je reprends ma définition de l’intérêt privé, de l’intérêt personnel.
Je travaille sur les problèmes de transformation ; je suis un père, je viens d’avoir un petit enfant très malade à la naissance, il faut prendre une décision. Dans la conception première modernité, je ne peux pas participer à cette décision parce que je suis trop impliqué, il faut des gens qui ne soient pas impliqués ; les médecins vont prendre la bonne décision. On arrive dans les années 60, les femmes vont commencer à brouiller les frontières parce que les représentantes de la sphère privée arrivent dans la sphère publique. Il y a des femmes qui vont avoir le culot de manifester dans la rue pour dire : « Mon corps m’appartient ». C’est invraisemblable !
Dans la première modernité, l’individualisme est défini à dominante du point de vue politique, y compris associatif, de l’individu raisonnable. Dans la deuxième phase, on doit à la fois être des individus raisonnables car la seconde modernité ne chasse pas les acquis de la première modernité, mais il va y avoir une deuxième revendication. François de Singly ne veut pas être qu’un être raisonnable, il veut être aussi lui-même et pas simplement chez lui, en famille, il veut aussi être lui-même dans la sphère publique.
Curieusement, le lien que j’ai appelé électif va être encore plus déstabilisé par cette irruption de l’individu privé dans la sphère publique. La vision positive, est qu’aujourd’hui, c’est plus difficile, mais, en même temps, les individus sont moins tronqués.
Dans la conception de la première modernité, quand je suis dans la famille, je suis surtout membre de la famille, si je suis à l’école, je suis élève, si je suis malade, je suis à l’hôpital, je suis d’abord malade, si je suis en prison, je suis d’abord prisonnier, détenu. Toutes les institutions, avec des histoires différentes, ont eu des revendications dans lesquelles les individus disent : je suis détenu, je suis écolier, je suis fils de, mais, y compris dans cette institution qui me définit de manière uni dimensionnelle, je veux continuer à être moi-même. La famille, à ce niveau, malgré certaines difficultés, a été l’institution qui, dans l’imaginaire, est la plus réactionnaire, au sens d’avant la révolution, et en même temps, l’institution qui s’est, et de loin, le plus modernisée.
La France ne souffre pas des réactionnaires, la France souffre beaucoup moins de Boutin que de Finkielkraut. Les Finkielkrautiens, qui sont très importants à gauche, défendent le modèle de la première modernité ; c’est le modèle dans lequel l’irruption de l’individu n’est pas raisonnable. Vous avez un adolescent, c’est votre fils, c’est votre fille, on lui dit : « Tu devrais travailler. » L’enfant qui va avec son père ou sa mère et son cartable est à dominante fils ou fille de. à d’autres moments de son existence, il dit : « C’est moi. » S’il dit : « Maman, je suis fatigué d’être fils, je voudrais que tu m’achètes les œuvres complètes de Racine dans la Pléaide », il y a deux attitudes : vous êtes content éventuellement, ou, si vous êtes parent moderne, vous allez consulter. Si son expression personnelle est d’être encore plus fils de, pour montrer qu’il est meilleur fils que son frère, c’est grave. Normalement, il faut qu’il fasse une chose nulle, normalement irrécupérable en tant que fils de. S’il écoute de la musique et que vous lui dites que c’est la plus belle musique que vous n’avez vous-même jamais entendue, c’est nul, il va falloir qu’il trouve autre chose. Il faut forcément marquer la différence. D’une certaine façon, la revendication personnelle, dans notre société, ne s’exprime pas toujours sur des formes formidables, il faut aussi l’assumer. Comment les gens expriment le fait qu’ils sont eux-mêmes ?
Je prends un exemple : j’ai changé de lunettes il n’y a pas longtemps, le vendeur m’a fait acheter des lunettes très chères ; je les trouve un peu intellectuelles, il y a un petit côté Durkeim. J’ai beau critiquer la première modernité, ce n’est pas désagréable d’être un individu raisonnable, donc j’ai laissé mes autres lunettes. On peut être symbolisé par des choses qui ne sont pas forcément exceptionnelles.
Chaque fois, Finkielkraut dit : regardez où on en est, puisque les gens vont acheter une petite sonnette pour personnaliser leur téléphone portable. On peut penser que c’est une absurdité de personnaliser son téléphone (je parle en tant que Finkielkraut). Est-ce qu’on a fait tout cela pour en arriver là ?
Une des questions est la suivante : il est clair que si on va dans une association, on y va pour une dimension collective, sauf les gens éminemment dangereux.
Quelqu’un me dirait qu’il n’est là que pour son association, je lui dirais d’aller consulter tout de suite un psy. On doit aujourd’hui exister aussi à titre personnel ; et le personnel ne se confond jamais avec le collectif, y compris dans la logique amoureuse. La logique fusionnelle est une logique malade de l’amour ; dans l’amour on doit rester soi-même sinon il n’y a pas d’amour.
Pour moi, le capitalisme a très bien compris que notre expression personnelle se fait par des choses qui n’ont pas énormément de sens. Pourquoi ? Parce que pendant ce temps-là, la logique plus collective de type associatif a du mal à combiner à l’intérieur de son fonctionnement la logique de l’expression personnelle.
Je reviens à mon modèle associatif de référence : une bonne famille aujourd’hui est une famille qui a des temps collectifs ; le repas de famille peut être un repas fractionné, la mère avec un de ses enfants pour avoir une relation personnalisée. La deuxième photo, une pièce à soi, cela veut dire : dans ma famille, je suis aussi moi-même, je fais aussi autre chose.
Il n’y a pas, à mon avis, de bons liens s’il n’y a pas cette coexistence de ces différentes dimensions afin que l’individu n’ait pas le sentiment de cet enfermement qui revient énormément dans les entretiens, qui est ce sentiment de l’unidimensionnalité.
Je suis rentré au parti socialiste en 1971. à l’époque, je suis très catholique. Je suis à Nantes. J’y vais avec mon épouse. Pendant toute la réunion, on s’est demandé comment exclure un membre du parti socialiste dont on avait découvert qu’il avait mis ses enfants dans l’enseignement privé. Jack Lang dit ce qu’il pense sur tel ou tel point, dit qu’il votera le contraire de ce que le parti lui demande de voter. La discipline de vote, c’est extrêmement difficile à penser pour un individu moderne en tant que spectateur.
Par construction, l’expression personnelle n’est pas canalisée juste sur le point qui nous intéresse. Ce n’est pas moi, père de famille, qui vais fixer le programme de l’expression personnelle de mes enfants. Je ne le découvre pas forcément sur le moment, mais il y a des petits bouts d’expression personnelle. Il y a deux questions :
- Quelles expressions personnelles existent dans nos associations ? Elles sont absolument hiérarchisées et différentes selon son point de vue. Je vois la manière dont les gens de base parlent, le militant de base a l’impression qu’il est dans une tâche collective et qu’il agit à titre strictement personnel.
- Du point de vue social, que proposons-nous aux individus pour avoir une expression personnelle qui ne soit pas uniquement marchande ?
La deuxième chose qui est plus compliquée, plus politique : l’individu moderne que je suis passe sous les formes d’expression personnelle qui, malheureusement, ne sont pas proposées de l’autre côté.
Débat
Jean-Pierre Worms : Je vais aller assez vite, parce que je retrouve une série d’éléments que je partage et qui sont au cœur d’une réflexion sur la France associative. Je voudrais revenir sur cette problématique proprement associative. J’ai cru comprendre que d’une certaine façon, sphère privée et sphère publique sont non seulement deux entités séparées, mais des entités en opposition. J’ai le sentiment que, première ou deuxième modernité, la réalité de la vie des individus, c’est toujours l’articulation de l’individu et du collectif.
Il est vrai que dans la première modernité, concernant le fait associatif, il y a eu énormément de difficultés à faire émerger la légitimité d’organisations collectives. Le peuple est un, la nation ne peut pas tolérer l’existence de corps particuliers qui défont l’unité du corps commun.
Dans ce modèle, l’individu dépouillé de tout ce qui le particularise en tant que citoyen est porteur de quelque chose qui le dépasse et qui le constitue comme citoyen, c’est la raison universelle et les droits de l’homme. Ces deux principes fondateurs de la république font de l’individu l’incarnation de ce qui peut permettre de faire société, mais le problème se trouve posé de savoir comment on va construire la société.
Se trouvent immédiatement les distinctions entre ceux qui ont accès, plus que d’autres, à la raison universelle. Dans l’instruction publique, on apprend au peuple la vertu. Dans l’éducation nationale, on sélectionne ceux qui peuvent avoir accès aux lumières. Bien évidemment, ceux qui peuvent avoir accès aux lumières sont appelés à devenir les dirigeants.
Dès l’origine de la révolution, il y avait cette idée que le principe fondateur appelait immédiatement un compromis qui introduisait une distinction au sein de la société. Passons sur la construction de l’espace public, de la république.
Le fait associatif, dans tout cela, a énormément de mal à émerger. Finalement, quand il émerge, dans la première modernité, ce qui me frappe, c’est qu’il se place à l’abri de l’état, en prolongement de l’état, et avec des logiques de construction associative très semblables à celle de l’état, avec une primauté du collectif qui appelle l’abnégation au sein du collectif de tout ce qui pourrait distinguer les individus. Ce qu’on retrouve à l’école, on le retrouve dans les partis, dans les syndicats, dans les associations.
J’ai toujours été militant, je me suis rendu compte de la difficulté qu’il y avait dans une structure collective à reconnaître chez son camarade ce qui le différenciait. On s’apercevait, vingt ans après, que c’était un formidable spécialiste de tel problème, qu’il avait des passions extraordinairement intéressantes dont il n’avait jamais eu l’occasion de parler. Mais, malgré tout, il y avait construction d’un collectif à partir des individus, mais un individu qui était lesté de quelque chose.
Aujourd’hui, la construction du collectif et l’individu qui participe à la construction du collectif apporte autre chose que sa raison : non seulement son cœur, mais son expérience, c’est-à-dire tous les autres liens que le lien constitutif de l’association. Ces autres liens deviennent des ressources pour enrichir et construire l’association.
J’aimerais te poser la question suivante : quelle conception as-tu du rôle de l’association dans la première modernité et du rôle de l’association dans la deuxième modernité, à la fois dans sa capacité d’exprimer une capacité collective d’utilité sociale, et dans sa capacité de valoriser ce que les individus y apportent ?
Deuxième question : tout ce qui est le lien de ce que tu appelles l’individualisme de la deuxième modernité, avec l’évolution du marché, une société marchande où tous les biens collectifs sont sujets à devenir des biens marchands et où le consumérisme devient un moteur de développement et, du même coup, favorise, développe la valorisation de l’individu comme être public à travers sa participation au marché ; et deuxièmement, le lien que tu peux établir entre la deuxième modernité et le statut de l’individu dans la deuxième modernité avec le développement technologique, tous les outils de communication qui valorisent considérablement l’autonomie de l’individu dans la communication. Les médiateurs ne sont que des médiations technologiques et non pas des médiations sociales ou organisationnelles voire hiérarchiques.
Agnès Rousseaux : J’aurai trois interrogations principales par rapport à ce que vous dites :
– La première est le constat que vous posez sur l’individualisme et le fait que cela oblige chacun à se construire soi-même et cela entraîne une certaine angoisse par rapport à la personne qui va devoir se créer sa propre identité. Les individus sont plutôt désemparés, dans une sorte d’insécurité identitaire, ont du mal à assumer cette nouvelle autonomie. Cela entraîne à la fois l’acceptation de prêt-à-penser ou des replis communautaires. Comment peut-on accompagner aujourd’hui des processus pour permettre une réelle émancipation des personnes ? Vous avez parlé de l’école, on se rend compte que l’école aujourd’hui ne remplit pas forcément ce rôle, du coup, il y a de la place pour l’action des associations, des lieux de médiation qui permettent de passer de ses appartenances subies à ses appartenances choisies, qui puissent donner du sens et de l’identité à des personnes et qui permettent de construire un regard collectif sur le monde. Quels sont les lieux aujourd’hui qui permettent cette réelle émancipation pour chacun ? Il y a la question du lieu et la question du processus de transmission : quels sont aujourd’hui ces lieux de transmission ? Transmission de valeurs et transmission du goût de l’action. Comment, aujourd’hui, invite-t-on des gens à être acteurs de la société ?
– Ma deuxième question porte sur le fait que l’individualisme entraîne une nouvelle forme de construction du lien social ; cela pose des questions sur l’action collective. Au Mrjc, on a une expérience qui est basée sur beaucoup d’actions collectives où des équipes de jeunes se réunissent sur leur commune pour mener des projets qu’on aimerait être des projets de transformation sociale et qui se situent également dans du long terme. Cela va un peu à l’encontre de tendances qu’on peut voir aujourd’hui. En s’appuyant sur ce que sont les jeunes aujourd’hui, leur envie de révolte, un besoin de reconnaissance personnelle, comment peut-on avoir tout de même une ambition exigeante pour l’action collective ? Les constats que vous posez sur l’individualisme nous amènent forcément à se dire qu’il faut changer les modes d’action collective.
– Troisième question, l’action du politique. Vous dites qu’on est passé d’un mode de « communauté » à un mode « société », en même temps, ce lien contractuel permet aussi la reconstruction de communautés au sein de la société. Comment peut-on construire un champ politique qui ne soit pas une juxtaposition de communautés ? Quelle analyse faites-vous de ce lien entre communauté et société ?
François de Singly : Honnêtement, je ne suis pas un spécialiste de l’association. Je pense tout de même que globalement, la raison, c’est l’intérêt général. On le voit avec la démocratie participative.
Je pense que les associations ont eu beaucoup de mal dans la première modernité, d’un point de vue théorique. Une association a un but, par exemple la pétanque. Donc les associations mettent dans la sphère publique ceux qui auraient dû rester jouer à la pétanque dans votre jardin.
Je pense que la logique associative est d’avant-garde par rapport à cela ; dans beaucoup d’associations, on défend des intérêts particuliers. C’est une des choses difficiles.
Une des grandes lois de ces dernières années qui restera dans l’histoire de l’individu, de mon point de vue, c’est la loi sur les malades. Dans les coulisses, cette loi est poussée par les associations, notamment par Aides.
C’est un très bon exemple : à partir de l’intérêt particulier, cela donne une conception de l’intérêt général. Si les spécialistes de l’intérêt général n’avaient pas été poussés par eux, on attendrait toujours la loi.
Dans la seconde modernité, normalement, les logiques associatives sont plus légitimes par rapport à cela. Je dis le cœur et la raison car c’est vraiment le clivage décisif, mais, d’un point de vue positif ; en fin de compte, ce n’est pas de raison et de cœur qu’il s’agit, c’est de raison et d’expérience : François de Singly pourrait être définit par deux choses : ce n’est pas le fait que je sois, par mon origine, mais par mon expérience, je peux très bien penser que le moment important de mon existence, c’est tel moment, et ce n’est pas forcément ma petite enfance.
La logique de l’expérience est totalement centrale, elle est personnelle, personne n’a la même expérience. On est bien dans l’identité personnelle.
Par rapport au problème de la consommation qui me tracasse beaucoup, j’ai mis beaucoup de temps à trouver une définition de l’individu. L’individu, en fin de compte, ce n’est pas une identité naturelle au sens François de Singly serait François de Singly dès le jour de sa naissance, je ne ferais que dérouler mon programme. On a ce sentiment en lisant Dolto : laissez votre enfant exprimer sa nature.
Dans la conception de l’individu, se construire de l’autonomie, c’est se définir. Je définis l’individu par expérience d’un côté, et de l’autre côté, par l’éventuel pouvoir qu’il a sur lui-même de se définir.
Si on reprend cette logique, c’est peut-être une illusion, mais les individus ont l’impression d’avoir un certain pouvoir sur eux-mêmes, ne serait-ce que de se définir dans la logique des apparences. Je pense toujours au maoïsme de certains de mes collègues qui était l’uniforme, une société avec un uniforme. Aujourd’hui, même si ce sont les mêmes entreprises, les modèles Gap changent toutes les semaines, donc vous n’êtes même pas dans l’uniforme.
Donc, ici, la consommation a créé la possibilité, à mon avis supérieure pour l’instant aux autres offres, de donner l’impression aux individus de se démarquer. On arrive à la technologie, vous passez d’une chaîne à trois chaînes ; maintenant, s’ils ont cinquante chaînes, ils ont le sentiment qu’ils maîtrisent une partie d’eux-mêmes parce qu’ils peuvent choisir leur programme de manière plus fine.
On revient à la question de la façon d’accompagner les individus. Une des difficultés de votre question, qui est centrale, est d’accompagner les individus sans les priver du pouvoir d’être eux-mêmes. Quand une mère accompagne son fils pour une activité, il a le sentiment, même si c’est une activité personnelle, qu’il est un peu dépossédé par le fait d’être accompagné.
Il y a plusieurs dangers : pour moi, le danger numéro un de l’individualisme contemporain est que la seconde modernité chasse la première.
Dans la seconde modernité, François de Singly a le droit de dire « je » à titre personnel. L’idéal de l’autonomie est de pouvoir dire « je » tout en continuant à être un peu éclairé par la première modernité. La deuxième modernité ne devrait pas chasser la première, alors que la tentation est de dire : j’ai envie de le dire. Le Président, l’autre jour, a dit : « Casse toi, pauvre con. » Il n’a pas compris qu’on est en 2008 et que 1968, c’est un moment donné de libre expression personnelle non raisonnable.
Il est interdit d’interdire n’est pas un mot d’ordre qui cumule première et seconde modernité. Il s’agissait de casser le primat de la raison autoritaire, mais, après, il faut la réconcilier.
Un des dangers est de dire « je », comme si on avait tout dit… Non : mon « je » doit être raisonnable, humain, etc. Cachées au fond de moi, il y a la raison, l’humanité, l’expression personnelle, et mes compétences. Le problème de l’individualiste est qu’à ma connaissance, dans les modèles philosophiques et théoriques aujourd’hui, il n’y a aucun modèle articulant les quatre dimensions, nous n’avons rien à notre disposition. On sait qu’on est ces quatre choses à la fois, on doit les pondérer, il n’y en a pas une qui doit dominer, on ne peut pas passer de la raison presque exclusive à l’expression personnelle presque exclusive. Une partie des dégâts qu’on observe est d’inventer des formes de combinaison. C’est aussi la forme de l’accompagnement, c’est de faire comprendre qu’il n’y a pas une dimension qui prime et que ce n’est pas la dimension collective. Il ne s’agit pas d’être nostalgique et de dire : en dernière instance, la dimension collective, tu devrais la mettre au-dessus.
D’une certaine façon, le modèle de l’individu devrait être un modèle d’équilibre. Or, je pense que c’est tellement difficile qu’il y a besoin d’accompagnement.
Il est clair que l’école pose un problème car, pour l’instant, c’est une institution en crise pour une raison simple, elle continue à être définie d’abord par sa fonction de transmission. Il y a des gens qui savent et d’autres qui ne savent pas.
La démocratie participative est une chose absolument nécessaire, ce n’est pas une raison pour dire que les experts n’existent pas. Les experts, c’est la raison, il faut modérer les experts par la démocratie participative, mais ce n’est pas l’un qui doit chasser l’autre.
La combinaison est difficile, mais, si on revient sur les problèmes de lieux, les adolescents sont persuadés que l’école est un lieu familial. Quand un collégien rentre au collège, il rentre en tant que fils de ; quand il revient, son père ou sa mère lui demande ce qu’il a fait dans la journée, il répond le programme scolaire puisque c’est la sphère familiale. Il faut forcément des lieux en dehors de l’école et en dehors de la famille.
Si vous prenez les pré-adolescents et les adolescents sur lesquels je travaille, il y a très peu d’espace puisqu’ils n’ont pas droit normalement au café, donc, en fin de compte, ils sont plutôt dans la rue. Parfois, ils prennent un banc, parfois, ils vont à la bibliothèque, ils sont dans un espace qu’ils détournent en partie pour eux-mêmes, mais ils ne prennent pas de livre.
En Allemagne, tout ce qui est accompagnement extra-scolaire ne se fait généralement pas dans l’école, car c’est très difficile de quitter les habits de l’écolier. Dans tous les clubs scolaires, para scolaires, il y a deux pièces, dont une où il y a des films. Ils peuvent voir des films ensemble, ce qui arrive très rarement puisque la télévision, c’est soit tout seul dans la chambre soit en famille. Il y en a qui y vont un soir pour travailler et trois soirs de suite éventuellement pour ne pas travailler.
Il faut penser des lieux pluridimensionnels, alors que la plupart des institutions pense des lieux unidimensionnels. On ne va pas en bibliothèque forcément pour lire ni pour emprunter. On y va un mercredi avec deux ou trois copains ; les deux ou trois copains déménagent, ce garçon ne reprend plus sa carte. Comment être bien ensemble ? Les jeunes ont un gros déficit car ils n’ont pas le sentiment que dans la salle à manger ou dans le salon de la maison, c’est à eux, leur chambre n’est pas à eux au sens de la réception. Il y a un très gros déficit des espaces publics.
Vous avez dit le mot projet. Je définis un projet et on peut se définir des projets ensemble. Projet de transformation : si je fais un projet, on va donner un sens à ce projet ; ce n’est pas forcément pour trois jours, il peut avoir un sens à long terme. Il me semblait entendre dans votre expression que je peux faire une action courte ayant un sens à long terme.
La question de la durée est naturellement une question centrale dans la seconde modernité puisque la porte est toujours ouverte, par construction. Si on prend l’exemple du mariage, la porte est entièrement ouverte, on l’ouvre de plus en plus et il y a des gens qui restent plus longtemps que d’autres dans telle union. Quelqu’un qui a vingt-cinq ans de mariage est-il supérieur à quelqu’un qui n’a que cinq ans de mariage ?
à titre personnel, ayant pourtant beaucoup d’ancienneté, je pense que c’est une erreur, il n’y a pas de supériorité. Si c’est trente ans de mariage pour ne rien dire et pour faire semblant, non. Donc le long terme n’a pas de valeur en soi. Nous ne rêvons pas forcément d’unions éphémères, mais d’unions ayant du sens ; tant que cela a du sens, on peut continuer.
On l’a vu avec ces fameux adhérents au PS à 20 €. L’idée, bonne ou mauvaise, désignait le fait que tout le monde ne s’implique pas forcément de la même façon, d’une part, ce qui est juste ; et d’autre part, on dit : un quart des gens de 20 € ont déjà démissionné. Ils ont payé 20 €, ils n’ont pas dit qu’ils en prenaient pour cinq ans.
Le mot que vous n’avez pas utilisé, qui mérite absolument réflexion, c’est la notion d’engagement. Derrière la notion d’engagement, il y a le long terme. Je reviens à cela, quelqu’un qui prend un mariage pour vingt ans serait supérieur à un mariage pour cinq ans. Non.
On peut accompagner sur le sens qu’on donne aux actions, mais le sens n’est pas la durée.
Pour la communauté, on est dans l’extrême embarras. Il était une fois la communauté, la révolution arrive, c’est supprimé. Fraternité, on crée la communauté nationale, la nation, c’est la croyance absolue de la troisième république. Il faut « marier » la deuxième modernité avec la première, mais on est obligé de conserver l’imaginaire de la communauté. Il est clair qu’aucun autre mot n’a jamais pu remplacer ce mot de communauté.
Par exemple, je crée avec Internet un petit groupe dans le monde, vingt dans le monde avec l’objectif du croissant du matin. Cela s’appelle une communauté, or, elle est éminemment fragile, éminemment élective, elle avait tout faux sur les critères traditionnels de la communauté ; mais il n’empêche qu’on utilise le terme communauté.
J’ai commencé en disant qu’on est dans la difficulté. Dans un entretien avec un jeune qui allait à des rave parties, il raconte qu’il s’était installé sous le baffle, il était dans le bonheur total encore plusieurs jours après. Il disait : « C’était vraiment bien, c’était comme dans un village. » Il ne connaissait pas le nom de ses voisins, il ne pouvait pas dire si son voisin était le fils un tel, qui est le propre de la communauté villageoise. Il n’empêche que pour dire qu’il était bien, le plus anti villageois possible utilisait l’imaginaire de la communauté.
Avec la fête de la musique, les gens peuvent avoir le sentiment d’être dans une communauté sans logique de connaissance personnelle au sens où on connaît le nom du voisin. Il faut travailler aussi dans l’accompagnement.
Dans la loi française, il y a des incompréhensions, il faut réhabiliter les langues régionales, mais, ce qui est proprement scandaleux, c’est qu’on a pu lire dans les projets de loi : tout individu vivant en Bretagne doit apprendre le breton. C’est un scandale, il n’y a pas de raison d’être dans l’autre sens et dire : je veux être Breton. On offre aux gens la possibilité éventuelle d’être Breton au niveau de la langue. Les communautés ouvertes sont aussi notre avenir.
Un intervenant : L’engagement bénévole porte presque cette articulation, cette contradiction entre ces deux modernités.
D’un côté, on a bien une décision individuelle de faire quelque chose avec la revendication du droit au plaisir et à l’autre bout, il y a cette idée de fédérer ces droits individuels, de faire quelque chose. Comment articuler des gens qui viennent d’abord sur une décision individuelle avec un droit individuel, et en même temps, les mobiliser dans leur projet collectif ?
François de Singly : La question de la durée est centrale et c’est pourquoi il faut trouver les mots. Je me méfie du mot engagement non pas a priori, mais je vois qu’il est presque toujours utilisé pour nous « fourguer » quelque chose. Or, si l’on revient dans les nouveaux types de liens, dans l’imaginaire, au sens système de valeurs, le lien électif prenait une des formes qu’on appelait le lien contractuel.
Je pense qu’il faut travailler sur le fait de : je peux m’engager pleinement, cela ne veut pas dire pour autant que c’est très court. C’est possible de faire comprendre la logique, mais d’un temps limité.
Les sociologues étaient persuadés que le mariage allait disparaître. Or, en fait, il se maintient plus qu’on ne le pense, car personne aujourd’hui ne pense que si on rentre dans le mariage, on ne pourra pas en sortir. Les gens ont l’impression d’avoir un bénéfice d’une forme de structure tout en n’ayant pas l’obligation d’y rester enfermé.
Un intervenant : Je me demande si, par rapport à cet individualisme qui, pour moi, n’est pas un choix, mais un constat, quelque chose qui s’impose aux individus, nous n’avons pas une culture insuffisante des modalités de la construction de soi et de l’état où en sont les personnes.
Ces actions collectives sont confrontées à des problématiques de construction d’eux-mêmes par des personnes qui en font partie. Selon leur fragilité identitaire, les personnes peuvent être très contributives du collectif ou, au contraire, très consommatrices de l’énergie du collectif pour se construire elles-mêmes. Je pense que nous avons à progresser dans cette connaissance des processus de la construction de soi.
Sur le plan du fonctionnement collectif, il y a une connaissance à avoir de ses réalités qui sont là et qui ne sont pas suffisamment perçues pour voir les dérives qu’elles peuvent apporter dans les fonctionnements collectifs.
François de Singly : Il est clair que c’est le système de référence de nos sociétés, il est là, c’est une forme de contrainte sociale.
C’est pourquoi on peut établir une « sociologie de l’individu » puisque le modèle de l’individu est historiquement et culturellement daté. Cela pose aussi d’autres problèmes dont on n’a pas parlé aujourd’hui, mais dont je vous dis une phrase : celui des individus qui viennent d’une culture, qui n’ont pas connu un pays à première modernité et qui se trouvent plongés dans une société à dominante à seconde modernité.
Ici, par exemple, un des excès de non pondération, de dire : c’est mon choix, n’a pas de sens pour un individu qui n’est pas socialisé en même temps à la première et à la deuxième modernité.
Sur le fond, l’expression personnelle est importante, mais il y a tellement d’autres incitations que ce n’est pas forcément qu’on a à les éduquer. Je pense que c’est dans la logique de l’articulation : comment je combine mon « je », François de Singly, dans mon expression personnelle, avec d’autres dimensions, mais aussi à l’intérieur de moi-même. Je ne suis pas qu’un « je ». C’est vraiment très important.
C’est comme cela, il faut accepter les individus multi dimensionnels. Il faut penser le fonctionnement sous cette forme, ce point étant non négociable.
Synthèse réalisée par l’équipe Fonda. Les éventuelles erreurs d’interprétation n’engagent qu’elle et non les communicants de la rencontre du 10 juin 2008 à la Maison de l’Europe à Paris.