Classiquement, l’évolution des contenus des formations professionnelles relève d’un souci d’ajustement à des besoins en termes d’emploi et d’utilité sociale.
Le principe est celui d’une adéquation de compétences dans un écosystème qui implique les prescripteurs de formation, les employeurs, les financeurs, formateurs, les certificateurs, les étudiants et stagiaires et, in fine, les publics concernés au titre de leurs difficultés.
Chacun des éléments de cet écosystème non seulement interagit avec les autres, mais peut être une source de transformation de l’ensemble ainsi constitué.
Par ailleurs, plusieurs éléments de contexte pèsent sur ces évolutions: des données économiques, politiques, et aujourd’hui des urgences sanitaires justifiant, par exemple, un accent mis sur les questions de coopération et de coordination. Ainsi, l’actualité amène des changements de regard sur le monde qui ont un impact sur les contenus de formation.
Pour autant, ce tableau très général ne rend pas compte de l’ampleur des mutations en cours dans la formation des futurs travailleurs sociaux et intervenants sociaux.
Le terme « évolution », en ce sens, est faible. Il suggère une continuité dans un processus marqué, en réalité, par des ruptures considérables dans l’histoire de l’action sociale et médico-sociale comme dans celle de la formation des futurs professionnels.
Un élargissement des contenus de formation
Depuis les années 1960-1970 qui ont vu se développer les diplômes d’État, le paysage de la formation des travailleurs sociaux s’est beaucoup transformé avec, notamment, l’institution de référentiels (de compétences, de formation, de certification, etc.), la validation des acquis de l’expérience, l’apprentissage, la référence au processus de Bologne et au triptyque licence — master — doctorat. La diversification des métiers, et donc des formations, n’a cessé de s’accentuer, quitte à rendre un paysage segmenté de moins en moins lisible.
Parmi les changements les plus importants ces dernières années, nous retiendrons l’extension du périmètre de l’intervention sociale, avec des politiques plus offensives dans des domaines jusque-là sous-investis, tel l’accompagnement à domicile, ou avec une multiplication d’initiatives relevant de l’économie sociale et solidaire (ESS).
Il en est résulté de nouveaux besoins de compétences auxquels les établissements de formations sociales n’ont pas toujours été en capacité de répondre, dans un premier temps, pour des raisons qui tiennent à l’histoire de cultures professionnelles ou à des clivages idéologiques (secteur des personnes âgées en perte d’autonomie, publics concernés par des problématiques de santé mentale, autisme, etc.)
La situation s’est depuis améliorée, avec une mobilisation des organismes de formation pour combler les décalages entre leur offre de formation et les attentes des politiques comme des employeurs.
Un des temps forts dans la définition de nouvelles orientations a été la Stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté : elle a donné lieu à la conception d’un « Plan de formation des travailleurs sociaux » assez ambitieux qui devait être doté d’un financement de 30 millions d'euros sur trois ans.
Six thématiques prioritaires de formation ont ainsi été retenues :
— l’« aller vers »,
— la participation des personnes accompagnées,
— le développement social,
— le travail social et le numérique,
— le travail social et les territoires,
— l’insertion sociale et professionnelle.
Cette Stratégie Pauvreté et son plan de formation n’ont pas produit tous les effets espérés. Néanmoins, la mise en avant de ces six thématiques a eu des effets inspirants sur l’offre de formation, aussi bien en formation continue, « tout au long de la vie », que sur les contenus des formations initiales.
Un premier signe a été la signature d’un accord-cadre national entre l’État et un grand nombre de conseils départementaux et d’acteurs de la formation le 7 décembre 2020. La formation des professionnels de la petite enfance en a plus particulièrement bénéficié jusque-là.
Mais le message sur la nécessité de renforcer les compétences irrigue l’ensemble du champ de l’action sociale et médico-sociale, ainsi que celui de la formation aux différentes catégories de métiers, aussi bien en amont pour les futurs professionnels préparant des diplômes d’État qu’en aval pour les professionnels déjà en exercice.
Cette inflexion de l’offre de formation conduit à une deuxième caractéristique des mutations amorcées du point de vue des contenus de formation : le développement des approches transversales, susceptibles de favoriser le décloisonnement des secteurs d’intervention.
L’accent a ainsi été mis sur la définition d’un socle commun de compétences et de connaissances des formations du travail social.
Dans un premier temps, un décret et un arrêté du 22 août 2018 ont défini deux finalités, plus particulièrement pour les formations initiales : une approche intégrée des situations des personnes accompagnées et l’acquisition d’une culture commune propre à favoriser la coopération et la complémentarité entre les travailleurs sociaux.
Les connaissances communes aux différents diplômes ont été définies ainsi : l’histoire du travail social et des métiers, l’éthique et les valeurs en travail social, les connaissances des publics, l’initiation à la démarche de recherche, accès aux droits, la participation et la citoyenneté des personnes accompagnées.
Il existe ici un point commun avec la liste du plan de formation de la Stratégie Pauvreté, la thématique de la participation et un décalage concernant le développement social et le numérique ; décalage provisoire certainement, aussi provisoire que l’absence de référence explicite aux thématiques de l’inclusion, de la référence de parcours ou de l’économie sociale et solidaire.
On pourrait voir dans ces redéfinitions des contenus de formation un double mouvement contradictoire : une diversification des formations et l’amorce d’une unification autour d’un « socle commun ».
Ce chaînage entre des mondes professionnels organisés autour d’identités fortes a toujours plus ou moins existé du fait de valeurs de référence communes aux travailleurs sociaux : les notions d’humanité, de démocratie, d’engagement, de justice… telles qu’elles sont rappelées dans le code de l’action sociale et des familles.
La nouveauté est que la coopération et la coordination des professionnels sont devenus des objectifs prioritaires, qui se déclineront maintenant par des contenus de formation plus transversaux aux différentes filières.
Cette nouvelle façon de penser la formation des travailleurs sociaux trouve un écho en amont, dans les attendus des formations conduisant au diplôme d’État d’assistant de service social, au diplôme d’État d’éducateur de jeunes enfants, au diplôme d’État d’éducateur spécialisé et au diplôme d’État d’éducateur technique spécialisé.
L’arrêté du 10 janvier 2019 définit un « cadre national » sur ces attendus qui fait état de qualités humaines indispensables à la fois à l’exercice des métiers de l’accompagnement et pour l’entrée en formation : capacités d’empathie, de bienveillance, d’écoute, de gestion de ses émotions et de son stress face à des situations humaines difficiles ou complexes, intérêt pour les questions sociales et une ouverture au monde, intérêt pour l’engagement et la prise de responsabilités dans des projets collectifs…
Ainsi, la référence aux soft skills (soit les compétences comportementales, transversales et humaines) est censée aider à surmonter les effets des approches catégorielles et l’enkystement des pratiques.
Un nouvel agencement des savoirs
Les nouveaux contenus de formation appellent simultanément de nouvelles pratiques pédagogiques. Avec le souci ancien de mieux préparer les futurs professionnels aux réalités de terrain, les établissements de formation sont amenés à tirer les conclusions de nouvelles dispositions réglementaires très novatrices.
Le décret du 6 mai 2017 qui introduit la définition du travail social dans le code de l’action sociale et des familles indique que le rappel des valeurs fondatrices du travail social ne suffit plus.
Il s’agit toujours de permettre « l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté », dans un but d’émancipation des personnes.
Mais également, d’une part d’affirmer la possibilité de développer les capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur environnement, d’autre part de faire passer d’une conception institutionnelle, pour ne pas dire administrative de la participation à une entrée par les savoirs.
Ce texte réglementaire très novateur invite à reconnaître trois types de savoirs qui doivent se croiser :
— des savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, dits savoirs académiques,
— des savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social,
— des « savoirs issus de l’expérience des personnes bénéficiant d’un accompagnement social, celles-ci étant associées à la construction des réponses à leurs besoins ».
Il existe donc désormais une référence juridique qui permet non seulement de donner une assise forte aux réponses à des « besoins », mais aussi de mieux impliquer les personnes elles-mêmes dans les actions menées en faveur de leurs demandes, attentes et préoccupations, notamment dans la formation des travailleurs sociaux.
Un préalable est posé : l’acceptation de savoirs qui débordent les connaissances livresques, académiques.
Un mouvement s’opère en réalité en deux temps : d’abord, par la recherche-action, un croisement des savoirs de chercheurs avec ceux de professionnels de l’action sociale et médico-sociale ; puis, par une conception plus large de la recherche participative et collaborative, en associant des personnes accompagnées.
Le mouvement ATD (Agir tous pour la dignité) — Quart Monde a joué un rôle essentiel dans cette transformation, avec son engagement pour le « croisement des savoirs ».
Il défend depuis longtemps l’idée selon laquelle les personnes en situation de pauvreté, même les plus démunies, détiennent les moyens d’analyser leur propre situation et peuvent accéder à un degré de généralité pouvant même répondre aux exigences d’une démarche scientifique.
Ce type de démarche permet de faire émerger de nouvelles questions, de nouveaux objets de recherche et conduit à produire de nouveaux concepts.
Les travaux participatifs en croisement des savoirs visent à produire des connaissances utiles pour la science et mobilisables pour l’action, pour les politiques publiques, pour les acteurs associatifs.
Cette mutation radicale de la conception de la formation des professionnels, y compris dans la composante recherche, représente un défi majeur pour les processus de certification qui continuent souvent de faire des publics de l’action sociale un objet d’étude plus qu’une opportunité pour développer des interactions pédagogiques.