Éloi Laurent répond aux questions de Bastien Engelbach de la Fonda.
La crise liée au COVID-19 tire pour partie son origine dans l'augmentation des relations entre milieux sauvages et activités humaines. Peut-on affirmer que cette crise illustre de manière exacerbée les interactions entre problématiques écologiques et sociales ?
La lecture de la littérature scientifique disponible depuis trente ans nous révèle que 75% des maladies infectieuses émergentes qui touchent actuellement les humains ont pour origine le monde animal, et sont ce qu’on appelle des zoonoses. La première de l’ère contemporaine ayant été le VIH, jusqu’au SRAS. Ce dernier a été, de 2003 à 2004, une répétition générale du COVID-19, avec les mêmes marchés d’animaux vivants, le même animal porteur sain (la chauve-souris), des contaminations rapides puis une propagation mondiale. Mais si le SRAS a pu être contenu et traité rapidement par le biais de la vaccination, le COVID-19 nous a échappé, sans doute du fait du degré d’intégration et de mondialisation de l’économie chinoise.
La réalité est donc celle-ci : en marchandisant la biodiversité, nous sommes en train de détruire la biosphère et nous en payons le prix fort. Cet enchaînement a été décrit de façon chirurgicale dans l’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire, il y a vingt ans, qui montrait que le bien-être humain dépend des écosystèmes naturels et donc que de leur destruction et de leur dégradation résulte un mal-être.
Nous devons repenser notre rapport au monde à partir de ces crises.
L’année 2020 ne laisse pas tellement le choix de regarder ailleurs : elle démarre avec les incendies en Australie, liés au changement climatique ; puis arrive le COVID-19 ; et, enfin, la Californie et tout l’Ouest américain brûlent comme un feu de paille, soit une région de 45 millions d’habitants, cœur de l’économie mondiale, qui est en train de devenir inhabitable. Sans parler de la saison invraisemblablement longue et mouvementée des ouragans en l’Atlantique ou de l’été caniculaire...
Nous sommes clairement en train de nous tromper dans notre modèle de développement, qui est autodestructeur, et devons changer nos systèmes sociaux et économiques en conséquence.
La complexité des enjeux contemporains, que souligne notamment la notion de développement durable en faisant se croiser enjeux économiques, sociaux et environnementaux, doit faire face au défi de la compréhension et de sa possible appréhension par l'esprit humain. Comment modéliser et se représenter cette complexité ?
En réalité, il n’est pas très complexe pour une espèce animale comme les humains de comprendre que la destruction de l’habitat conduit à une destruction de l’espèce : c’est le principe élémentaire de la vie depuis plusieurs milliards d’années. Or, depuis trente ans, il n’y a pas un rapport qui ne confirme ce fait.
Nous nous trompons, parce que nous avons inventé un récit selon lequel augmenter le bien-être économique, via des systèmes qui ne tiennent aucun compte des écosystèmes et de la biodiversité, va augmenter le bien-être humain à long terme.
Cette erreur s’appuie notamment sur le développement humain observé au XXe siècle : l’espérance de vie double, les niveaux d’éducation progressent de façon extraordinaire, la richesse mesurée par le revenu et le patrimoine augmente de façon très importante, y compris dans des pays en développement… Mais il n’y a aucune raison de penser que le modèle de la croissance industrielle, qui a été inventé fin XIXe-début XXe, va perdurer jusqu’à l’infini. Si le système de croissance industrielle amène à la destruction du bien-être humain, comme c’est visiblement le cas au début du XXIe siècle, alors il faut l’abandonner sans regret.
Nous avons les ressources et les technologies pour opérer ces changements. Prenons l’exemple de la transition énergétique : nous avons la technologie pour faire la transition bas carbone. Qui plus est, les solutions proposées sont compétitives d'un point de vue économique, ce qui est la grande nouveauté de ces dix dernières années. Elles sont déjà en action sur la planète, notamment en Allemagne et dans un certain nombre de pays qui ne sont pas des « petits joueurs » de l’économie mondiale, comme la Chine.
Les ODD fournissent-ils un cadre pertinent pour formuler un nouveau récit, pour aller vers ce nouvel horizon ?
Ils sont très importants car ils résultent d’une prise de conscience et ont été adoptés, en septembre 2015, à l’unanimité des États membres des Nations unies. Constater que, quand on leur demande comment ils voient la prospérité, les États du monde ne font de la croissance qu’un demi-objectif sur 171 , permet de remettre celle-ci à sa place. Cela permet aussi d’ancrer une vision multidimensionnelle du bien-être : la croissance et le revenu ne sont qu’une partie d’un tout beaucoup plus large et complexe et doivent se combiner avec une contrainte écologique forte ainsi que respecter les limites de la biosphère.
Dans Sortir de la croissance, je propose un schéma qui représente ces 17 objectifs sous forme de cercles concentriques. Il y a au centre le bien-être économique revenu/emploi, ensuite, j’élargis la focale sur le bien-être social, puis le développement humain, puis le développement résilient, et enfin le bien-être soutenable. Je montre à chaque fois les dimensions associées, ce que l’on entend mesurer et les indicateurs adaptés. On y voit que la croissance existe mais représente très peu de chose au XIXe siècle, et que même pour des dimensions très simples du bien-être économique, le PIB et la croissance sont disqualifiés comme indicateurs pertinents.
Dans votre dernier ouvrage, vous promouvez la notion de « pleine santé » comme horizon pour nos sociétés du XXIe siècle, comme le « plein emploi » avait été l'horizon du XXe siècle. Comment définissez-vous cette notion de pleine santé ?
Dans Et si la santé guidait le monde ?, j’essaie de connecter le cercle social au cercle naturel à partir de deux nœuds d’articulation : le nœud « inégalités et transition écologique » et le nœud « santé des écosystèmes et santé humaine ». Je mets en avant le concept de « pleine santé » pour montrer que le système de l’après-Seconde Guerre mondiale, le système social-économique, doit laisser place à un système social-écologique avec, au centre, non pas le plein emploi, mais la question de la pleine santé, c’est-à-dire la santé humaine comprise dans toutes ses dimensions (santé physique, santé mentale…) et ramifications, à commencer par son inscription dans la biosphère.
Le deuxième rapport Beveridge de 1944, Full employment in a free society, a été la formulation de la feuille de route adoptée par nos sociétés lors des Trente Glorieuses, qui ont surtout été les « trente sociales-économiques », avec la construction de systèmes dont la solidité est gagée sur la connexion entre croissance économique et protection sociale. Ce modèle a entraîné une phase de grande prospérité et a fonctionné jusqu’au milieu des années 1970. Mais il manque un élément à l’équation : la croissance industrielle, déjà très développée en 1950, détruit massivement les écosystèmes. Au XXIe siècle, c’est cette composante qu’il faut introduire dans le récit.
Selon moi, le grand médiateur entre systèmes humains et écosystèmes n’est pas l’emploi mais la santé. Nous sommes des êtres de nature et, ce qui nous relie instinctivement aux autres êtres et à notre environnement, c’est la question de la santé. Or, nous sommes dans un environnement malade du développement humain tel qu’il se déploie aujourd’hui.
Vous soulignez que l'État- providence résulte d'une mutualisation et d'une répartition des risques auxquels une société fait face.
Compte tenu de l'évolution de ces risques, notamment écologiques et sanitaires, quelle forme devrait prendre selon vous un nouvel État-providence ?
Je porte dans mon dernier ouvrage une proposition forte, sur laquelle je travaille depuis 2014, qui est l’avènement d’un État social-écologique, libéré de la croissance et visant la pleine santé.
Il y a deux manières de définir l’État social. La première est de mutualiser les risques sociaux et de réduire les inégalités qui y sont afférentes. Vieillir dans une société fondée sur le travail est un risque social, auquel répond le système de retraite. La seconde est de garantir le bien- être, ce que souligne la notion de welfare state. Mais, que vous preniez le chemin du risque ou celui du bien-être, vous retrouverez, inéluctablement aujourd'hui, la question écologique. Un habitant de Californie court en effet un risque de perte de bien-être qui peut aller jusqu’à l’anéantissement de sa santé liée à la question écologique. L’environnement est une dimension constitutive du bien-être : l’air que vous respirez, l’eau, l’alimentation ont une incidence sur votre qualité de vie.
En tenant compte de ces deux constats, l’État social doit se métamorphoser en un État social-écologique, qui considère que les risques sociaux majeurs au début du XXIe siècle sont les risques environnementaux.
Dans la vallée de la Roya, en Australie, en Californie ou encore avec le COVID-19, nous observons des risques environnementaux qui se transforment en risques sociaux. L’État-providence, contrairement à ce que pense la grande majorité des économistes, est une invention géniale qui a permis tant la justice sociale que l’efficacité économique, et qui doit donc être prolongée pour répondre aux risques environnementaux.
Le paradigme économique dominant fait que nous pouvons difficilement nous représenter comment nous libérer de la croissance, puisque l’on ne cesse de nous répéter qu’avant de partager la richesse, il faut la produire.
En 2020, parce que nous avons été incapables de prendre soin des écosystèmes et de la biodiversité, nous aurons une baisse gigantesque de l’activité économique, qui entraîne avec elle des politiques sociales extrêmement coûteuses : plusieurs centaines de milliards d’euros à l’échelle de la France. Si nous avions plus investi dans la protection des écosystèmes et dans un hôpital public qui soit capable de mieux réagir, la situation actuelle sur le plan économique serait différente.
Autrement dit, ne pas faire de politique sociale-écologique comporte un coût caché. Aujourd’hui, les scientifiques nous alertent sur le fait que si nous n’investissons pas dans une économie décarbonée, cela nous coûtera 4 à 5 fois plus cher dans dix ou vingt ans, quand nous aurons des canicules insupportables.
Prenons cette crise comme un avertissement sérieux : nous devons changer, à commencer par notre façon de comprendre l’économie.
- 1L'ODD 8 « Travail décent et croissance économique ».