Enjeux sociétaux

Les relations intergénérationnelles

Tribune Fonda N°209 - Faire ensemble (2) - Juin 2011
Claudine Attias-Donfut
Synthèse des échanges avec Claudine Attias-Donfut, directrice de recherche à l'EHESS, sur les échanges intergénérationnelles.
Les relations intergénérationnelles

Les changements dans les relations intergénérationnelles

La mutation importante observée dans les relations intergénérationnelles découle de trois grandes tendances : le vieillissement démographique, les mutations de la famille et le développement de la protection sociale.

Du fait de l’évolution démographique nous sommes, depuis plusieurs années, en présence de familles multigénérationnelles où trois ou quatre générations coexistent au sein d’une même lignée. Le recul de l’âge au premier enfant peut sans doute modifier à nouveau ce schéma. Mais le « recul » de la vieillesse peut accroître la coexistence des générations. C’est un phénomène tout à fait nouveau. Les grands-parents peuvent à présent suivre l’évolution des petits-enfants jusqu’à la maturité, cela transforme la nature des relations qui deviennent plus profondes et plus continues. La figure des grands-parents est donc devenue beaucoup plus centrale qu’elle ne l’était autrefois. Il n’est pas rare que le temps de la grand-parentalité représente la moitié de la vie.

L’espérance de vie moyenne des femmes étant de 85,1 ans, cela rejaillit sur la conception des différents âges de la vie, la jeunesse se prolonge jusqu’à 30 ans, l’âge de la vieillesse recule... On observe cependant un paradoxe entre l’évolution démographique et celle du monde du travail. En effet, à l’intérieur de l’entreprise la vie professionnelle se raccourcit et les personnes de 45 ans sont déjà considérées comme seniors.

Les mutations de la famille sont à présent bien connues avec le changement de statut des femmes se manifestant par une tendance à l’égalité des sexes face à l’éducation et à l’emploi. Cela s’est traduit par une transformation complète du rôle des femmes et des rapports hommes/femmes avec une réorganisation progressive des tâches au sein du couple, bien que l’égalité soit encore loin. Le temps domestique, le temps de l’aide aux autres, est toujours plus important chez les femmes que chez les hommes.

Les modèles d’éducation sont devenus plus souples. Cela a transformé les rapports entre les générations surtout après 1968 : moins de rapports hiérarchiques, mais plus de coopération, de complicité.

La cohabitation avec les parents âgés a diminué et cette tendance se confirme. Il y a une exigence d’autonomie résidentielle des générations.

Une diversification des modèles familiaux s’en est suivie. On observe un nouvel esprit de famille avec la reconnaissance centrale de l’individu et l’importance accordée à son épanouissement au sein même de la famille. Les droits et les devoirs se concilient avec l’exigence d’autonomie.

Le troisième élément ayant un rôle majeur dans le changement des relations entre générations est lié au développement de la protection sociale. Les allocations familiales d’abord, puis les bourses d’études ont permis l’explosion scolaire et transforment le statut des jeunes. Le développement des retraites a permis l’autonomisation des générations adultes. Autrefois les enfants étaient mis très tôt au travail et lorsqu’ils touchaient un salaire, ils le reversaient à la famille. Les aides financières à cette époque se faisaient dans le sens ascendant. Avec le développement de la protection sociale, l’enfant est devenu un projet sur lequel on investit. Les personnes âgées, n’ayant plus besoin d’être prises en charge, aident les enfants et petits-enfants. Les aides sont descendantes. La protection sociale en inversant le sens des solidarités a ainsi favorisé le maintien de la cohésion sociale malgré les transformations radicales de la famille, la fragilité des couples. La protection sociale a nourri de nouvelles formes de solidarité.

Une étude montre qu’en ce qui concerne les émigrés venant des pays émergents, les transferts se font principalement vers les parents restés au pays, c’est une forme d’assurance vieillesse. Ceux qui viennent des pays européens aident plutôt leurs enfants que leurs parents. Cela montre bien l’impact de la protection sociale sur les formes d’aide et de soutien entre générations.

 

L’ampleur des solidarités familiales

Malgré les transformations de la famille et l’affaiblissement du lien conjugal, les solidarités intergénérationnelles restent donc fortes (cependant moins dans la fratrie et la famille élargie) sous forme de multiples échanges, matériels, financiers, affectifs, aide en temps.

Les transferts financiers se font principalement des parents vers leurs enfants et petits-enfants. Les échanges de services se font dans les deux sens, la génération pivot aidant aussi bien ses parents que ses enfants.

Les jeunes aujourd’hui reçoivent plus d’heures d’aide pour garder leurs enfants que leurs parents ou grands-parents n’en ont reçu. En effet, malgré l’évolution sociale depuis quelques décennies (généralisation de l’école maternelle, développement des systèmes de garde), l’investissement professionnel des femmes entraine un besoin d’aide plus important pour la garde des enfants. Les femmes s’investissent pour développer leur carrière professionnelle afin d’arriver à des niveaux de qualification égaux ou proches de ceux des hommes. C’est dans ce cadre que l’on peut mesurer l’aide mère-fille ou belle-mère/belle-fille même si les premières travaillent encore.

Le besoin de la présence accrue des grands-parents s’explique donc par le développement du travail des femmes, mais également par l’instabilité des couples. Les grands-parents sont en première ligne lors des séparations pour amortir les effets de la crise. En parallèle, on observe un recul de la vieillesse physiologique en même temps que l’allongement de l’espérance de vie. Finalement, l’aide grand-parentale, sous forme de garde, de présence affective et d’aide financière, favorise l’emploi des jeunes femmes et leur investissement dans une carrière professionnelle, et contribue à l’éducation des enfants par un équilibre affectif et un ancrage identitaire. Enfin, il amortit les crises familiales (maladie, divorce, difficultés économiques).

 

Les tensions et conflits entre générations

Ces solidarités n’empêchent pas les tensions et conflits entre générations. Plus il y a de solidarité et de proximité, plus les risques de conflits sont importants.

La triple obligation de donner, de recevoir et de rendre caractérise les relations entre les êtres humains. On retrouve ce schéma dans les relations familiales. Nous arrivons dès le départ avec une dette de vie envers nos parents. Nous ne recevons pas toujours l’amour mais nous recevons toujours la vie. C’est la circulation entre la dette et le don qui construit la dynamique des relations intergénérationnelles. Or ce ciment des liens de filiation est aussi source de tensions. On peut ressentir des sentiments d’iniquité, d’injustice au sein des fratries par exemple. Des conflits peuvent apparaitre entre parents et enfants, cependant on observe rarement des tensions entre petits-enfants et grands-parents. L’absence de relations entre petits-enfants et grands-parents provient, en général, d’un blocage de la génération intermédiaire.

Les conflits entre beaux-parents et beaux-enfants sont par contre récurrents. Surtout à la naissance des petits-enfants où apparaissent des rivalités entre la lignée maternelle et paternelle, la lignée maternelle étant souvent privilégiée. Statistiquement les conflits belles-mères/belles-filles apparaissent clairement.

Plus il y a de stabilité conjugale, meilleure sont les relations intergénérationnelles. En cas de rupture, elles persistent mais deviennent moins fréquentes.

 

La dépendance des personnes âgées

En partant de l’hypothèse que l’espérance de vie va continuer à augmenter d’ici 2040, on observe une augmentation du nombre de personnes dépendantes entre 80 et 100 ans. à âge égal, le taux de dépendance est plus important pour les femmes que pour les hommes. En effet, les femmes sont atteintes de maladies chroniques, de longue durée, invalidantes. Chez les hommes, on constate plutôt des maladies létales.

Actuellement, une grande partie de l’aide aux personnes dépendantes est fournie par la famille et deux fois plus souvent par les femmes que par les hommes. Elle est complétée par les aides professionnelles. Il y a donc plusieurs acteurs qui interviennent dans l’aide à la dépendance et sur lesquels il faut réfléchir pour l’avenir.

Concernant la prestation de dépendance, toutes les études le montrent, il y a une forte complémentarité entre les solidarités familiales et les aides publiques. Contrairement aux idées reçues, l’attribution d’aides publiques n’entraîne pas le retrait de l’entourage mais facilite au contraire le maintien de son action de soutien et lui est complémentaire.

Lorsque l’aide professionnelle n’est plus attribuée, il n’y a pas davantage d’aide familiale. Il ne s’agit pas d’un système de vases communicants, mais aide publique ou aide privée sont complémentaires. On note également que la dimension affective et relationnelle de l’action de la famille et de l’entourage est irremplaçable.

Une étude internationale montre que le pourcentage des personnes qui aident les plus de 50 ans (famille ou entourage) est plus important dans les pays du Nord de l’Europe qu’en Espagne ou qu’en Italie par exemple. Par contre, lorsqu’elle est nécessaire, cette aide est plus intensive dans les pays du Sud, ce qui produit à terme un épuisement de l’aide informelle. Paradoxalement, on trouve donc plus de personnes abandonnées et isolées dans les pays du Sud du fait du manque de services sociaux pour aider les proches.

L’aide publique et celle de la société civile sont indispensables à la perpétuation du lien intergénérationnel et au maintien de la cohésion familiale.

 

Réponses aux questions des participants

Concernant l’évolution du rôle social de la génération pivot

On constate que le maintien des seniors dans la vie active est toujours difficile, la moyenne de fin d’activité est de 58 ans. En France, le taux d’emploi des 55-64 ans est de 37 %, alors que la directive européenne demande un minimum de 50 %. Elle est de plus de 70 % dans les pays du Nord. Ce problème semble difficile à résoudre pour l’instant. Il existe pourtant des plans senior contraignants pour les entreprises qui ont l’obligation d’employer des seniors. Mais cela semble assez inefficace. Contrairement aux directives, un certain nombre d’entreprises continue à avoir des plans de départ à la retraite. La mondialisation, l’intensification du rythme du travail sont des facteurs qui excluent de plus en plus les seniors. Donc, on n’observe pas de deuxième carrière dans le monde du travail. Par contre, il y a beaucoup de demandes de compléments d’activité, d’auto-entrepreneuriat. Il existe une aspiration à développer un certain nombre d’activités. Ce peut être une source importante pour la vie associative, surtout avec le départ à la retraite des baby-boomers.

Il est vrai que les générations actuelles ne sont pas prêtes à se « sacrifier » pour aider des personnes très lourdement dépendantes, car cela demande un investissement complet. Et, à nouveau, la question centrale est celle de la répartition du travail entre hommes et femmes. Les femmes qui partent à la retraite actuellement ont travaillé, ont revendiqué une certaine égalité. Or, la protection sociale est basée sur un contrat implicite entre générations, sur l’idée traditionnelle de la famille : l’homme travaille à plein temps, apporte les ressources matérielles et la femme s’occupe de la famille. Dans cette configuration, la femme se consacre aux autres mais n’est pas assurée de recevoir une aide quand elle en a besoin. Donc, il y a une iniquité dans ce contrat qui est remis en question par les nouvelles générations. Une étude au Québec parle de la « dénaturalisation de l’aide » : l’aide à la famille relève d’un choix et n’empêche pas les femmes de se consacrer à d’autres activités, au conjoint, aux amis, aux activités de loisirs.

 

Qu’en est-il de l’éloignement géographique des familles ?

Concernant l’éloignement, dans l’enquête européenne, chez les plus de 50 ans, on observe que plus de 80 % ont au moins un enfant à proximité et ce même dans les pays nordiques. Il existe donc des stratégies résidentielles. Les jeunes couples qui ont un enfant cherchent à se rapprocher des parents ou des beaux-parents pour pouvoir bénéficier de l’aide à la garde. Mais ce n’est pas toujours possible, donc on rejoint la question de la solidarité de proximité et du bénévolat.

 

Qu’en est-il des personnes hébergées en institutions ?

Pour les personnes hébergées en institutions, la famille intervient également beaucoup. Car l’institution ne s’occupe pas de tous les problèmes matériels (linge…). C’est aussi un lien affectif important. Pour les personnes qui sont seules, c’est un voisin qui s’occupe de faire ce lien.

Ce qu’il faudrait changer, c’est le management des institutions, de manière à ce que le directeur n’ait pas peur de la famille. Pour l’instant, la famille est considérée comme faisant de l’intrusion, venant leur compliquer la tâche. Il faudrait que la famille soit introduite dans la coordination pour le bien-être du patient.

 

Synthèse réalisée par la Fonda. Les éventuelles erreurs d’interprétation n’engagent qu’elle et non les communicants de la rencontre du 6 avril 2011 à la Maison de l’Europe à Paris.

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