Ce n’est pas la première vague : déjà dans les années 2000, à la suite des Forums sociaux mondiaux organisés à Porto Alegre, une première adaptation de l’innovation brésilienne fut tentée, notamment dans la banlieue rouge parisienne, mais aussi à Grigny ou dans la banlieue grenobloise. Puis ce fut le tour des régions en 2005, avec l’expérience des budgets participatifs des lycées en Poitou-Charentes, bientôt imitée par le Nord-Pas-de-Calais. En l’espace de quinze ans, des milliers de territoires inspirés par Porto Alegre sont apparus à des degrés variés pour faire la ville avec les habitants.
Depuis 2014, avec l’annonce du budget participatif à Paris, une troisième vague est arrivée et vingt-et-une villes ont adopté une forme de « budget participatif » avec des objectifs politiques différents. On compte neuf villes de plus de 50 000 habitants, dont Rennes, Metz, Grenoble ou Montreuil. Le budget participatif existe donc aussi dans des villes moins peuplées. Moins de 2 % du budget municipal est, dans le meilleur des cas, décidé directement par les habitants. L’objectif visé n’est pas tant la démocratisation de la prise de décision ou une transparence sur l’ensemble des décisions budgétaires, comme c’était le cas à Porto Alegre, que la création de dynamiques citoyennes autour de projets concrets.
Il n’est pas temps encore de faire le bilan de cette nouvelle vague. On doit néanmoins réfléchir à partir des expériences passées en France et ailleurs. Des chercheurs comme Leonardo Avritzer ont souligné que les succès du budget participatif au Brésil dépendaient de la volonté politique, de la capacité de l’administration à réaliser les projets (notamment la capacité financière), de la méthodologie et de la densité associative sur le territoire.
Ces critères semblent aussi pertinents pour prédire le succès de chacun des budgets participatifs en France. Il reste encore quatre ans avant les prochaines élections municipales pour que le budget participatif se fasse davantage connaître. Le fait que le budget participatif ne soit pas associé à un parti particulier, ni à une métropole est un atout pour sa diffusion. Mais il est à craindre que cette diffusion n’aille pas de pair avec un vrai projet de transformation sociale.
La capacité financière des villes est mise à rude épreuve avec les politiques d’austérité. Idéalement, on pourrait espérer que cette situation entraîne une démocratisation des décisions financières : c’est parce que les ressources se font plus rares et qu’elles font l’objet de conflits entre des entrepreneurs de causes différentes, qu’elles rendent les arbitrages difficiles, qui nécessitent une discussion publique sur les ressources disponibles.
Or, un autre scénario semble se dessiner : on cantonne le budget participatif à une portion mineure du budget. Cet arbre cache une forêt de décisions prises par les élus sur des politiques publiques plus structurantes, à commencer par les subventions aux associations. En réduisant le budget participatif à l’embellissement de la ville, on réduit la portée politique du dispositif, qui permettrait de changer les priorités budgétaires vers des besoins plus fortement ressentis par la population. Au lieu d’augmenter la réactivité et la lisibilité de l’action publique, on joue sur le sentiment d’être écouté alors que l’impact de cette participation est marginal. On peut douter que le plafond de verre le limitant à 2 % du budget global permette l’expansion du budget participatif, mais l’avenir le dira.
La méthodologie est une autre caractéristique intéressante à étudier dans les cas français. Elle repose principalement sur une plate-forme numérique qui sert de boîte à idées, souvent individuelles. Cependant on oublie d’investir aussi dans les moyens humains. Le travail de terrain, pour écrire les projets, mettre en débat les besoins contradictoires et définir les nouveaux biens collectifs, devrait pourtant être au centre de la démarche. Le budget participatif peut contribuer à former de meilleurs citoyens, mais cela ne se fera pas sans éducation populaire.
C’est dans la sphère associative que se joue certainement le plus grand impact du budget participatif à court terme. Une nouvelle caisse de résonance est trouvée pour des projets parfois anciens, créant des dynamiques citoyennes et du lien social. Au-delà du recrutement de nouveaux bénévoles, le budget participatif permet aux habitants comme aux associations de découvrir des univers sociaux et géographiques éloignés ou d’accroître leurs connaissances techniques.
La qualité du processus joue aussi sur la diversité des participants. Sans arpentage, on limite à la fois le type de participants, mais aussi la connaissance du territoire par les participants, ce qui néglige le potentiel redistributif du budget participatif sur la qualité de vie.
De plus, si on ne fait pas attention aux dynamiques sur le terrain, on peut se montrer aveugle aux inégalités déjà existantes : le budget participatif pourrait se transformer en une compétition malsaine entre associations, dépendant du carnet d’adresses de chacune et de leur capacité à faire campagne, quelle que soit l’utilité des projets. Ce risque de bourrage d’urnes existe d’autant plus en France que certaines villes ont opté pour un vote électronique permettant aux gens s’ils le veulent de pouvoir voter plusieurs fois.
Dans le meilleur des cas, comme à Grenoble, la méthode permet au contraire d’envisager une citoyenneté augmentée : des débats sont organisés durant la semaine de vote, on doit obligatoirement voter pour différents projets et on utilise des urnes physiques pour ce vote qui ne peut avoir lieu qu’une seule fois, puisqu’on vérifie l’identité du votant. En écoutant les débats, les personnes font un choix plus éclairé puisqu’elles connaissent l’ensemble des projets avant de se prononcer.
Pourtant, trois défis seraient à relever pour que le budget participatif soit massivement utilisé en France. L’autonomie financière des collectivités est malmenée depuis une dizaine d’années. Sans une révolution dans la fiscalité locale, on voit mal comment le budget participatif pourrait prendre son envol. On peut aussi imaginer une discussion budgétaire à l’échelle d’un pays. C’est d’ailleurs le cas du Portugal depuis cette année, après qu’il a connu une crise financière délétère.
Un autre défi porte sur l’efficacité du processus démocratique : c’est le vote populaire qui détermine la légitimité des projets et non les élus. Les élus doivent respecter ce mécanisme de démocratie directe : les projets jugés prioritaires par les habitants doivent être respectés et réalisés, même ceux avec lesquels la municipalité n’est pas en accord.
Enfin, le budget participatif devra s’échapper de sa limitation en France aux questions d’investissement. Il est impossible de résoudre les problèmes du chômage ou de la réduction des inégalités de santé ou dans l’éducation sans discuter des dépenses de fonctionnement. Or, ce sont des enjeux importants auxquels les villes en France ne pourront jamais s’attaquer dans la tendance actuelle. La création d’écoles, de crèches ou d’Hlm est possible avec un budget participatif au Brésil. Il est temps de dire qu’en France les citoyens sont tout aussi matures pour décider de la nécessité de ces infrastructures.