La construction de la « matrice tutélaire » de l’État en tant que mode d’action traditionnel de l’administration est en train de se déliter sous nos yeux : perte du monopole de l’expertise du droit administratif, mise en cause pénale des fonctionnaires, et enfin l’ouverture des données administratives au public (open data) signent la perte d’un des fondements de la relation tutélaire, à savoir la détention de l’information en vue du bien public.
L’État que nous connaissons repose sur cette matrice tutélaire et sur ce que Yannick Blanc appelle « l’emboîtement des institutions », c’est-à-dire l’ordre symbolique qui hiérarchise les entités sociales, depuis la famille dans son origine religieuse, jusqu’aux organes gouvernementaux en passant par les différentes institutions sociales, notamment l’école et les établissements de santé. Cet ordre symbolique est en déclin, lui aussi : perte d’autorité, relations directes des individus à l’administration, écart grandissant entre les principes et les pratiques, affaiblissement de la protection des plus démunis.
Avant de proposer le concept susceptible de rétablir le lien social et la capacité d’agir, les « communautés d’action », Yannick Blanc se livre à une analyse minutieuse de l’affaiblissement de l’État, en décortiquant aussi bien le fonctionnement de l’Europe, le « new public management », que la théorie économique de l’Agence, la Loi organique relative aux lois de finance (LOLF) et son cortège d’indicateurs. De cette déstabilisation de l’État, il résulte le développement de la question identitaire, la mise en concurrence des institutions, la mise en cause de la représentation démocratique, la tyrannie financière et la prolifération normative.
« Faute d’incarner la volonté générale, faute d’être le gardien d’une règle transcendante, faute de pouvoir représenter le peuple, faute de redistribuer une part significative de la richesse, il ne reste au politique que l’illusion de la conjuration du risque dans cette société ouverte, prompte à célébrer l’autonomie de l’individu et le bien-être de la personne, mais tétanisée par un présent chaotique et un futur incertain. »
Ce diagnostic étant posé, Yannick Blanc s’appuie sur John Dewey et son analyse de la production du « Public » (les activités dont les conséquences dépassent les individus concernés), mais aussi et surtout sur Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, pour son analyse des arrangements institutionnels permettant de gérer de façon optimale des ressources communes. D’autres auteurs, bien sûr, sont convoqués à l’appui du raisonnement, mais Dewey et Ostrom sont au cœur de l’analyse.
Au confluent de l’action des individus et des groupes de Dewey, qui produisent le « Public », et de la gestion des biens communs d’Ostrom, se trouve le fait associatif. À partir des « communautés d’action », de leurs outils et de leurs expériences (une notion centrale chez Dewey), Yannick Blanc soutient qu’il y a moyen de recréer le lien permettant de passer des communautés à l’échelon gouvernemental en confiant à l’État trois missions fondamentales : investissement, régulation et intégration.
Ce ne serait plus la souveraineté issue du peuple que devrait incarner l’État, mais la justice. Il ne s’agit plus de faire fonctionner la matrice tutélaire, mais de stimuler l’envie d’agir, à tous les niveaux, pour l’ensemble des communautés d’action, en assurant l’énoncé stratégique de leurs objectifs, en investissant dans leurs projets, en assurant la cohérence de leurs actions. Ajoutons qu’une telle ambition devrait d’emblée se concevoir à l’échelle européenne.
« La régulation, la mise en commun, l’associativité et la constitution du Public déterminent non pas des formes de vie, mais des modalités de l’action : créer, entreprendre, échanger, transmettre, mais aussi prendre soin (care) de nos semblables lorsqu’ils en ont besoin et de la planète dont nous éprouvons désormais les limites. Ce que nous attendons de l’État, c’est non seulement qu’à la façon du Léviathan, il assure la paix civile, que nous appelons le « vivre ensemble », mais qu’il nous permette d’accroître notre pouvoir d’agir entendu non comme pouvoir d’entreprendre chacun pour son compte, mais comme pouvoir des communautés d’action et comme conjugaison des communautés d’action dans la Grande Société. »