Oui, l’enthousiasme est au rendez-vous lors de ces soirées organisées à la Gaîté lyrique. Dans toutes les interventions, les idées foisonnent et nous n’avons que peu entendu de propos négatifs, à propos du numérique, de ses possibilités, de son développement annoncé, et des bouleversements sociaux dont il est porteur. Néanmoins, il paraît nécessaire, dans un contexte où beaucoup d’entre nous doivent se former au numérique, de ne pas oublier aussi de se former à la prudence nécessaire, et à la maîtrise de nos promenades sur Internet. Et cette formation est d’autant plus nécessaire que nous ne sommes pas égaux devant Internet et devant le numérique. Toutes les perspectives ouvertes de participation et de développement de la vie démocratique sont freinées par les inégalités d’accès à cet outil. Dans le monde associatif, qui ne veut laisser personne sur le bord de la route, il est important de rappeler cette donnée élémentaire qui doit tempérer les plus grands dynamismes, ou du moins leur rappeler cette obligation : accompagner et former !
Une fois cette précaution prise, il vaut la peine de se laisser aller à l’enthousiasme, tant le foisonnement des idées est stimulant et ouvre de grandes perspectives pour l’avenir associatif. Même s’il faut rappeler que le numérique n’est qu’un outil, qu’il ne commande pas les projets ni les actions, il faut néanmoins constater qu’il s’agit d’un formidable démultiplicateur du pouvoir d’agir : parce qu’il facilite la communication, parce qu’il accélère la circulation de l’information, parce qu’il permet de conserver des traces des actions menées, parce que, quoiqu’on pense, il conserve un fort enracinement dans le réel. Nous allons nous efforcer de donner quelques exemples de ses possibilités.
Les nouvelles identités
Une des premières caractéristiques qui frappe l’imagination, ce sont les bouleversements sociaux dont on voit déjà les prémisses chez les acteurs du net : ce sont en majorité des jeunes, porteurs de l’avenir, éduqués et plutôt urbains. Clairement, on voit que tout le monde ne se retrouve pas sur la toile. Mais paradoxalement, on constate que ces pionniers viennent de toutes les classes sociales. Les individus ne se définissent plus par leur appartenance sociale comme les générations précédentes, mais par leur parcours. Ils sont mobiles, pas forcément géographiquement, mais dans leurs projets, leurs attachements, leurs modes de vie. Il en résulte évidemment de grands changements dans la vie sociale et associative : des engagements toujours aussi intenses, mais ponctuels et multiples. Pour ces catégories qui ont franchi le pas, Internet est un fort stimulant de la vie collective et de l’implication citoyenne, hors de la sphère marchande. Sur Internet, dans les réseaux numériques, faire, c’est être. Raison de plus pour être attentif à emmener tout le monde dans ces nouveaux pouvoirs d’action.
Les nouvelles communautés
Les communautés sont avant tout agissantes, et pragmatiques. Contrairement aux idées reçues, la plupart d’entre elles gardent les pieds dans le réel, dans un nouvel environnement « local » qui déborde les communautés traditionnelles, bornées entre autres par les appartenances sociales et géographiques. Elles entraînent dans leur sillage des individus qui ne seraient pas entrés en relation hors du media Internet. Internet est un espace contributif qui stimule la participation, parce qu’il casse les monopoles des anciennes associations entre les êtres. Il rebat les cartes en quelque sorte parce que la circulation de l’information, des savoirs, et leur partage sont infinis. Cependant, certaines communautés peuvent être complètement dématérialisées : dans ce cas, elles sont soudées autour d’un projet très précis et très clairement défini. Nous allons en donner des exemples. À l’intérieur de leur cercle, elles sont démocratiques et la participation de leurs membres n’aboutit pas au chaos. Elles savent se réguler, formuler des règles qui permettent de conserver le consensus de la communauté. Bien entendu, ces nouvelles formes démocratiques fonctionnent dans un petit espace, encore que, des communautés comme Wikipédia ou OpenStreetMap rassemblent un nombre considérables de contributeurs (15 000 pour OpenStreetMap).
L’usage contre la propriété, les biens communs et les données publiques
Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009 pour ses travaux sur la gestion collective des biens communs, est une référence importante. Elle est la première à avoir mis en évidence le fait que les individus ne sont pas entièrement gouvernés par leur intérêt privé, mais que face à un bien commun dont tous ont besoin, ils sont capables d’optimiser sa « production », sa conservation et sa distribution, pour que tous en profitent. Une communauté de ce type a conscience que l’accaparement par quelques-uns serait nuisible au bien en question et donc à toute la communauté.
Un principe de cet ordre régit les communautés sur Internet qui gèrent des biens communs comme certains outils (les logiciels libres) ou des connaissances (Wikipédia, les bases de données, les MOOC). Le principe va contre le droit de propriété, même si l’on constate parfois un usage à des fins commerciales. D’une manière générale, il s’agit d’une bataille pour échapper au marché, c’est particulièrement clair en ce qui concerne la production des logiciels libres. Mais cela vaut aussi pour les communautés de production et de gestion de connaissances comme Wikipédia et OpenStreetMap (Osm). Le cas d’Osm est étonnant : la communauté compte 15 000 contributeurs dans le monde, plus de 1,6 millions d’inscrits. Les usages sont aussi bien individuels que collectifs, y compris par des cartographes professionnels. On voit ainsi la frontière entre le public et le privé se déplacer d’une manière étonnante et intéressante pour l’avenir. Il en est de même pour l’usage des données publiques, ouvertes en France par Etalab, une petite entité administrative, qui a fait un travail considérable pour mettre à la disposition du public de nombreux jeux de données administratives, plaçant ainsi la France au troisième rang mondial (classement effectué par l’Open Knowledge Foundation, une association qui promeut les savoirs libres).
De même qu’Ostrom a mis en évidence la gestion des biens communs dans la réalité, il faut noter que de telles communautés autour de la connaissance ont existé bien avant Internet. Au XVIIe et au XVIIIe siècles, de telles communautés se sont formées entre scientifiques. On voit clairement que ce concept n’est pas né d’Internet, mais que le numérique lui a donné un formidable coup d’accélérateur. Rappelons aussi que le net lui-même est la première des communautés : initié par des scientifiques, il a eu besoin d’une organisation et d’une régulation sans lesquelles il ne pourrait pas fonctionner. Il n’y a pas de magie de la machine, mais toujours la main de l’homme derrière ce qui nous paraît maintenant évident.
La connaissance est un enjeu de pouvoir, il ne faut pas l’oublier, et penser que ces fonctionnements communautaires vont de soi. Le danger de la captation des biens communs est toujours là et demande de la vigilance de la part des membres des communautés. En particulier, ce type de communautés, fondées sur l’usage, et non sur la propriété, remet en question une notion fondamentale du système marchand traditionnel, à savoir la propriété intellectuelle et les brevets. C’est l’enjeu d’une véritable bataille, notamment devant le brevetage du vivant.
Le renouveau de la mobilisation citoyenne et de la solidarité
Le numérique génère une incroyable capacité de mobilisation citoyenne et un renouvellement des formes de cette mobilisation. Deux sites sont spécialisés sur les pétitions en ligne. Change.org, né en 2007, compte déjà plus de 100 millions d’utilisateurs. C’est à la suite d’une pétition portée par ce site que la loi a fait obligation pour les supermarchés de faire don de leurs invendus, plutôt que de les jeter. On a vu récemment des pétitions peser sur la grâce d’une femme par le président de la République. De même la pétition de 2016 contre la réforme du Code du travail fait bouger le gouvernement. Les pétitions en ligne recèlent une incroyable force de persuasion. Le deuxième site animé par Avaaz est une Ong, plus engagée sur l’environnement. La pétition sur le changement climatique a recueilli plus de trois millions de signatures.
La pétition tire sa force de ce qu’elle requiert un acte « militant » très simple, mais qui démontre son efficacité, et qui peut être le prélude à un engagement plus poussé hors ligne : manifestations, rassemblements, etc. C’est un outil à la disposition de tous, et les associations peuvent très facilement s’en saisir. Cependant cette apparente facilité ne doit pas cacher qu’il faut avoir une stratégie pour que le succès soit au rendez-vous. Quelques recommandations ont été formulées par les intervenants à la Gaîté lyrique :
- identifier les cibles et choisir les bons arguments en fonction de ces cibles ;
- créer une communauté autour d’une histoire ;
- célébrer les victoires ;
- inscrire la pétition dans une stratégie d’ensemble, en l’accompagnant de communications en direction des médias et des députés, et plus généralement d’un ensemble d’actions hors ligne.
Certaines pétitions sont aussi le moyen de traduire sa solidarité vis-à-vis d’une cause, qu’elle soit individuelle ou collective. Au-delà, certains sites tentent d’apprendre aux participants à coopérer et à partager, tels les sites d’échanges de services, qui demandent beaucoup plus d’implication de la part de l’internaute. Et cela demande des efforts : démultiplier une économie du don ne va pas de soi dans un environnement sculpté par les réflexes marchands. Il faut du temps, de l’apprentissage, et là aussi, accompagner le numérique d’actions dans le réel : rencontres, accompagnement des personnes. Toucher les personnes qui ont intérêt à ce type d’échanges, de services ou de biens, ne va pas de soi, et fait toucher du doigt les inégalités face à Internet. Mais c’est aussi une formidable éventualité d’initier la formation à Internet et au numérique.
Un outil pour les associations
Il ne faut pas oublier enfin, que le numérique est devenu un outil de gestion quasiment incontournable, ne serait-ce que pour pouvoir communiquer avec ses partenaires qui, tous, entrent dans ce nouveau mode de gouvernance. Mais l’outil ne va pas révolutionner les modes de gestion et de gouvernance. On se dote de la gestion que requiert le projet. L’outil ne fait qu’ouvrir des possibilités. Mais ces possibilités sont immenses. L’outil numérique, employé à bon escient, permet plus d’efficacité, de rapidité. Il permet de dématérialiser les aspects administratifs de la gouvernance, tout en gardant une traçabilité de toutes les actions. Bien entendu, son utilisation ne sera pas la même dans les grandes structures ou dans les petites associations. Une grande structure, comme une entreprise, est amenée à construire des outils ad hoc, correspondant à son activité, et la plupart du temps, renforçant les processus déjà en place. Les petites associations utiliseront plus volontiers les outils disponibles sur le marché, en libre accès, qui commencent à se répandre, signe que beaucoup d’acteurs sont maintenant capables de se les approprier.
L’outil numérique peut permettre une gestion plus participative, par exemple en ouvrant les conseils d’administration, à condition de faire confiance, d’initier un travail plus collaboratif, et de former tous ceux qui sont en difficulté avec l’outil numérique. Mais, là aussi, ce n’est pas l’outil qui commande ce type de gouvernance, elle résulte de choix démocratiques, l’outil ne fait que faciliter participation et collaboration.
On le voit, beaucoup de possibilités restent à explorer. Encore faut-il noter que les pistes ainsi ouvertes ne sont pas exhaustives. Il reste encore bien des usages à inventer. C’est là que le renouveau est le plus manifeste, parce que le développement est clairement dépendant de l’usage, et non de la propriété. C’est un appel à l’imagination, à l’innovation de tous. Les associations ont un rôle essentiel à jouer, ne serait-ce que parce qu’on a souligné la nécessité absolue de démultiplier la formation, pour tous les publics, afin de lutter contre les inégalités. Mais elles peuvent aussi assurer une vigilance sur les risques du net, ne pas laisser se généraliser la surveillance, protéger les données personnelles, protéger la vie privée, et combattre les entraves à la liberté des acteurs.