Les associations constituent un trait caractéristique de la modernité démocratique. Elles correspondent à l’engagement volontaire d’individus libres et égaux dans des groupes, plus ou moins durables, qui interviennent dans l’espace public.
Renvoyant à l’idéal démocratique d’une participation ouverte à tous les citoyens et citoyennes, l’espace public est le domaine où s’exerce la médiation entre les besoins de la société et l’action de l’État.
Dans cette perspective, les associations se distinguent des organisations religieuses et corporatives qui structuraient la vie sociale sous l’Ancien Régime et enfermaient les destins sociaux dans un système hautement inégalitaire. Dès le XIXe siècle, les fondateurs de la sociologie comme Alexis de Tocqueville, Max Weber et Émile Durkheim soulignent l’originalité et l’importance de ce nouveau type de lien social dans l’approfondissement et la consolidation de la démocratie.
De la sociabilisation à la publicisation de problèmes partagés
À partir du XXe siècle, l’institutionnalisation des sciences sociales permet le développement de multiples recherches sur le fonctionnement des sociétés et l’expérience vécue des populations. Les associations apparaissent alors comme des entités nécessaires à la création de liens de sociabilité et de solidarité dans des sociétés de plus en plus individualisées.
Elles jouent également un rôle décisif dans le fonctionnement démocratique, en tant que groupement intermédiaire pouvant fédérer des intérêts particuliers en intérêts collectifs. Cette position charnière entre l’espace privé et l’espace public suscite une participation que l’on peut qualifier de politique, au sens de relatif à la cité et au bien commun. Les associations contribuent notamment à la défense de nouvelles causes concernant les populations minoritaires, discriminées et/ou invisibilisées.
Plusieurs théories rendent compte de cette participation des associations à la vie publique et en analysent les apports comme les limites. L’approche par les problèmes publics, issue de l’université de Chicago, est particulièrement heuristique pour comprendre les dynamiques de publicisation des problèmes sociaux et le rôle joué par les associations.
Forgée au croisement de la philosophie, de la sociologie et de la psychologie, cette approche considère les problèmes publics comme des constructions sociales qui reposent, d’une part, sur des données objectives qui matérialisent le problème et, d’autre part, sur des représentations subjectives qui lui donnent une signification.
En d’autres termes, un problème social comme le chômage, la pollution ou les violences conjugales n’existe pas en soi ; il nécessite des mobilisations qui rendent visible le phénomène et pointent ses effets néfastes.
Pour accéder véritablement à une dimension publique, un problème social doit occuper une place importante dans les débats publics et être inscrit à l’agenda politique. Le rôle des associations consiste alors à faire émerger des problèmes publics par la mobilisation sociale et la défense de nouvelles revendications.
Les associations comme vecteurs de mobilisation
Des auteurs classiques comme John Dewey, Herbert Blumer et Joseph Gusfield ont développé des analyses fines sur le processus de publicisation des problèmes sociaux. Un élément central est l’idée de perception d’une situation problématique par les individus et les groupes qui en subissent, directement ou indirectement, les conséquences.
La perception est une notion cardinale dans la pensée du philosophe pragmatiste John Dewey, car elle permet de concevoir l’individu comme un acteur ayant une certaine prise sur la réalité et non comme le simple jouet des événements. La vision de l’individu-acteur met notamment l’accent sur la pratique de l’enquête menée par les personnes mobilisées qui cherchent à comprendre la nature du problème et à définir son mode de résolution.
Ce travail de réflexion, d’enquête et de communication est le processus par lequel un problème social devient un problème public, c’est-à-dire acquiert une visibilité dans l’espace public et devient un objet d’interpellation des pouvoirs publics.
Les associations servent alors à regrouper les individus affectés par la situation problématique, à coordonner le travail d’enquête et à homogénéiser le discours porté sur la scène publique.
C’est donc une citoyenneté active qui apparaît via le prisme des problèmes publics et des associations, ainsi qu’un ancrage dans les réalités vécues des personnes confrontées à des problèmes sociaux.
Pour chaque problème social, il existe toutefois plusieurs groupes mobilisés qui défendent des perspectives et des intérêts souvent divergents, parfois contradictoires.
Par exemple, l’interruption volontaire de grossesse est l’objet de mobilisations sociales très disparates, chacune ayant sa propre définition du problème et ses propositions de réforme du cadre légal. Cette diversité met en lumière la concurrence qui règne entre différents groupes mobilisés autour d’un problème social, l’enjeu consistant à imposer sa définition du problème et à préconiser ses modes de résolution (ou à décrédibiliser l’importance du problème pour défendre des intérêts économiques et/ou politiques).
La concurrence et la sélectivité s’exercent également entre différents problèmes sociaux pour occuper une position centrale dans l’espace public et entrer dans les priorités des pouvoirs publics. Dans ce champ de luttes, les associations peuvent donc défendre des positions progressistes ou conservatrices.
En fonction des contextes et des opportunités politiques, elles sont également incitées à segmenter leurs revendications et à faire valoir la priorité du problème défendu sur d’autres situations problématiques.
En résumé, le processus de construction des problèmes publics peut être décomposé en plusieurs étapes. Tout d’abord, un certain équilibre social est rompu, ce qui génère un trouble auprès des acteurs affectés, directement ou pas, par cette modification. Puis, des associations (plus ou moins formelles) se créent suite à la perception de cette situation problématique et aux mobilisations visant à en définir la nature. Ce travail de définition passe alors par un processus d’enquête, de communication et de débat que les associations contribuent à structurer. Différentes positions s’expriment dans l’espace public pour défendre des visions du problème social qui se trouvent en concurrence pour gagner l’opinion publique. Enfin, soit le problème social perd en crédibilité et disparaît de l’espace public, soit un plan d’action est mis en œuvre pour le résoudre avec l’intervention des pouvoirs publics.
Malgré l’ambivalence de leur rapport à l’ordre social et donc à l’émergence de nouveaux problèmes publics, les associations jouent généralement un rôle central dans le processus de publicisation des problèmes sociaux. Elles contribuent à l’organisation d’actions collectives à différentes échelles et à l’instauration de rapports plus ou moins conflictuels avec d’autres groupements de personnes et avec les institutions politiques.
Cependant, l’intervention des associations ne se limite pas à l’action revendicative dont l’objectif serait d’alerter l’opinion publique sur les causes et les conséquences d’une situation considérée comme problématique. En tant que groupes organisés, les associations sont aussi en capacité de participer, avec un degré d’autonomie variable, à la mise en œuvre de l’action publique visant à résoudre les problèmes sociaux.
Rendre visible et agir : l’exemple des aidants
Le cas des proches aidants de personnes en situation de dépendance permet d’illustrer cette approche théorique des problèmes publics et du rôle politique des associations. Depuis les années 1990, la question de la dépendance s’est imposée comme un problème public majeur auquel a répondu une succession de lois sur le grand âge, le handicap, le sanitaire et le médico-social. Sous la pression du vieillissement de la population, une politique sociale se construit progressivement en privilégiant le maintien à domicile.
Des services publics et privés sont mis à contribution pour permettre aux personnes âgées en perte d’autonomie et aux personnes en situation de handicap de choisir leur lieu de vie et de maintenir une vie sociale. Les proches de personnes en situation de dépendance jouent également un rôle central dans la prise en charge de la dépendance.
Estimés en France à plus de huit millions, les proches aidants font récemment l’objet d’une reconnaissance de la part des pouvoirs publics qui se manifeste par la construction (encore fragile) d’un statut social et l’acquisition de droits spécifiques. Des dispositifs de soutien se développent au niveau territorial et visent à répondre aux besoins de répit, d’accompagnement et de formation des aidants.
Ce début de reconnaissance des proches aidants doit beaucoup à la mobilisation des associations des secteurs du handicap et du grand âge qui, parfois depuis plusieurs décennies, interviennent dans l’espace public pour défendre les droits des personnes en situation de dépendance et ceux de leur famille.
En 2004, dans un contexte politique favorable à la prise en compte des revendications de ces populations historiquement marginalisées et invisibilisées, les principales associations du secteur de la dépendance se rassemblent et forment le Collectif inter-associatif des aidants familiaux (CIAAF). Ce collectif se donne pour mission de « faire reconnaître par la société le rôle et la place de tous les aidants familiaux et défendre leurs intérêts ».
Il dote les associations fondatrices d’un moyen d’action supplémentaire pour interpeler l’opinion publique et les responsables politiques sur la question des aidants. À ce sujet, le CIAAF considère que « l’on ne choisit pas de devenir aidant familial » et cherche à améliorer les conditions de vie des aidants et celles de leurs proches dépendants.
Le CIAAF situe son action dans le contexte d’un déficit de l’offre institutionnelle, en termes d’établissements et de services à domicile dans les secteurs du handicap comme du grand âge, qui fait peser une lourde charge sur la solidarité familiale. Les proches de personnes en grande dépendance sont donc contraints d’intervenir massivement dans les tâches de la vie quotidienne (lever, habillage, toilette, repas, coucher).
L’état lacunaire des dispositifs de soutien aux aidants, malgré des avancées récentes comme le droit au répit et le congé de proche aidant, limite également les possibilités de relais, alors que les effets négatifs de l’activité d’aide sur la santé physique et psychique sont bien répertoriés.
Enfin, les associations membres de ce collectif considèrent que les conditions du libre choix ne sont pas réunies et que de nombreux aidants sont obligés de réduire ou d’interrompre leur activité professionnelle pour s’occuper de leur proche, ce qui conduit à des situations de précarité économique et sociale. Pour lutter contre ce problème social, le CIAAF demande notamment une reconnaissance du travail des aidants (rémunéré ou pas) en termes de droits à l’assurance maladie et à la retraite, ainsi qu’une amélioration des dispositifs d’accompagnement, de soutien et de dédommagement.
Cette volonté de reconnaissance du rôle social des aidants s’accompagne néanmoins d’une revendication concernant le développement de services publics de proximité qui permettraient aux personnes aidées de choisir librement leurs aidants et aux proches de décider de leur degré d’implication dans l’aide.
Durant la pandémie due au COVID-19, le CIAAF et les associations membres ont mené diverses enquêtes qui soulignent à nouveau l’absence de prise en compte de ces populations par les pouvoirs publics.
Suite à la fermeture de nombreux établissements et services d’accueil de jour, au retour à domicile de personnes hospitalisées, à la discontinuité des services d’aide à domicile et aux restrictions de déplacement, de nombreux aidants ont dû gérer, parfois seuls et à temps plein, la totalité de l’aide conférée à leur proche sans bénéficier d’aides matérielles (masques, gants, gel) ni de compensations financières.
Cette crise sanitaire met bien en évidence la faible considération dont jouissent encore les proches aidants dans la société française et l’ampleur du travail de mobilisation, de sensibilisation et de conviction qu’il reste à accomplir aux associations pour que le problème public des aidants acquière une centralité dans le domaine des politiques de prise en charge de la dépendance.