Engagement

« Le bénévolat est en plein essor en Inde.»

Tribune Fonda N°260 - Engagement radical, engagement total ? - Décembre 2023
Shalabh Sahai
Shalabh Sahai
Et Stéphanie Andrieux
Au début des années 2000, Shalabh Sahai a cofondé iVolunteer, la première organisation indienne dédiée au bénévolat. D’une plateforme en ligne, elle a évolué vers plusieurs services pour développer et promouvoir l’engagement, incluant l’accompagnement du pro bono, de stages dans des ONG, ainsi que des formations à la gestion des bénévoles. Dans cet entretien avec Stéphanie Andrieux, Shalabh Sahai revient sur l’évolution du bénévolat en Inde au cours des vingt dernières années et appelle à une politique nationale.
« Le bénévolat est en plein essor en Inde.»
Depuis 2022, iVoluteer et la Fondation JSW ont lancé un programme de découverte des carrières dans le secteur des ONG. © JSW Fondation

Shalabh Sahai répond aux questions de Stéphanie Andrieux de la Fonda.

Comment est né iVolunteer1  ?

Shalabh Sahai: J’ai rencontré mes cofondateurs à l’Institut de gestion rurale d’Anand (IRMA) en 1998. Nous étudions le développement rural et social, et nous avons rapidement réalisé que le secteur de l’intérêt général manquait de bras. 

Dans les années 1990, l’Inde a connu un boom économique, principalement grâce à son capital humain. Nous nous sommes posé la question suivante : et si le capital humain qui alimentait l’économie indienne pouvait également bénéficier au non lucratif ?

Nous avons commencé à étudier le marché et avons réalisé qu’aucune organisation n’envisageait le bénévolat à l’échelle du pays et d’une manière moderne. 

Nous étions en plein boom des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Nous avons donc immédiatement pensé à créer une plateforme Internet qui mettrait en relation les personnes et les organisations à la recherche de bénévoles. C’est ainsi qu’est né iVolunteer en 2001. 

Nous sommes rapidement passés d’une plateforme à des programmes sur le terrain. Notre programme phare — iVolunteer — est présent dans les sept grandes villes de l’Inde, dont Delhi.

Comment votre activité a-t-elle évolué ? 

Au cours des vingt dernières années, nous sommes passés par quatre grandes phases d’évolution. Tout d’abord, nous avons eu l’idée de créer une plateforme similaire à monster.com2  pour mettre en relation les bénévoles et les organisations à but non lucratif. 

Au cours des deux premières années, nous avons réalisé que cela ne fonctionnait pas. De nombreuses personnes se montraient intéressées, mais il n’y avait pratiquement pas d’actions bénévoles qui en découlaient sur le terrain. 

Nous avons donc décidé d’aider les organisations à comprendre comment impliquer ces nouveaux bénévoles. Je les appelle les nouveaux bénévoles parce que, 

Jusqu’aux années 2000, les Indiens qui s’engageaient étaient principalement des femmes au foyer, des personnes âgées ou des étudiants. 

Notre plateforme était en ligne et la plupart de nos bénévoles y accédaient depuis leur lieu de travail. Nous visions donc un nouveau segment de la population. Nous nous sommes rapidement rendu compte que le fait de solliciter des employés changeait la nature du bénévolat.  

Notre deuxième phase a commencé lorsque nous sommes passés à des programmes axés sur le mécénat en entreprise. Nous avons à la fois aidé les salariés à s’engager et les ONG à comprendre comment impliquer des personnes hautement qualifiées, mais disposant de peu de temps. 

Notre travail a ensuite évolué — c’est la troisième phase — vers un bénévolat axé sur les compétences, du pro bono. À partir de 2010, le mécénat d’entreprise a commencé à prendre de l’ampleur. Nos programmes ont donc évolué vers un soutien aux entreprises qui mettaient en place leurs politiques de mécénat de compétences. 

La loi sur la Responsabilité sociale d’entreprise (RSE) de 20133 , par laquelle le gouvernement a légalement mandaté les entreprises pour les programmes de RSE, a donné un coup de fouet à cette évolution. Bien que le bénévolat des employés ne soit pas directement intégré dans cette loi, il suscite de fait l’intérêt d’un grand nombre d’entreprises.

Aujourd’hui, nous sommes dans une quatrième phase : nous nous concentrons sur l’apport de l’expérience bénévole auprès des citoyens qui s’engagent. Il y a deux ans, nous avons commencé par mener des enquêtes pour demander aux personnes engagées quel type d’expérience elles avaient eu et ce qu’elles avaient appris en faisant du bénévolat. 

À la fin de toute activité bénévole, nous consacrons un peu de temps à l’autoréflexion. Que pensent-elles de leurs actions du jour ? Quel impact espèrent-elles avoir eu ? Ont-elles identifié d’autres actions nécessaires ? Quel rôle pourraient-elles y jouer ? 

Nous devons montrer les effets significatifs de l’engagement sur le bénévole : ce n’est qu’ainsi qu’un changement durable peut se produire pour les Indiens et l’Inde. Le changement positif qui s’opère par le bénévolat est bénéfique pour l’organisation qui le soutient, qu’il s’agisse d’un employeur ou d’une école et, à long terme, construit une société empathique, attentive et responsable. 

IVolunteer est basé dans sept grandes villes de l’Inde : Delhi, Mumbai, Chennai, Bangalore, Hyderabad, Kolkata et Pune. L’Inde est un pays si vaste que chacune de ces villes possède des dynamiques socioculturelles très différentes. 

Au lieu de structurer des programmes à l’échelle nationale, iVolunteer expérimente dans chaque ville différents programmes, et les équipes locales décident par la suite de ce qui est approprié pour leur communauté.

Comment aidez-vous les organisations à intégrer des bénévoles ? 

Comme je l’ai dit, nous avons commencé par une approche de plateforme, dans laquelle les organisations présentaient leurs besoins. 

Cependant, nous nous sommes rendu compte que, souvent, les organisations à but non lucratif ne réfléchissent pas à la manière dont elles peuvent bénéficier des bénévoles, ni même à la manière dont elles peuvent les impliquer. 

Une bonne partie de notre travail a donc consisté à les aider à réfléchir au type de bénévolat dont elles avaient besoin. Avant, nous organisions des ateliers de gestion des bénévoles à l’échelle régionale. Depuis sept ans, nous le faisons à la demande. 

Par exemple, la Confédération des industries indiennes (CII) nous demande régulièrement d’organiser des ateliers sur la gestion des bénévoles pour ses ONG partenaires ou ses entreprises membres. Au cours des trois dernières années, nous avons également collaboré avec certaines universités travaillant sur le développement rural. Nous avons aidé des écoles de travail social à concevoir des ateliers sur la gestion des bénévoles et organisé des cours. Il est important que les futurs travailleurs sociaux soient également formés à la gestion des bénévoles. La demande pour ces services ne cesse d’augmenter.  

Pouvez-vous nous en dire plus sur vos programmes pour la jeunesse ? 

En 2004, nous avons lancé un programme de stages d’été pour les étudiants. Il s’est transformé en 2010 en un programme avec des bourses d’un an et demi, India Fellows, pour les jeunes de 21 à 28 ans. Il y a un an et demi, nous avons lancé un programme spécifique avec la Fondation JSW4 , axé sur le travail dans le cadre de programmes de RSE. 

Les jeunes Indiens sont poussés par la société vers certaines carrières. Ainsi, les jeunes de 18 à 25 ans ne font généralement pas leurs propres choix, ils obéissent à ce que la société ou leur famille attendent d’eux — ce qui est rarement une carrière dans le social. 

À iVolunteer, nous pensons que si les jeunes interagissent dès leurs études avec le secteur du développement, ils pourront choisir de s’y impliquer ou non. 

Grâce à nos programmes de bourses, nous donnons aux jeunes la possibilité de découvrir les organisations à but non lucratif de l’intérieur. En travaillant dans ces structures, ils apprennent beaucoup sur eux-mêmes et sur la manière dont ils peuvent contribuer au secteur social tout au long de leur vie. 

Nous pensons que si vous montrez aux jeunes les défis du secteur social, ils continueront à s’y intéresser, même s’ils ne choisissent pas d’y faire carrière. Qu’ils deviennent hommes d’affaires, avocats ou administrateurs publics, ils seront des dirigeants plus conscients. Si nous inspirons nos futurs dirigeants, nous nous assurons d’un impact durable. 

Nous avons également lancé plus récemment des activités de bénévolat dans les écoles de Chennai. Pendant la pandémie de COVID-19, des écoles locales nous ont contactés, car elles souhaitaient initier leurs élèves à l’engagement civique. 

Nous avons élaboré un programme pour que les élèves de 8 à 15 ans s’investissent dans leur classe, leur maison ou leur quartier. Nous avons échelonné les niveaux d’engagement en fonction de la tranche d’âge. 

Nous avons également lancé récemment un autre programme d’engagement à Chennai avec une université privée. Nous essayons d’établir un club iVolunteer, au sein duquel les étudiants peuvent structurer leur engagement. Nous leur apportons seulement un soutien extérieur, au lieu de leur dire ce qu’ils doivent faire. Nous sommes encore en phase d’apprentissage sur ce programme. 

Les étudiants indiens obtiennent-ils des crédits pour le bénévolat ? 

Non, il n’existe pas de système de crédits pour le bénévolat en Inde. Le programme de service national, ou National service scheme (NSS), est actif depuis les années 19505  dans les universités. Les étudiants bénéficient de certains avantages, mais pas de crédits comme c’est le cas dans les pays occidentaux. D’une certaine manière, il s’agit cependant du plus grand programme de volontariat, puisque près de 4 millions d’étudiants participent au NSS6 . Il s’agit d’un programme national, mais il est mis en oeuvre de manière inégale. 

Quel est le profil type d’un bénévole en Inde aujourd’hui ? 

Aujourd’hui, le réservoir de bénévoles est bien plus important. 

En effet, tout le monde peut s’engager ! Mais je dirais que le profil type se situe entre 18 et 45 ans. Cela comprend les 18-23 ans, qui sont pour la plupart étudiants, puis les 23-45 ans, qui sont en âge de travailler. 

Au-delà de 50 ans, le bénévolat est limité non pas par manque de volonté des citoyens âgés, mais par leur difficile mobilité. Dans les grandes villes comme Delhi ou Mumbai, il n’est pas simple de se déplacer. 

En août 2021, des habitants de Jaipur, dans la province indienne du Rajastán, se ressemblent sous un arbre. © Jannes Jacobs / Unsplash •
En août 2021, des habitants de Jaipur, dans la province indienne du Rajastán, se rassemblent sous un arbre. © Jannes Jacobs / Unsplash

Vous avez mentionné qu’avant l’an 2000, les personnes âgées faisaient davantage de bénévolat. Cela a-t-il changé ? 

Oui, mais seulement en pourcentage. Il a diminué parce que le bénévolat des autres tranches d’âge a beaucoup augmenté. Les personnes deviennent bénévoles plus tôt, alors que le nombre de bénévoles âgés n’a pas augmenté au même rythme. 

Pour quelles causes les Indiens se mobilisent-ils ? 

L’enfance est la cause préférée depuis longtemps, surtout dans les grandes villes. C’est parce qu’il s’agit d’un problème particulièrement visible : les gens qui circulent dans les villes voient tous les jours des enfants qui vivent dans la rue ou mendient. Cela a un impact émotionnel considérable, de sorte que les causes liées à l’enfance ont toujours attiré davantage de bénévoles, en particulier dans le domaine de l’éducation. 

Au cours des dix à quinze dernières années, l’engagement pour la protection de l’environnement a considérablement augmenté. Plus récemment, au cours des cinq à dix dernières années, le bien-être animal a également connu un intérêt accru. iVolunteer ne travaillait pas sur le bien-être des animaux jusqu’à récemment. Nous avons commencé à le faire suite à la demande exprimée par les bénévoles eux-mêmes. 

En termes de popularité, nous pouvons classer la protection de l’enfance comme la cause la plus populaire, suivie de l’éducation et de l’environnement, puis de l’engagement civique en général, par exemple le nettoyage d’espaces partagés, et enfin de la protection des animaux. Le bénévolat dans le domaine de la santé est, d’une certaine manière, moins populaire. 

Vous ne considérez pas le nettoyage comme un engagement pour l’environnement ? 

Non, parce que la plupart des gens ne le font pas pour des raisons environ- nementales, mais parce qu’ils utilisent cet espace. De nombreux nettoyages sont par exemple des peintures de murs publics ou des ramassages de détritus dans des espaces partagés. 

Le bénévolat concerne-t-il toutes les couches de la société indienne ? 

Mon point de vue sur ce sujet est plus anecdotique qu’empirique, mais j’ai l’impression que le bénévolat est présent dans toutes les communautés. 

Le bénévolat est présent dans toutes les communautés. 

En Inde, près de 60 % de la population vit dans des villages7 . Là-bas, les gens contribuent à leur communauté, mais sans utiliser le terme de bénévolat. La même dynamique peut être observée dans les communautés urbaines à faibles revenus. 

Ainsi, si l’on s’en tient aux statistiques, le bénévolat peut apparaître comme une activité urbaine des catégories aisées, alors qu’il s’agit en fait d’un privilège de nommer ces actions « bénévolat ». C’est flagrant lors du DaanUtsav, le festival du don de sept jours célébré autour de l’anniversaire de la naissance de Gandhi, du 2 au 8 octobre. 

Pendant DaanUtsav, vous verrez de nombreuses personnes issues des couches socioéconomiques les plus basses s’engager, tels que des conducteurs de tuk-tuks. Il s’agit d’un exemple de bénévolat qui ne dit pas son nom. 

Il y a vingt ans, vous avez créé la première organisation consacrée à l’implication des bénévoles en Inde. Avez-vous vu le secteur évoluer ? 

Oui, le secteur a beaucoup évolué. En 2001, nous devions expliquer aux gens ce qu’était le bénévolat. Aujourd’hui, ce n’est plus nécessaire. 

Pour moi, l’une des plus grandes preuves de l’évolution du bénévolat en Inde est que pendant les huit premières années, nous étions la seule organisation indienne agissant sur ce sujet. 

Aujourd’hui, iVolunteer doit faire face à une concurrence saine. L’existence de tant d’organisations soutenant le bénévolat est la preuve que la masse globale de bénévoles s’est développée. 

Quelles seraient les prochaines étapes pour développer le bénévolat en Inde ? 

La première serait une politique nationale sur le bénévolat. Au cours des deux dernières années, le gouvernement a commencé à prendre des mesures, notamment en créant une plateforme de bénévolat d’entreprise qu’il parraine. Pourtant, aucune politique ou loi ne promeut ou ne soutient le bénévolat. Il relève actuellement du ministère des Sports et de la Jeunesse, comme s’il ne s’agissait « que » d’une affaire de jeunes.

 La prochaine action possible serait de cibler spécifiquement le bénévolat des étudiants. Un système de crédits serait extrêmement utile pour promouvoir le bénévolat de cette catégorie de population. 

La troisième action possible est liée à notre loi sur la responsabilité sociale des entreprises (RSE), qui est unique au monde. La loi indienne garantit que les entreprises donnent des fonds aux organisations à but non lucratif.

 Cependant, elle n’inclut pas le bénévolat. Et ce, principalement parce que la valeur de ce dernier n’est pas quantifiée au niveau national. Quantifier la valeur du bénévolat est la première étape pour l’inclure dans la loi sur la RSE. 

Si nous pouvons quantifier la contribution du bénévolat dans le produit intérieur brut (PIB), nous pourrons montrer le rôle que jouent les bénévoles dans notre pays, dans notre société. Le bénévolat pourrait peut-être faire partie des enquêtes nationales ou des recensements. Si on en parle, si on le voit ou si on le reconnaît, il se développe. Le bénévolat est en plein essor en Inde.

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  • 7C. Chandramouli (Office of the Registrar General & Census Commissioner), « Rural-Urban Distribution of Population India », Census Digital Library, 2011. Le dernier recensement en Inde date de 2011. Le 16e recensement, initialement prévu en 2021, a été reporté après les élections générales de 2024.
Entretien