Innovation sociale

« L’activité physique adaptée est émancipatrice. »

Tribune Fonda N°255 - Quand le sport contribue au bien commun - Septembre 2022
Jean-Christophe Mino
Jean-Christophe Mino
Et Jean-Michel Ricard, Siel Bleu, Anna Maheu
Née auprès des plus fragiles, l’association Siel Bleu a contribué au mouvement du sport santé en développant l’activité physique adaptée dans toute la France. 25 ans plus tard, alors que l’association a été rejointe par une fondation et un institut de recherche, ses cofondateurs, Jean-Michel Ricard et Jean-Daniel Muller, associés à Jean-Christophe Mino, chercheur et médecin spécialiste de santé publique, ont publié l’ouvrage Soin du corps, soin de soi. Ils y démontrent la charge émancipatrice de l’activité physique adaptée.
« L’activité physique adaptée est émancipatrice. »
Activité de «gym sur chaise» proposée par une salariée de Siel Bleu © Siel Bleu

Propos recueillis par Anna Maheu, La Fonda.

Comment est née l'association Siel Bleu?

Jean-Michel Ricard : À la fin de nos études de STAPS, nous voulions avec Jean-Daniel Muller nous occuper des personnes en EHPAD.

Rien n'existait alors pour ce public et nos interlocuteurs étaient interloqués: mais qu’allions-nous bien pouvoir faire avec des personnes « dans cet état»? Et quel était l’intérêt puisqu’elles étaient à la fin de leur vie?

Nous avons donc commencé bénévolement et, grâce à des rencontres, nous avons pu convaincre le conseil général du Bas-Rhin.

C’était à nous de faire nos preuves. Nous sommes partis à 2 et, 25 ans plus tard, l’association regroupe 750 salariés en France. Nous intervenons chaque semaine auprès de plus de 150000 personnes dans 9000 lieux.

Jean-Christophe Mino : Dans cette histoire, il y a en germe tout Siel Bleu : le choix des personnes les plus fragiles; agir concrètement pour faire bouger les lignes; l’innovation et le professionnalisme; l’importance des relations humaines et des rencontres; la non-lucrativité et l’accessibilité…

Jean-Michel Ricard : Pour nous, dès le départ, la non-lucrativité et l’accessibilité étaient non négociables. Nous sommes dans la vision sociale et solidaire d’une société d’égaux en dignité. Nous accompagnons des personnes, et non des malades ou des « vieux ».

Et pour faire vivre certains projets non finançables, nous avons créé une Fondation, comme un «cœur» pour notre association, alors que «les jambes et les bras» ce sont ceux qui agissent sur le terrain.

Jean-Christophe Mino : Sans oublier la «tête» avec l’innovation et la recherche. Dès le début, il a fallu tout inventer comme par exemple de la «gym sur chaise» ou de la «gym autour de la table». Car pour faire travailler des personnes en fauteuil ou malades d’Alzheimer, rien n’existait en maison de retraite.

Depuis, Siel Bleu est un lieu d’innovation avec la création en interne d’un «incubateur» et d’un «Institut» qui regroupe les activités R&D. On y développe de nouvelles idées de programmes : dans le post-COVID-19, contre l’endométriose, pour les personnes pendant les séances de dialyse ou atteintes par un AVC, ou après un cancer.

Il y a aussi la création d’un matériel sportif totalement adapté aux fragilités des personnes accompagnées. Et puis aussi des séjours avec des interventions corporelles non médicamenteuses pour des personnes très malades (cancer, AVC, soins palliatifs).

Siel Bleu a été le premier à travailler sur la prévention des chutes avec l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM). Cela nous a amenés à collaborer avec des académiques, à participer à des publications dans certaines revues prestigieuses comme le British Medical Journal ou à travailler avec l’École d’Économie de Paris.

Quelles sont les caractéristiques du sport santé et de l’activité physique adaptée ?

Jean-Christophe Mino :

L’idée d’un «sport santé», c’est l’idée que le mouvement est bénéfique pour la santé.

Pour les personnes qui ne sont pas malades, l’appellation «sport santé» est intéressante, car elle sort la prévention du prisme de la maladie. On y reconnait d’autres logiques sociales qu’une logique médicale.

Néanmoins attention à l’écueil de détourner dans les messages cet esprit positif, ancré dans la vie, vers une forme d’hygiénisme avec de « bons» styles de vie, des « prescriptions» et injonctions à suivre des «recommandations» officielles, la transformation de la «sédentarité» en pathologie.

Même si tous ces problèmes sont réels, il ne faut pas oublier que c’est avant tout pour le plaisir, l’effort, le jeu que l’on pratique, et non pour éviter de tomber malade.

Jean-Michel Ricard : L’autre écueil, ce serait de convoquer un imaginaire de performance, compétition, règles, techniques, apprentissage, etc. qui parle peu aux plus fragiles.

C’est aussi pourquoi la notion « d’activité physique» (tout mouvement qui occasionne une dépense énergétique) est intéressante. Elle englobe tout ce que nous faisons dans notre vie quotidienne (dont les activités sportives).

Elle concerne une personne, même fragilisée par la maladie, l’âge ou un handicap, à la condition d’être « adaptée» : c’est l’activité physique « adaptée» (APA).

Cela demande une expertise et une expérience qu’acquièrent les étudiants STAPS lors d’un cursus spécialisé APA (niveau licence ou master).

Dans quelle mesure votre organisation mobilise-t-elle l’APA?

Jean-Michel Ricard : Les séances, individuelles ou en groupe, sont adaptées aux besoins, aux intérêts, aux difficultés et au cadre de vie de chaque personne.

Pour nous, L’APA est un formidable outil. Elle peut être mobilisée avec l’avancée en âge en prévention primaire (qui vise à empêcher ou retarder l’apparition de maladies ou de la dépendance), mais aussi lorsque l’on est déjà malade en prévention tertiaire (afin d’éviter l’aggravation et/ou certaines complications).

Son utilisation recèle une réelle efficacité thérapeutique.

Jean-Christophe Mino : Oui, selon des milliers d’études scientifiques analysées par l’INSERM, l’APA influe positivement1 . Elle permet d’améliorer l’évolution de la maladie, des symptômes, de la qualité de vie et de l’autonomie, diminue certains effets secondaires et les phases d’aggravation.

Elle agit positivement sur l’humeur et diminue l’anxiété. Elle renforce l’estime de soi et le sentiment de compétence et permet de renouer des liens sociaux.

En quoi l’activité physique adaptée transforme-t-elle la vie des personnes malades?

Jean-Christophe Mino : Comme nous l’analysons dans notre livre2 , l’APA est émancipatrice. La maladie et la dépendance contraignent par les symptômes, la fatigue et la souffrance. Pouvoir soulager l’expérience quotidienne, c’est vital et c’est ce qu’apporte l’APA.

Petit à petit, l’activité permet aux gestes de se déployer à nouveau, aux sensations de se libérer du mal-être, à l’effort d’exprimer et de résoudre des tensions émotionnelles, à l’action d’effectuer certaines tâches jusque-là impossibles, à la fatigue de diminuer. Ce faisant, l’APA transforme la vie.

La personne que nous accompagnons peut renouer avec sa capacité d’agir et avoir plus de prise sur sa vie : petit à petit se desserre un étau. Agir permet de se sentir mieux malgré l’atteinte physique et de mieux intégrer l’expérience d’un soi fragilisé. On fait reculer les limites liées aux déficiences.

Cela aide à se maintenir actif, se réconcilier avec son corps, apaiser la souffrance, se fortifier, exprimer la vitalité et raviver le désir. À Siel Bleu, nous ne travaillons pas seulement des déficiences physiques, nous aidons la vie à se (re)déployer tout entière.

 

Jean-Christophe Mino, Jean-Michel Ricard et Jean-Daniel Muller - Soin du corps, soin de soi. Paru aux Presses universitaires de France, 2018, 86 pages.

 

Jean-Christophe Mino, Jean-Michel Ricard et Jean-Daniel Muller - Soin du corps, soin de soi. Paru aux Presses universitaires de France, 2018, 86 pages.

 

 

 

  • 1INSERM, Activité physique, contexte et effets sur la santé, Éditions INSERM, 2008 et INSERM, Activité physique. Prévention et traitement des maladies chroniques, Éditions EDP Sciences, 2019.
  • 2Jean-Christophe Mino, Jean-Michel Ricard et Jean-Daniel Muller, Soin du corps, soin de soi. Activité physique adaptée en santé, Presses universitaires de France, 2018.
Analyses et recherches