Modèles socio-économiques

La mesure de l’impact social de la prévention spécialisée : un catalyseur de la coopération sur les territoires

Tribune Fonda N°245 - Associations et collectivités - Mars 2020
Thierry Sibieude
Thierry Sibieude
Et Elise Leclerc
Contrairement à certains départements qui ont baissé de façon drastique des moyens alloués à la prévention spécialisée, le Conseil départemental du Val d’Oise, sans remettre en cause les budgets alloués, a mis en place, dans le cadre d’une démarche co-construite avec les éducateurs et les associations, un référentiel de mesure d’impact social visant à montrer les changements que la prévention opère chez les jeunes et son efficacité pour le territoire.

Cet article est une contribution à la version numérique enrichie de la Tribune Fonda n°245. Il ne figure pas dans la revue papier. 

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Cet article a été rédigé conjointement par Elise Leclerc et Thierry Sibieude.


Le contexte national de la prévention spécialisée


La prévention spécialisée s’adresse à des jeunes en voie de marginalisation ou déjà marginalisés, âgés de 11 à 25 ans pour lutter contre la délinquance. C’est un arrêté de 1972 qui lui reconnaît une spécificité d’action en direction des jeunes et des milieux les plus difficiles et la loi du 6 janvier 1986 qui en transfère la responsabilité aux départements qui en assurent principalement le financement, au même titre que la protection de l’enfance. 

La prévention spécialisée cherche à maintenir ou développer des liens sociaux, mais également à redonner confiance au jeune en lui-même et en ses propres capacités, de sorte qu’il puisse lui-même se prendre en charge socialement, dans le cadre d’une démarche qui repose sur le travail de rue, l’anonymat, la libre adhésion et le partenariat avec les institutions. 

L’efficacité de la prévention spécialisée a été récemment remise en cause avec la diminution drastique des budgets qui lui sont consacrés dans de nombreux départements. En effet, son évaluation est complexe puisque c’est un travail de long terme avec une absence de contre parties immédiates, une action d’intermédiation entre les jeunes et les acteurs des institutions classiques et un travail à la fois sur l’individu et sur la société.
 

La situation dans le Val d’Oise


C’est dans ce contexte qu’à l’automne 2019, le Conseil départemental du Val d’Oise (CDVO) a décidé de mettre en place avec les huit associations de prévention spécialisée du département, un référentiel de mesure d’impact social de leur action. Il s’agissait de faire ressortir les impacts du travail des éducateurs spécialisés, que le reporting actuel ne permet pas de rendre visibles, ni aux associations ni à leurs financeurs. 

L’ESSEC a été mandaté pour réaliser ce travail sous la forme d’une recherche action, recherche qui viendra enrichir d’autres travaux de recherche du Labo E&MIS Essec, en cours dans un contexte combinant politique publique et milieu associatif.

La Direction Jeunesse, Prévention et Sécurité (DJPS) du Conseil Départemental du Val d’Oise consacre 8 millions d'euros tous les ans pour financer huit associations de prévention spécialisée qui interviennent sur vingt-sept communes. Ce dispositif, qui constitue une composante majeure de la politique d’intégration sociale et professionnelle des jeunes, touche 5000 jeunes âgé de 11 à 25 ans en grande difficulté accompagnés par 164 équivalents temps plein, et est déployé autour de quatre axes :

  • prévenir le décrochage scolaire des 11-15 ans,
  • favoriser l’insertion sociale et professionnelle des 16-25 ans,
  • s’impliquer en tant qu’acteur local de la prévention et du décrochage social lourd et de la délinquance,
  • enrichir l’expertise locale et être force de proposition. 


Les données collectées et agrégées dans les rapports d’activité des associations donnent bien une photographie à un instant T du travail des éducateurs, mais elles ne montrent pas le changement opéré chez les jeunes accompagnés, et donc ne permettent pas de mesurer l’efficacité et l’impact des actions engagées pour le territoire, au-delà des évolutions individuelles consignées dans les rapports des éducateurs. Une telle approche est pourtant hautement nécessaire puisque l’intérêt général ne peut se définir par la seule somme des intérêts individuels.


La méthodologie retenue : une approche contingente de co construction avec les acteurs


Afin de répondre à ces besoins, du CDVO et des associations, l’ESSEC a mis en place une méthodologie de co-construction du référentiel en combinant la théorie du changement avec celle des parties prenantes, sur la base des étapes du Social Return on Investment (SROI), en commençant par l’analyse des besoins des parties prenantes. 

L’ambition est de proposer une démarche et un outil qui s’inscrivent dans l’activité quotidienne des éducateurs pour améliorer la qualité de leur travail, constituant un véritable outil de pilotage de leur activité et de celle de l’association dans sa globalité. 

Après un travail en amont avec la DJPS pour intégrer la démarche à celle des indicateurs d’activité qui font l’objet d’un reporting annuel prévu dans le cahier des charge imposé aux associations, l’ESSEC a organisé deux ateliers en octobre et novembre 2019, réunissant la DJPS, les directeurs et chefs de service mais aussi des éducateurs de terrain des associations, soit les parties prenantes clé pour la mise en œuvre opérationnelle de la démarche. Cette approche venait en complément de 9 entretiens semi-directifs et d’un focus group réalisé avec les bénéficiaires.

Après une présentation des bénéfices d’une démarche de mesure d’impact social mais aussi de ses limites, notamment la tentation de tout quantifier au détriment de l’aspect profondément humain et complexe du travail des éducateurs, la théorie du changement a été articulée autour de deux grands principes :

  1. Placer l’aspect humain et complexe de l’impact au cœur de la démarche : des indicateurs intangibles ou subjectifs viendront qualifier le changement observé ou déclaré, mettant en lumière les changements du jeune au fur et à mesure de son accompagnement, avec l’objectif de comprendre le « parcours du bénéficiaire ».
     
  2. Approfondir la réflexion autour des priorités du CDVO avec des indicateurs objectifs sur la prévention de la délinquance, l’insertion professionnelle et le niveau scolaire des jeunes accompagnés.


La démarche de mesure d'impact social a donc été délibérément placée à l'intersection entre les besoins de la collectivité d'une part et des associations d'autre part, et se révèle être ainsi un catalyseur de collaboration sur le territoire autour de la prévention spécialisée.

Ainsi les indicateurs retenus, en nombre forcément limité, pour garantir l’opérationnalité du dispositif, répondent donc aux deux principes, et sont donc à la fois subjectifs et objectifs. Les indicateurs nécessitant une transmission de données par les partenaires n’ont pas été retenus, afin de se focaliser sur des actions principalement attribuables au travail des éducateurs. 

Pour les indicateurs subjectifs, l’ESSEC a proposé et retenu « l’étoile de progression », outil développé pour des associations de prévention spécialisée au Royaume-Uni et utilisé pour collecter et agréger les effets de l’accompagnement de chaque jeune.

Cette étoile de progression compte huit branches et une évolution de un (le jeune ne parle pas du problème) à quatre (problème résolu) sur chaque branche pour :

  • les compétences sociales (codes en société/groupe),
  • les compétences scolaires/professionnelles (école, insertion pro, bénévolat, diplômes/permis),
  • le rapport à l’autre (soutien social/réseaux d’amis, famille, citoyenneté, personnes de confiance),
  • la santé physique et psychiatrique - besoin médical (addiction, obésité, handicap, sexualité),
  • le bien-être émotionnel (confiance en soi, aspiration, contribution, résilience, dépassement de soi),
  • le comportement avec la justice/délinquance,
  • la situation économique/argent licite (surtout pour les + de 16 ans, assez pour vivre, dettes, droits/minima sociaux),
  • l’autonomie/pro-activité (formulation de demande, projet, prise d’initiative).


Cet outil peut être utilisé par l’éducateur seul ou avec le jeune lors d’une conversation sur son accompagnement, au début de l’accompagnement et à 6 mois ou 1 an, en fonction de son parcours. Il permet de comprendre sur quelles problématiques le jeune a pu avancer et résoudre les besoins pour lesquels il était accompagné.

L’impact du travail des éducateurs est donc bien plus large que la seule prévention de la délinquance ou le retour à des structures de droit commun (école, formation, emploi), ce que la mise en œuvre de cet outil devrait permettre de démontrer dans le courant 2020.

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