Enjeux sociétaux

Identités et multiculturalisme

Tribune Fonda N°208 - Faire ensemble (1) - Avril 2011
Michel Wieviorka
Synthèse des échanges de Michel Wieviorka sur son analyse du multiculturalisme, de son histoire, de ses limites mais aussi de ses opportunités pour revitaliser l'espace public.
Identités et multiculturalisme

Ce petit déjeuner de la Fonda, organisé le 2 décembre 2010 dans le cadre de l’exercice de prospective « Faire ensemble 2020 », accueillait Michel Wieviorka, sociologue, président de la Maison des Sciences de l’Homme et Rokhaya Diallo, militante associative, fondatrice de l’association Les indivisibles.

Entre communautarisme et universalisme, il n’est jamais facile de prendre position. Si l’on n’est que d’un côté ou que d’un autre, on court de graves dangers. Pour le communautarisme, ceux du relativisme et de la confiance uniquement dans les particularismes sont les plus évidents. C’est le risque de la violence entre les communautés ; c’est la fragmentation et le fait que dans chaque communauté, les individus, les personnes sont subordonnées à la loi du groupe et quand on dit les personnes, c’est surtout en premier lieu les femmes. Ce sont elles qui sont les principales victimes. Ce sont les dérives possibles si l’on se situe uniquement du côté des particularismes.

Mais il y a aussi des dangers à être uniquement du côté de l’universalisme. Car, lorsqu’il devient abstrait, quand il consiste à dire qu’il n’y a que des individus, libres et égaux dans l’espace public, tous pareils, il peut être aussi facteur de grandes injustices. Il conduit à dire que les identités particulières n’ont pas leur place dans l’espace public, que s’y référer, en être fier, éduquer ses enfants dans ces particularismes, vouloir faire respecter des traditions etc., c’est mal puisque cela ne correspond pas aux valeurs universelles. L’universalisme abstrait, trop brutal ou sans nuances et sans concessions, peut déboucher sur des injustices et pire encore, sur des violences menées au nom des valeurs universelles. Un exemple étranger peut aider à comprendre. En Turquie, l’universalisme c’est le kémalisme, c'est-à-dire l’idée républicaine pure et dure. Il ne s’est maintenu très souvent qu’à coup de dictatures, de violences répressives, d’actions militaires, etc.

Il convient donc d’accepter l’idée que le problème n’est certainement pas de choisir l’un ou l’autre des deux pôles, mais de réfléchir aux possibilités de les articuler, de les concilier.

 

Du modèle québecois...

Pour être beaucoup plus concret il est intéressant d’observer comment le débat s’est construit, non plus en termes abstraits, philosophiques mais en termes concrets au Canada et, plus précisément, au Québec. Dans les années 60, à une époque où la question francophone était assez centrale et sensible, le gouvernement canadien s’est dit : pour s’en sortir on va commander un rapport sur le bilinguisme et le biculturalisme, sur les deux langues (le français et l’anglais) et sur les deux cultures. Les gens qui ont fait ce rapport on dit qu’il valait mieux parler de « multiculturalisme » plutôt que de biculturalisme car le Canada ce n’est pas simplement des francophones et des anglophones, c’est aussi (là, il y a tout un vocabulaire où il faut être très « politiquement correct ») les Indiens, les nations premières, les Eskimos, les Inuits, etc. Tous ces peuples qui étaient là avant la colonisation. De plus, il y aussi des gens qui descendent de migrants venus d’Allemagne, d’Ukraine et puis enfin, il y a des migrants beaucoup plus récents. Par exemple, si vous prenez un taxi, il y a une chance sur deux pour que le chauffeur soit haïtien. Donc, compliqué.

Le débat canadien s’est donc construit avec les questions suivantes : – la question francophone ; – la question des nations premières ; – la question des vieilles vagues migratoires qui ne sont pas reconnues dans l’histoire canadienne (Ukrainiens par exemple) ; – la question des nouvelles vagues migratoires.

Ce que l’on a appelé le « multiculturalisme » ce n’est pas le fait que la société soit multiculturelle, cela c’est évident. C’est la réponse juridique, institutionnelle au problème : on reconnaît toutes ces identités particulières et leur accorde une reconnaissance y compris institutionnelle et, non seulement une reconnaissance comme des identités particulières avec une langue et les moyens aussi de la faire vivre et de se réclamer d’une histoire singulière. On a bien conscience que ces identités particulières ont des difficultés sociales et donc on aide socialement les membres de ces minorités qui ont le plus de difficultés. Autrement dit, on a proposé un modèle de multiculturalisme, que j’avais appelé le « multiculturalisme intégré » parce qu’il prenait en charge en même temps l’identité culturelle et les injustices ou les inégalités sociales. Le « culturel » et le « social » étaient pris ensemble.

 

... au modèle des États-Unis d’Amérique

Aux États-Unis, à peu près à la même époque, a été mis en place un « multiculturalisme éclaté » où la question culturelle et la question sociale sont traitées séparément, l’une et l’autre. Pour aller très vite, un exemple peut illustrer la différence. Aux états-Unis, vous pouvez réclamer qu’il y ait dans les universités des départements d’études noires (« african, american studies »). Vous pouvez demander que l’on reconnaisse qu’il y a une littérature noire, une musique noire, une relation historique particulière des noirs à l’Afrique, etc. Autrement dit, vous avez une reconnaissance culturelle. D’autre part, depuis la fin des années 60, il y a l’ « affirmative action » qui n’est pas une mesure culturelle, mais qui consiste à essayer de donner aux noirs des possibilités propres à leur groupe d’accéder à l’université. On reconnait qu’il y a une injustice structurelle qui fait que les noirs n’accèdent pas à l’université et pour pallier cette injustice structurelle, on met en place des mesures particulières. Donc, il y a d’un côté, une mesure sociale pour les noirs et d’un autre, la reconnaissance culturelle. Ce sont deux choses différentes. La question s’est construite différemment aux états-Unis et au Canada.

 

La spécificité de la question en France

En France, la question s’est construite d’abord « du dedans » de la société, sans que l’on parle du multiculturalisme, avec un certain nombre de mouvements dont les plus significatifs sont :

– les mouvements régionalistes (« Je suis Occitan. Je suis Breton. Je veux que mon identité soit sauvée et reconnue parce que le jacobinisme la lamine, etc. ») Ce sont des mouvements qui de l’intérieur de la société française ont commencé à interpeller l’état et cela, dans le contexte des Trente Glorieuses. Ces mouvements ne sont pas une réponse à la crise ;

– il y a eu des transformations qui s’inscrivent dans le même paysage qui sont des transformations du monde juif de France. Jusqu’à cette période, on ne disait pas « les juifs » on disait les « israélites » et le modèle était : « on est juif en privé mais certainement pas dans l’espace public. Dans l’espace public il n’y a que des individus libres et égaux en droit ». à partir de 1967 et de la guerre des Six Jours, le monde juif se transforme et s’affirme visiblement dans l’espace public, dans son soutien à Israël, dans sa lutte contre l’antisémitisme, etc. ;

– il y a un troisième changement très intéressant, c’est ce qui se joue non pas dans le handicap en général mais dans le monde des sourds-muets ou plutôt des non-entendants. La France, pays de l’Abbé de l’Epée, pays où l’on a compris l’importance de la langue des signes, était un pays qui était le contraire de ce qu’avait rêvé l’Abbé de l’Epée. C'est-à-dire un pays où l’on disait aux parents qui avaient des enfants non-entendants : « Ou bien vos enfants vont à l’école avec les autres et se débrouillent ou bien on les met dans des institutions spécialisées et là, entre eux, ils pourront utiliser la langue des signes. » à la fin des années 60, il y a un mouvement pour dire : « Nous ne voulons plus cela ! Nous voulons être présents dans la vie de la cité avec notre propre culture et notre propre langue, la langue des signes. » Emmanuelle Laborit a incarné ce mouvement.

Ce sont des mouvements très importants parce qu’ils ne disent pas : « Nous voulons du multiculturalisme. » Chacun de ces mouvements pose les enjeux qui sont les siens mais commence à dessiner un nouveau paysage.

Je ne vous parle pas des mouvements de femmes parce que les femmes ne sont pas une minorité évidemment ! Mais les mouvements de femmes posent également ce type de questions. On pourrait trouver d’autres acteurs illustrant la même dynamique. Le mouvement des homosexuels également. Ce sont des enjeux qui viennent de l’intérieur de la société française, dans le travail de la société française sur elle-même.

Dans les années 80 et 90, le mouvement se complique et s’épaissit avec les transformations de l’immigration. Brusquement, la France découvre qu’il y a des migrants, que ces migrants sont là non pas pour revenir dans leur pays après avoir travaillé dans les usines et les campagnes françaises mais au contraire à partir du milieu des années 70, regroupement familial aidant, ils vont être dans la société française. La question de ces différences culturelles va venir se télescoper avec la question de la transformation des migrations et en particulier avec la question de la montée de l’Islam.

 

Les difficultés du « multiculturalisme »

Quelles sont les principales difficultés du « multiculturalisme » ? On entend par ce terme un effort pour permettre de concilier des valeurs universelles qu’en France nous appelons l’« idée républicaine », en particulier, le droit et la raison avec la reconnaissance ou le respect des différences. On laissera de côté provisoirement la question sociale qui fait aussi partie du paysage.

Le multiculturalisme propose cette réponse : « Nous allons reconnaître les identités particulières mais nous allons leur demander de respecter les valeurs universelles. » Autrement dit, si vous appartenez (je prends des cas extrêmes) à un flux migratoire qui pratiquait l’excision des femmes, on pourra vous dire que les valeurs universelles ne vous permettent pas de le faire, mais cela n’interdit pas pour autant à votre identité et à votre culture d’exister. La contrepartie de la reconnaissance des identités particulières, c’est qu’elles acceptent la loi commune. Autrement dit, le multiculturalisme a à voir avec l’idée démocratique. Ce n’est donc pas le communautarisme dont j’ai évoqué les dangers. Le multiculturalisme est un projet plus ou moins réaliste mais c’est le projet de vivre ensemble avec ses différences (pour parler comme Alain Touraine). C’est une formule institutionnelle, juridique, politique à l’intérieur d’une démocratie pour essayer de concilier les valeurs particulières et les valeurs universelles.

Cela marche plus ou moins bien. Si l’on veut faire un bilan, ceux qui ont le plus défendu le multiculturalisme dans les années 80 et 90 en sont un peu revenus. Aujourd’hui, c’est une idée un peu en perte de vitesse dans les pays où elle a été très forte (Canada, états-Unis, Australie) mais aussi dans les pays européens où les Hollandais et les Anglais ont fait machine arrière.

Je voudrais montrer les limites du multiculturalisme parce que mon idée générale c’est qu’il faut en préserver l’esprit tout en l’adaptant aux circonstances qui rendent la question compliquée.

 

Quelles sont les difficultés ?

La première, c’est l’islam parce que l’islam ce n’est pas de la culture ou en tout cas pas nécessairement. C’est une religion. De manière un peu brutale, si vous retirez l’islam du débat français sur le multiculturalisme, vous retirez les trois-quarts de la discussion ou les déplacez vers la thématique de la laïcité. Ce qui polarise le débat c’est en réalité un enjeu religieux : c’est l’islam. Faut-il accepter que dans certains quartiers, il n’y ait plus que des commerces musulmans ? Faut-il accepter un carré musulman dans le cimetière municipal ? à l’école que va-t-on donner à manger ? C’est cela qui rend les choses plus tendues même si ce n’est pas le seul enjeu.

 

Parler de culture alors qu’il s’agit de religion

Le débat sur le multiculturalisme est un peu corrompu ou perverti parce que l’on y introduit ce qui est une préoccupation massive de la société française mais relève d’un autre registre. Jusqu’à quel point y a-t-il un lien entre la religion et la culture ? En France, les gens sont de moins en moins catholiques religieusement mais le catholicisme irrigue notre vie culturelle en permanence. Je me suis toujours amusé en voyant la croix au-dessus du Panthéon, ce qui ne choque personne. Imaginer Voltaire sous une croix de trois ou quatre mètres de haut ! Tout le monde sait bien que c’est le fruit d’une histoire. Il y a bien aussi des gens qui sont musulmans culturellement beaucoup plus que religieusement.

On voit que le débat public se construit en mêlant ou en confondant la question culturelle et la question religieuse.

Deuxième problème, depuis les années 90 on a vu la question de la race être reposée en des termes nouveaux pour la France dans la mesure où un certain nombre d’acteurs se constituent en intériorisant et en affichant des catégories naturelles. Moi, je suis proche d’un mouvement qui s’appelle le Cran qui est représentatif des associations noires de France. Ce sont des gens qui disent : « Nous intervenons dans le débat public à partir du fait que l’on se définit comme noir. » Cela veut dire que l’on se présente dans le débat public non pas à partir d’une identité culturelle mais à partir de ce qui d’habitude est mis en avant par les racistes. C’est cela le problème : cette « racialisation » du débat vient compliquer la discussion sur le multiculturalisme. Car, évidemment, ces acteurs posent des questions qui font partie de ce débat et qui, en même temps, ne sont pas des questions culturelles. Comment parler de multiculturalisme face à des gens qui vous disent : « Je me mobilise en tant que noir pour réclamer que l’on mette fin à des discriminations ». Ce n’est pas simple. Tout ce qui touche à la racialisation et même à l’ethnicisation de la société française tire le débat vers des catégories relatives à la nature. Tout ce qui touche à l’ethnicité est en plus très ambivalent. Ce mot est intéressant parce qu’il est ambigu. On ne sait jamais s’il est plutôt question de nature ou de culture.

 

Difficile de parler de culture alors que des groupes eux-mêmes mettent en avant la nature

J’avais été très choqué il y a une trentaine d’années, lorsqu’il y avait eu des manifestations lycéennes qui s’étaient terminées par de la violence et des jeunes noirs avaient cassé des vitrines de façon assez spectaculaire. Je revois le patron d’une des chaînes de télé, venant commenter cet aspect-là et dire : « Et il y a eu un moment où ce mouvement est devenu une révolte ethnique » parce qu’il n’osait pas dire que c’étaient des jeunes noirs qui cassaient des vitrines. Il n’y avait rien d’ethnique dans tout cela. L’ethnicité permet de ne pas nommer vraiment les choses ou de rester dans la confusion, dans une configuration où naturel et culturel sont mêlés.

Le troisième problème, qui est encore plus compliqué, c’est que le multiculturalisme pour pouvoir fonctionner a besoin de pouvoir définir des groupes relativement stables. Quand on regarde les différences culturelles partout dans le monde, on s’aperçoit qu’elles sont de plus en plus le fruit de processus permanents de production et non pas simplement de reproduction. Cela change tout le temps. Les gens ne disent pas : « Je suis comme ceci ou comme cela parce que c’est mon identité et celle de mes parents, mes grands-parents, etc. » Non, ils disent : « C’est mon choix ! » Donc, je peux rentrer dans une identité et en sortir. Je peux en avoir plusieurs et je peux les mêler. Il y a de l’instabilité possible, permanente dans l’existence de toutes ces identités particulières. Comment voulez-vous reconnaître un groupe ou un autre pour donner aux individus des possibilités particulières si ce groupe n’est pas vraiment défini et si cela change tout le temps ?

Ce qui est vrai en matière de culture est vrai aussi en matière de religion. Parmi les quelques femmes qui portent la burqua, un pourcentage non négligeable sont des catholiques converties. Elles ne reproduisent pas l’islam de leurs parents. Autre chose est en jeu, c’est une expression vieille d’une trentaine d’années d’un grand historien Eric Nussbaum et d’un anthropologue Terence Rogers qui ont écrit un livre traduit en français sous le titre L’invention de la tradition. C’est cela l’idée. Les gens vont dire : « Je suis le porteur d’une identité culturelle qui existe depuis des siècles et des siècles », mais en réalité cette identité peut être très récente.

Le processus est permanent. Regardez la publicité avec ces produits soi-disant traditionnels qui sont fabriqués dans des usines ultra-modernes ! On invente des traditions et on bricole des matériaux récupérés pour présenter quelque chose qui se réclame du passé mais qui est neuf. La troisième difficulté pour le multiculturalisme, c’est donc qu’il doit figer les identités dont il se préoccupe alors qu’elles sont souvent très mobiles.

Quatrième difficulté : le multiculturalisme ne peut pas être la panacée. Il ne peut pas régler tous les problèmes (cf. Canada). Pourquoi ? Parce qu’il y a des identités qui n’ont pas grand-chose à voir avec ce que peut apporter le multiculturalisme. Si vous êtes Inuit, vous ne demandez pas à participer pleinement à la vie démocratique canadienne. En tout cas, tous ne le demandent pas. Vous demandez au contraire à ce que l’on vous fiche la paix et que l’on vous laisse vivre d’une certaine manière et à bénéficier de certains droits fiscaux par exemple. à la limite, vous direz : « Moi, j’étais là avant tout cela et je demande que ceux qui sont venus après respectent les accords qu’ils ont signé et dans lesquels nous étions respectés. » Autrement dit, c’est tout le contraire du multiculturalisme qui est revendiqué : on ne demande pas à être dans la société canadienne, on demande plutôt à être en dehors de cette société.

C’est la même chose dès qu’il s’agit de la question nationale. Si vous êtes québécois, francophone indépendantiste, vous ne demandez pas le multiculturalisme. Vous demandez l’indépendance et à sortir du pays. Le multiculturalisme ne peut pas s’accommoder d’une revendication de sortie de l’ensemble. D’ailleurs au Québec, les indépendantistes sont très hostiles au multiculturalisme parce qu’il apporte une solution qui ne leur convient pas du tout et parce qu’ils voient que c’est une façon de faire qui leur rend la vie difficile en interne. En disant « vive le multiculturalisme », on va prendre en compte aussi les minorités présentes dans le Québec et qu’il faudra respecter.

Ni les nations premières, ni ceux qui réclament l’indépendance nationale ne peuvent accepter le multiculturalisme. En plus, il y a dans le multiculturalisme un certain nombre de choses qui choquent des personnes qui relèvent des minorités parce qu’elles vont dire : « Bien sûr, le multiculturalisme ce n’est pas le communautarisme mais cela nous enferme dans une identité. Moi, je veux devenir comme les autres ! ».

Dernière difficulté : le multiculturalisme peut être appliqué à l’échelle d’une ville (cf. Cohn-Bendit, adjoint au maire à Francfort) mais il a été pensé et voulu dans le cadre de l’état-Nation. Or, les problèmes qu’il entend traiter jouent souvent à des échelles supérieures. Nous sommes aujourd’hui dans un univers « post-westphalien » c’est-à-dire qu’il n’y a pas seulement des états nations. Les problèmes évoqués transcendent en permanence les états nations ; les migrants aujourd’hui pour une grande partie d’entre eux sont des gens qui vont et qui viennent et qui veulent pouvoir se déplacer, qui gardent contact non seulement avec le pays d’origine mais aussi avec toute une diaspora. Il faut avoir une image des phénomènes migratoires qui ne se limite pas au cadre de l’état nation qui les accueille.

Rappelez-vous l’étonnement à propos de Sangatte, de découvrir qu’il y avait des gens qui venaient du Moyen-Orient, qui étaient plutôt éduqués et qui n’avaient qu’une idée, traverser la France pour aller ailleurs ! Le multiculturalisme ne peut rien dire pour des gens qui sont en transit. Sans parler d’Internet, il y a tout un ensemble de dimensions supranationales qui pèsent sur les identités culturelles. Comment voulez-vous avoir une politique supranationale pour des identités particulières pensées dans le cadre d’un état nation ? C’est aussi un des aspects de la discussion sur les gens du voyage. Qu’est-ce que cela signifie d’appartenir à un monde du voyage en Europe aujourd’hui ? Quel modèle politique proposer à des acteurs qui veulent être nomades ?

 

Le multiculturalisme n’est pas la solution mais cela ne signifie pas qu’il n’y ait rien à faire

Si vous rassemblez tout ce que j’ai dit, vous voyez que le multiculturalisme est vraiment difficile. Il rencontre toutes sortes d’obstacles, de dérives, de dérapages. Il pose beaucoup de problèmes. Est-ce qu’il faut alors l’abandonner ? Oui, si l’on cherche à l’utiliser comme un modèle canonique à l’instar du Canada des années 70. Cela ne peut pas marcher. En revanche, je continue à promouvoir l’idée qui consiste à dire : « On ne peut pas interdire aux identités particulières d’exister dans l’espace public. Ce n’est plus possible. Ce n’est pas réaliste parce qu’elles poussent de toute façon et cela n’est pas juste. » Par conséquent, il faut trouver les modalités qui permettent de conjuguer la reconnaissance des particularismes et celle des valeurs universelles que nous appelons « l’idéal républicain ». Une des réponses, une piste peut-être, c’est l’idée de droits culturels à condition qu’ils soient affectés à la personne et non pas à des groupes. Autrement dit, il est toujours ennuyeux de donner à des groupes des droits parce que des notables vont se mettre en place, vont imposer leur façon de voir les choses et cela peut conduire à des catastrophes. En revanche, que chacun puisse bénéficier de la possibilité de vivre dans son identité, c’est différent mais cela n’est pas si facile que cela. Je n’ai pas de réponse au problème. J’ai simplement le sentiment que si l’on fuit le problème en disant qu’il n’y a qu’une réponse possible, le modèle républicain pur et dur, en oubliant les identités particulières, on est dans l’incapacité de voir ce qui se passe dans la société. Or, comme cela devient de plus en plus difficile, quand un idéal n’embraye pas sur le réel, il ne peut être imposé que par des mots incantatoires ou par la répression policière. Il faut donc bien réfléchir à d’autres formules. Toute la difficulté étant de marcher sur deux jambes et pas sur une seule... Ceux qui veulent marcher sur la jambe du respect des identités se font traiter, comme je l’ai été, de « casseurs de la République », de « doux rêveurs » ou de naïfs. J’ai le sentiment cependant que les idées bougent un petit peu.

 

Synthèse réalisée par Henry Noguès (Fonda). Les éventuelles erreurs d’interprétation n’engagent que lui et non les communiquants qui se sont exprimés lors de cette rencontre.

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