Modèles socio-économiques Économie sociale et solidaire

Fondations : les risques de la prudence

Tribune Fonda N°238 - ODD : quelles alliances pour demain ? - Juin 2018
Laurent  Terrisse
Laurent Terrisse
Par nature pérennes et prudentes, les fondations n’ont pas la culture du risque et du temps court. Face aux changements, leur tendance est plutôt défensive. Pourtant, en cette année de multiplication et d’accélération des pressions, elles s’organisent, parfois innovent pour inventer leurs modèles de demain et poursuivre leurs missions d’intérêt général, dont dépendent des milliers d’associations. Et si nous étions à l’aube, non pas d’un effondrement, mais d’une nouvelle ère des fondations et des associations ?

Acteurs majeurs du secteur associatif, soit en tant qu’opérateurs, soit en tant que financeurs, les fondations et fonds de dotation sont en ce moment soumis à de fortes pressions. Le premier phénomène à signaler est l’entrée, déjà effective ou à venir, d’autres acteurs dans le champ de l’intérêt général et de l’utilité sociale : économie sociale et solidaire (ESS), entreprise solidaire d’utilité sociale (Esus), entreprises dites « à mission », etc. 

Par ailleurs, les dotations rapportent moins qu’elles ne rapportaient jadis et les réformes de l’impôt sur la fortune (ISF) et impôt sur la fortune immobilière (IFI), ainsi que l’insécurité fiscale et l’arrivée du prélèvement à la source, pèsent sur les dons et les legs. Enfin, la complexification du secteur entraîne une nécessaire professionnalisation qui induit une augmentation des coûts (notamment en termes de ressources humaines).  

La convergence de ces nouvelles menaces crée plusieurs situations perçues comme des risques : confusion aux yeux du grand public entre organismes d’intérêt général, entreprises de l’ESS et Esus, entreprises à mission ; précarisation des ressources traditionnelles, alors que l’idée de la pérennité est consubstantielle à l’idée de fondations reconnues d’utilité publique (Frup) ; arrivée dans le secteur de l’intérêt général d’entreprises commerciales qui investissent le champ des activités rentables, ne laissant aux associations que les activités dites « non rentables ».

Il est nécessaire, pour répondre à ces concurrences, d’hybrider modèles non-lucratifs et lucratifs, au risque de perdre à terme les spécificités qui conditionnent les avantages fiscaux dont jouissent les organismes d’intérêt général. Des alternatives aux dons classiques doivent être trouvées, sachant qu’il sera difficile d’aller au-delà des avantages déjà extrêmement importants offerts par le dispositif du mécénat, ce qui implique de développer des pratiques d’investissement.

Une autre transformation à signaler est le souhait du  public, mais aussi des décideurs et des philanthropes, de s’engager par projets et non plus dans les organisations. Ils sont prêts à le faire en dehors des associations et fondations, mots soudainement vieillis, face à de nouveaux acteurs plus « French Impact », très à l’aise avec la temporalité des médias et des réseaux sociaux, et à des décideurs politiques et économiques qui essayent de « disrupter » les blocages et casser les inerties.

Les grands financeurs, mécènes et entrepreneurs « nouvelle génération » de l’intérêt général « voient grand », veulent qu’on s’attaque aux causes et non plus simplement qu’on soigne les conséquences. Ils ont tendance à vouloir faire eux-mêmes, avec les méthodes de l’entreprise, considérant les fondations classiques comme trop circonspectes et contraintes. Ils ont ainsi également tendance à choisir d’autres types de structures pour mener leur projet : les fonds de dotation, très proches des fondations reconnues d’utilité publique en termes d’avantages fiscaux, mais avec plus de souplesse ; les entreprises de l’ESS agréées « Entreprise solidaire d’utilité sociale », déjà éligibles à des avantages jusqu’ici réservés aux associations et fondations ; voire les start-up à objet sociétal, plus attractives pour les jeunes entrepreneurs sociaux et les investisseurs ; et bientôt les entreprises « à mission », annoncées dans la loi Pacte, qui permettront à des entreprises classiques de développer des activités d’utilité sociale.

Enfin, en parallèle d’une doctrine fiscale attachée à l’intérêt général, se développent des pratiques en marge de la règle : financement par le don de l’entrepreneuriat social à gestion intéressée ; choix fait par certaines fondations de ne pas délivrer de reçus fiscaux à leurs donateurs, afin de pouvoir distribuer des dons en dehors du cadre restrictif du mécénat qui - sauf exception visée au paragraphe 4 de l’article 238 bis du Code général des impôts - ne permet la redistribution qu’au profit d’organismes eux-mêmes éligibles en direct au dispositif du mécénat ; distribution de prix ou bourses par certaines fondations à des entrepreneurs personnes physiques ayant un projet d’entreprise innovante, etc.

En résumé, le contexte décrit correspond parfaitement à la définition du risque comme « effet de l’incertitude sur les objectifs ». Dans ce contexte en mouvement, la plupart des fondations ont jusqu’à présent été défensives, voire conservatrices. Alors que désormais les grandes entreprises pratiquent presque toutes le risk-management, les gouvernances des fondations y sont réticentes. L’enjeu est de ne pas uniquement raisonner en termes d’évitement des risques (certains ne pourront pas l’être), mais de plus en plus en termes de RONI (risk of no investment, risque de ne pas agir), point d’entrée pour « prendre les bons risques ».

Dans les travaux de la Fonda, on s’intéresse plus aux évolutions et aux transformations face auxquelles on peut ne pas être armé. Le but doit être de pointer du doigt des enjeux de fonctionnements sur lesquels on doit apprendre à évoluer. Ne pas se lancer dans une innovation, c’est souvent prendre le risque que d’autres acteurs s’en saisissent et en fassent des choses qui sont à l’opposé de nos valeurs. 

Ainsi, lorsque les contrats à impact social sont apparus, de nombreuses fondations et associations se sont montrées réticentes. Puis quelques-unes, comme le fonds de dotation de l’Association pour le droit à l’initiative (Adie), ont défini le cadre dans lequel elles allaient les expérimenter et sont en train d’ouvrir une nouvelle voie, conforme à leurs valeurs. 

En somme, il s’agit de penser le changement, sans être sous la contrainte, pour évoluer, mais fort de la mission revisitée. Lorsque de nouveaux phénomènes heurtent nos principes, nous interrogent, il faut les interroger eux-mêmes et se réinterroger sur nos fondamentaux. C’est ici que l’approche prospective prend son sens, car elle permet de garantir un certain recul par rapport à ce qui nous arrive et d’objectiver les faits pour se prémunir de la sidération du risque, puis de voir où et comment il est possible d’agir dans un monde qui n’est plus stable, en y adaptant sa vision.

De grands acteurs institutionnels et du secteur des fonds et fondations ont adopté cette démarche. Le rapport co-rédigé par Alexandre Jevakhoff et David Cavaillolès portant sur « Le rôle économique des fondations » souligne qu’il existe en réalité de nombreuses possibilités d’investissements et de créations de valeur encore peu exploitées dans le statut de fondation reconnue d’utilité publique.

La mission en cours au Conseil d’État, sous la houlette de Maryvonne de Saint Pulgent, vise à mettre les Frup en valeur et à dégager des propositions pour leur redonner de l’attractivité, en facilitant la mise en œuvre de ces potentiels d’innovations. Le Centre français des fondations (CFF) est également force de proposition1  pour favoriser ces évolutions en évitant la confusion des genres et l’affaiblissement des acteurs dont dépendent de nombreux porteurs de projets, chercheurs et créateurs.

Il propose l’extension du mécénat à « l’accompagnement, l’accès et le maintien dans l’emploi des publics en état de vulnérabilité » et de faire évoluer l’appréciation des champs éligibles au mécénat en cohérence avec les besoins sociétaux et les pratiques de politique publique, par exemple en ce qui concerne les  champs « social », « familial » et « philanthropique ».

En définissant des conditions de gestion désintéressée, le CFF a également pris position en faveur de l’éligibilité des Esus et d’autres organismes éligibles au don déductible de l’impôt sur la fortune immobilière. Il incite les fondations et fonds de dotation à prendre  des participations dans des entreprises lucratives ayant une utilité sociale. En fait, rien n’interdit cela dans les statuts actuels des Frup, sinon des idées reçues et la culture de leurs gouvernances, réticentes à l’idée de faire un mauvais placement, ne serait-ce qu’en prenant, par exemple, 20 % de participation dans une Esus et de voir ainsi remise en question leur gestion « en bon père de famille ».  

Cependant, plusieurs fonds et fondations n’ont pas attendu les évolutions récentes pour démontrer la capacité du secteur à s’adapter aux changements et à expérimenter de nouveaux modèles. Les Fondations Mérieux (reconnue d’utilité publique depuis 1977), Pierre Fabre (depuis 1999), et plus récemment Avril, ont démontré que le cadre Frup permet de créer et développer avec succès des fondations actionnaires d’une entreprise du secteur lucratif, dont les revenus leur permettent d’assurer leur mission non lucrative, dans le respect des critères d’utilité publique et sans confusion des genres.

La Fondation Casip-Cojasor expérimente actuellement la création d’activités économiques pour répondre aux enjeux de financements de son objet social et des programmes dont elle est opératrice. À travers la création de filiales ESS pour des projets portés par la fondation en milieu concurrentiel — livraison de repas, vestiaire, café solidaire…— elle démontre que le modèle de gestion d’actifs concourant à l’objet social est viable. D’autres grands acteurs d’utilité publique comme l’Association des paralysés de France ont d’ailleurs depuis longtemps développé des filiales ESS de ce type (ateliers protégés…). Afin d’éviter d’éventuels déséquilibres en défaveur de sa mission sociale, la Fondation Casip-Cojasor a au préalable défini sa stratégie : respecter le verrou de la non lucrativité ; mais aussi veiller à préserver l’équilibre entre activités rentables et activités non rentables. 

En effet, ils ne s’agirait pas que les entreprises commerciales nouvellement entrées dans le secteur de l’intérêt général et de l’utilité sociale investissent le champ des activités rentables, ne laissant aux fondations ou fonds de dotation et aux associations que les activités dites « non rentables ». Pour définir ce cadre, elle implique fortement son comité de direction et sa gouvernance, en les accompagnant d’expertises professionnelles sur toutes les questions à anticiper : RH, fiscalité, finances, maîtrise de la gouvernance...

La Fondation Centrale-Supelec, quant à elle, innove résolument en matière de philanthropie entrepreunariale en aidant des étudiants à créer leur start-up à mission : des investisseurs mécènes s’engagent à céder leurs parts à la Fondation lors de la première levée de fonds, conciliant ainsi leur appétence à accompagner ces projets avec un mécénat conséquent pour la fondation, qui ne leur coûte que le coup de pouce initial au jeune porteur de projet. 

Dans le domaine de la finance solidaire, Phitrust initie de nombreux investisseurs sociaux à l’utilisation innovante des outils financiers pour l’intérêt général : fonds de dotation et sociétés d’investissements solidaires, financement d’entrepreneurs sociaux, investissement sous forme de fonds à impact (dons non récupérables), utilisation stratégique de la dotation pour investir et changer d’échelle. Des associations pour le logement social peuvent  ainsi par exemple, comme Habitat et Humanisme en a montré la voie, devenir investisseurs dans le logement social. 

Loin des discours déclinistes à propos des fondations, ces gisements de création de ressources ouvrent la perspective d’une nouvelle ère des fondations. Des fondations entreprenantes disposant de moyens croissants pour poursuivre et développer leurs missions et faire ainsi face aux besoins et aux injustices de la société, accompagner l’innovation sociale en compensant la baisse des financements publics. Le potentiel est considérable, mais encore peu exploité en France : par exemple, les investissements des associations et fondations d’utilité publique dans le logement social s’élèvent à peine à 30 millions d’euros, alors qu’ils représentent 1,2 milliard d’euros au Pays-Bas !
 

→ Pour aller plus loin, visionnez la conférence annuelle du CFF « Liberté d’initiative et engagement au profit de l’intérêt général : jusqu’où l’encourager et à quels risques ? », animée par Laurent Terrisse, le 16 mai 2018.

  • 1Livre blanc du CFF paru au printemps 2017
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