Entretien croisé entre Yannick Blanc et Axelle Davezac, respectivement vice-président de la Fonda et directrice générale de la Fondation de France.
Propos recueillis par Anna Maheu, la Fonda.
D’où vient la notion de « faire ensemble » ?
Yannick Blanc : Ce concept a été forgé à la Fonda il y a une dizaine d’années par rapport au « vivre ensemble ». Vivre ensemble, c’est maintenir la paix entre des individualités ou des communautés séparées.
Or, le fait associatif va plus loin, c’est une volonté d’agir collectivement de « mettre en commun ses connaissances et ses activités », comme dit la loi de 1901.
Axelle Davezac, observez-vous ce désir de coopérer dans l’action philanthropique ?
Axelle Davezac : L’idée de coopération est relativement nouvelle dans le secteur philanthropique, car une fondation est créée avec un apport d’actifs par une ou plusieurs personnes avant même de porter l'idée d'une coopération vers l'externe.
La genèse d’une fondation, comme celle d’une entreprise d’ailleurs, relève plus souvent d’une volonté individuelle que collective, mais aujourd’hui ce fonctionnement est profondément remis en question.
D’autres modèles de philanthropie existent, et la Fondation de France en est un exemple. Mandaté par Charles de Gaulle, Michel Pomey avait à l’époque voyagé aux États-Unis pour étudier les community foundations1 et réfléchir à la pertinence de ces structures dans le contexte français.
Ce type de fondation vise à améliorer le quotidien d’une communauté, qu’elle soit à l’échelle d’un immeuble, d’un quartier, d’une ville, voire d’un pays — échelle à laquelle travaille la Fondation de France.
Pour nous, rassembler toutes les parties prenantes pour « faire ensemble » est donc un prérequis. Cela reste néanmoins une posture atypique au sein du secteur philanthropique.
Quelles difficultés rencontrent les fondations qui s’essayent à « faire ensemble » ?
A. D. : Les difficultés sont légion ! Historiquement, les fondations finançaient des associations, qui, en retour, leur rendaient des comptes : un fonctionnement très vertical en somme. Le nécessaire changement de posture pour aller vers un rapport plus horizontal est un premier enjeu.
Y. B. : De fait, la prolifération des outils de reporting et de contrôle est un frein à l’action, voire elle tue l’envie d’agir.
A. D. : Le changement de posture passe également par leur capacité à inclure dans les comités stratégiques des programmes les personnes concernées par l’action de ces derniers. Il n’y a pas qu’un seul type de sachant : un ancien détenu siège par exemple au comité de notre programme Prison.
Nous avons besoin de croiser les regards compte tenu de la complexité des questions d’intérêt général.
Néanmoins, favoriser l’ouverture des comités philanthropiques n’est pas une garantie de succès, car ces programmes sont des aventures profondément humaines, avec tout ce qu’elles comportent de merveilleux, mais aussi de difficile.
Y. B. : Jusqu’ici, on s’associait d’abord entre semblables. Nous assistons aujourd’hui au développement de modèles de coopérations stratégiques entre des structures dissemblables, ce que nous appelons à la Fonda une communauté d’action.
La démarche, les systèmes de gouvernance, les outils varient grandement d’un projet entre semblables à un projet mené avec des personnes différentes de soi. Dans ce dernier cas de figure, nous sommes encore relativement démunis en termes de méthodes2 .
A. D. : Je suis tout à fait d’accord ! À la Fondation de France, nous avons plusieurs fois tenté de rassembler associations et pouvoirs publics pour faire ensemble : les résultats sont mitigés.
Nous avons obtenu quelques belles réussites : il y a quelques années, nous avons organisé un séminaire dont l’objectif était de travailler sur l’amélioration de la réinsertion des prisonniers ayant purgé de longues peines. C’était la première fois que nous réussissions alors à réunir des associations qui prennent en charge les détenus, des juges d’application des peines, des représentants de l’administration pénitentiaire, des avocats et certains anciens détenus.
Et, nous échouons parfois aussi, principalement par manque d’outillage. Apprendre aux structures à faire ensemble est nécessaire.
Est-ce que cet apprentissage du « faire ensemble » pourrait concerner d’autres acteurs du changement comme les pouvoirs publics, les entrepreneurs sociaux, ou les entreprises ?
Y. B. : Le monde institutionnel comme le monde de l’entreprise regardent déjà vers le modèle coopératif. Ils s’y essayent même parfois avec, pour les raisons que nous venons d’évoquer, des niveaux de réussites diverses.
Dans le domaine des politiques publiques, les cités éducatives sont un exemple particulièrement significatif. Depuis trois ans, les cités éducatives se heurtent à une insuffisance de savoir-faire et de méthodologie.
Les acteurs, notamment administratifs, ne sont ni formés ni jugés sur leur capacité à coopérer.
A contrario, ils évoluent chacun dans un système qui n’est pas structuré pour la coopération, quelles que soient par ailleurs leurs qualités humaines et leur envie de coopérer.
Ces tentatives de coopération seraient-elles donc condamnées à échouer ?
A. D. : Bien au contraire, ce sont autant d’occasions pour chaque acteur de faire sa révolution. La Fondation de Marseille3 est un collectif d’entreprises et de particuliers qui collaborent au quotidien avec les collectivités territoriales sur différents sujets à l’échelle du territoire. La Fondation territoriale des Lumières dans le Nord a le même fonctionnement, avec de belles réussites.
Cette approche est particulièrement convaincante pour obtenir des résultats pérennes.
Tous ceux qui ont envie de contribuer à l’intérêt général doivent s’interroger sur leurs pratiques actuelles. Comment peuvent-ils se rapprocher de ce mode de fonctionnement coopératif ? En commençant par où ?
Y. B. Oui, nous avons besoin d’une approche collective qui soit à la fois de rupture et incrémentale. Ce serait une transformation profonde d’attitude, nous encourageant à considérer autrement les enjeux systémiques, mais aussi une approche incrémentale, qui s’implante pas à pas.
Comment le développement de modèles de coopérations stratégiques peut-il nourrir un changement systémique ?
A. D. : Pour commencer, les notions de changement systémique et de faire ensemble se superposent sans totalement coïncider. L’approche systémique est extrêmement ambitieuse, la coopération n’en est qu’une dimension parmi d’autres.
L’idée fondamentale de changement systémique est la suivante : plutôt que de panser les plaies aujourd’hui, faisons en sorte que celles-ci n’apparaissent plus demain. L’objectif est in fine de changer l’institution, d’où l’approche qu’on appelle en anglais system change (changement de système).
Y. B. : Pour qu’un changement soit systémique, une approche par l’ensemble est nécessaire. Cette responsabilité incombe aux politiques publiques, bien qu’elles peinent à l’assumer.
Prenons l’exemple des conséquences du vieillissement démographique, un problème connu et inéluctable. Les solutions pertinentes et efficaces pour y faire face sont locales : la solidarité, la capacité d’agir ensemble, la personnalisation du parcours, etc. Comment dès lors organiser une politique publique «macro » avec un pilotage de l’action qui laisse de l’initiative au niveau local ?
Les outils juridiques, organisationnels et financiers nécessaires pour orchestrer une démarche comme celle-ci sont à construire. J’emprunte d’ailleurs le terme d’orchestration à un excellent rapport de France Stratégie sur les soutenabilités4 . L’orchestration est une alternative au fantasme de l’État-stratège dont les acteurs locaux ne seraient que les exécutants.
A. D. : Il s’agit plutôt d’une progression parallèle entre l’échelon local et national. Ces deux dimensions doivent évoluer ensemble.
Y. B. : Cette articulation des deux échelles implique de profonds changements de mentalité et de techniques institutionnelles. Ce changement de mentalité se constate déjà massivement au niveau des élus locaux à la suite de la crise sanitaire.
A. D. : Tout à fait, la crise liée au COVID-19 a suscité une prise de conscience et généré un effet déclencheur puissant aussi bien au niveau des acteurs philanthropiques que des collectivités territoriales.
Comment abordez-vous cette évolution de la planification à l’orchestration à la Fondation de France ?
A. D. : Nous sommes en train d’apprendre et d’évoluer ! Nous nous impliquons par exemple activement dans l’initiative collective Racines5 . Cela nous permet de développer notre compréhension des approches systémiques, mais aussi d’encourager les fondations, les associations et celles et ceux qui le souhaitent, à s’emparer de cette approche.
À ce stade, nous manquons encore d’outils, d’apprentissage de postures et de compétences.
Y. B. : Sur ce dernier point, nous avons une famille de métiers à inventer, ceux du pilotage accompagnant et apprenant, que nous désignons à la Fonda par le terme de « fonction de soutien »6 .
Ces métiers ne relèvent ni du contrôle, ni de l’encadrement, ni du conseil. Imaginer ces nouveaux métiers est un travail collectif à peine entamé.
- 1Ce terme nord-américain est traduit par « fondation territoriale » en français ou « fondation communautaire » au Canada.
- 2Peu de travaux universitaires traitent ce sujet. La Fonda a de son côté entamé un travail réflexif avec son Guide méthodologique du Faire ensemble, paru en juin 2022.
- 3L’une des 945 fondations abritées à la Fondation de France, la Fondation de Marseille a été créée en 2019.
- 4France Stratégie, «Soutenabilités! Orchestrer et planifier l’action publique», [en ligne], mai 2022.
- 5Initiative collective Racine, Agir à la racine, [en ligne], 2021.
- 6La littérature anglophone sur l’impact collectif l