Économie sociale et solidaire Associations et démocratie

Économie sociale, État et collectivités territoriales : quels liens et projets ?

La Fonda
Et MACIF
Notice exploratoire réalisée dans le cadre d'un partenariat entre la Fonda et la Macif sur les relations entre économie sociale, État et collectivités territoriales et les missions à accomplir.

L’économie sociale se caractérise par un très fort ancrage sur les territoires se voulant proche de l’humain et des évolutions de la société. Elle génère des réseaux de toute nature, au nom du principe de solidarité et dans une logique partenariale très forte. Les acteurs de l’économie sociale travaillent souvent avec leurs confrères, mais parfois aussi avec des entreprises classiques et des institutions politiques.

À l’heure où les conseils régionaux découvrent l’économie sociale comme un secteur générateur de richesse et d’emploi et où les représentants de l’État parlent de cohésion sociale, il est nécessaire de faire le point sur les relations existantes entre l’économie sociale, d’une part, les services de l’état et les collectivités territoriales, d’autre part.

Quelles relations entretiennent ces secteurs ? Quels liens seraient souhaitables ? Quelles missions devraient être accomplies ?

De ce fait, quel rôle pourrait jouer le groupe Macif dans ce paysage particulier ? Quelles démarches pourraient être mises en œuvre par le groupe pour exister au plan local ?
 

Introduction - Rappel des enjeux de la note


Dans le cadre du partenariat liant la Macif et la Fonda, cette dernière peut se voir confier des travaux d’études exploratoires par la Macif, afin de défricher un sujet et formuler des propositions en lien avec ses propres travaux. En 2006, le principal thème de partenariat portait sur l’engagement des jeunes. Cette année, le thème de réflexion est : « Économie sociale, état et collectivités territoriales. Quels liens ? Quels projets ? »
 

Les matériaux mobilisés pour conduire ce travail exploratoire

Pour conduire le présent travail, la Fonda s’est alors appuyée sur les acquis de ses travaux et notamment :

  • les travaux du comité économie sociale et démocratie sociale relatifs aux notions de mutualisation entre les entreprises de l’économie sociale. Dans ce cadre, des responsables de différents secteurs d’activités ont été interviewés pour analyser les freins et les moteurs permettant de décloisonner les actions et de construire des mutualisations et des partenariats ;
     
  • les travaux du comité Dispositifs de soutien à la vie associative. Ce groupe de travail s’est attaché à analyser les mutations économiques affectant les associations conduisant des activités économiques, notamment dans la perspective de vérifier l’intérêt de proposer un nouveau statut pour les entreprises d’économie sociale conduisant des activités économiques ;
     
  • le comité de Coordination de l’action régionale de la Fonda qui regroupe des correspondants locaux de la Fonda et des responsables d’associations régionales Fonda. Ce collectif sert de support à la conduite de recherches actions sur plusieurs territoires et notamment une étude en cours de finalisation sur les moyens de prise en compte dans l’espace public des projets hors normes ;
     
  • nous avons aussi rassemblé l’ensemble des matériaux d’une étude conduite en partenariat avec Chorum et le soutien de la fondation du Crédit coopératif (dont les résultats sont disponibles sur www.fonda.asso.fr) sur l’attractivité de l’économie sociale et les moyens de la renforcer. C’est ainsi que nous avons étudié l’articulation entre l’offre des organismes de l’économie sociale, leur management et les aspirations et comportements des nouveaux acteurs salariés et bénévoles. Pour conduire ce travail, nous avons procédé à plus d’une quarantaine d’interviews d’acteurs de terrain et d’experts. C’est ainsi que nous avons recueilli l’avis d’élus locaux et de responsables bénévoles et salariés d’entreprises de l’économie sociale ;
     
  • enfin, nous nous sommes appuyés sur d’importants travaux antérieurs et notamment ceux relatifs aux plus-values de l’économie sociale.


Les préalables de la problématique

Le lien entre l’économie sociale et les territoires apparaît traditionnellement comme consubstantiel. Sans ouvrir le débat difficile de la définition, ou plutôt de la délimitation de ce qu’est l’économie sociale, nous pouvons le retenir aisément comme postulat. En effet, par la mobilisation citoyenne autour d’un projet collectif, par la construction de solidarités actives, les entreprises de l’économie sociale construisent leur action par rapport au nécessaire ancrage des individus (bénévoles, bénéficiaires, usagers…).

En effet, l’émergence du projet social de ces entreprises part de la rencontre de personnes confrontées à la nécessité d’inventer des réponses à une demande sociale non satisfaite.

C’est à partir d’un constat partagé que les acteurs vont se mobiliser pour développer leur action commune, sans autre but que l’intérêt général au profit duquel leur action mobilisera des richesses. Ils affirment par ce biais la prééminence de la recherche d’un impact social sur tout enjeu uniquement économique. Il faut d’ailleurs constater qu’il s’agit d’une opposition importante et fondatrice qui a pu générer dans le passé des oppositions entre les concepts de transformation et de réparation sociales, et surtout entre leurs défenseurs respectifs.

Cette matrice de tout projet d’économie sociale met donc en tension ces trois pôles d’émergence : une demande sociale, la volonté d’engagement d’acteurs sociaux et un socle de valeurs humanistes et solidaires. La finalité commune est la poursuite de l’intérêt général. L’actualité et la pertinence de l’action des entreprises de l’économie sociale vont ensuite résider dans leur capacité à vérifier et actualiser régulièrement leur projet de poursuite du juste équilibre de ce triptyque. Dès lors, comment expliquer ou plutôt caractériser ce rapport, si particulier, au territoire que développent les entreprises de l’économie sociale ?

Il faut sans doute pour le comprendre resituer la particularité de ce secteur par rapport aux pouvoirs publics et aux entreprises de capitaux à finalité lucrative. Sa caractéristique est de s’appuyer sur des relations sociales horizontales d’agents sociaux s’inscrivant dans un rapport de coopération désintéressée. En ceci, ils se distinguent des pouvoirs publics, qui fondent leur action sur la légitime contrainte du droit qu’ils produisent, plus ou moins démocratiquement selon les pays, et des entreprises qui développent leur action sur le principe de l’échange marchand.

Le développement de l’économie sociale renvoie donc forcément aux individus et aux conditions de construction de leur identité, ce qui fait appel à la notion de territoires. Il nous semble inutile de développer davantage ce point, autrement qu’en reformulant l’hypothèse initiale retenue comme postulat principiel de notre réflexion : c’est sur les territoires que les individus développent leur action collective.

L’appartenance à un territoire est non seulement un des socles les plus anciens de l’identité, mais aussi un moteur d’efficacité. Cette capacité à se relier sur la base d’une communauté d’identité est renforcée, comme le précise la problématique, par la compétence indéniable des organisations de l’économie sociale à s’ouvrir aux autres et à construire des passerelles et des coopérations avec les autres acteurs sociaux. Considérant qu’il ne s’agit pas du sujet de la présente note, nous ne développerons pas davantage les éléments explicatifs de ce point. Et nous conviendrons pour l’instant qu’il s’agit d’une réalité.


L’actualité de la problématique

Une fois ces quelques éléments rappelés, il nous semble intéressant de chercher quelle est l’actualité de la problématique et quelles sont les principales mutations sociétales qui interviennent pour influer sur celle-ci. En premier lieu, la réforme de l’état constitue un fait majeur à prendre en compte. Par la décentralisation des compétences aux collectivités territoriales, par la déconcentration qui conduit l’état à renforcer ses moyens d’intervention au niveau local, elle bouscule les équilibres institutionnels et oblige à des repositionnements.

Nous pouvons aussi constater le formidable développement de la demande pour des services relationnels, qui trouve tout à la fois leur solvabilisation dans l’élévation du niveau de vie et le développement d’un renforcement de la redistribution de richesse. Or, c’est le champ naturel d’intervention de l’économie sociale, qui voit par ce biais son activité et son volume d’emploi augmentér plus rapidement que la plupart des autres secteurs économiques. Ceci explique d’ailleurs, pour une large part, l’intérêt accru des pouvoirs publics pour ce secteur. Mais ce développement accompagné d’un processus de dérégulation des activités, notamment sous l’influence de l’Union européenne, produit une concurrence plus vive.

L’impact de la globalisation des échanges et l’ouverture de plus en plus grande de notre société doivent être prises en compte. De même, les trajectoires personnelles sont de plus en plus complexes, produisant des individus aux identités plurielles et confrontés à des situations de plus en plus personnalisées. Chacun ne peut plus être envisagé uniquement par son territoire ou sa classe sociale, mais bien davantage par son parcours.

Dans un tel contexte, de nouvelles demandes sociales émergent qui impliquent des réponses de plus en plus fines. En miroir, les constructions collectives se font différemment et suscitent des schémas complexes où la recherche d’efficacité et de performance nécessite des fonctionnements en réseau.

Le territoire prend de nouvelles dimensions que l’économie sociale doit pouvoir habiter. Il est le support de nouveaux jeux institutionnels plus complexes, où les acteurs publics cherchent de plus en plus souvent à se positionner. Il reste un lieu d’identité, mais uniquement si on le considère comme un espace ouvert, traversé par des phénomènes plus larges qui l’affectent, ainsi que les individus y agissant et y résidant. Il est un lieu de spécialisation, où les solidarités et les demandes s’expriment de manière spécifique et de manière de plus en plus diversifiée par rapport à des modes plus anciens, où l’uniformité républicaine imposait des mises en œuvre uniques et hiérarchisées. Aujourd’hui, la recherche d’articulations et d’adaptations constitue la nouvelle norme pour mener une action territoriale.

« Penser global, agir local », précepte altermondialiste, illustre fortement les nouveaux enjeux qui se dessinent pour l’économie sociale consistant à réinventer les conditions de sa réussite et de ses spécificités. La première, dans une société où les enjeux de la communication sont centraux, est de démontrer son existence dans un environnement en pleine transformation et de construire les stratégies collectives lui permettant de faire vivre en cohérence ses projets, ses valeurs et ses actions. Or, l’ensemble de nos travaux a mis en évidence que cela était loin d’être acquis, quand bien même nous pouvons voir des signes positifs, comme par exemple dans la création de vice-présidences « économie sociale » dans les conseils régionaux. C’est donc autour de ces interrogations et constats que nous développons ci-dessous notre analyse de la problématique.


Un présupposé à interroger : l’ancrage de l’économie sociale


Dans l’introduction, nous avons précisé les enjeux de l’ancrage territorial et comment l’économie sociale pouvait être définie en lien avec l’idée du territoire. Avant de développer davantage notre réflexion, il nous semble indispensable de relativiser, ou plutôt de préciser, l’idée d’un ancrage de l’économie sociale.


Des cloisonnements familiaux

En effet, il nous apparaît plus juste de parler d’ancrage des activités et des acteurs, que de celui d’un secteur. Nombre d’élus locaux interviewés, nous ont fait part de leur difficulté d’identifier l’existence d’un secteur. Pour eux, les actions conduites sont lisibles, mais beaucoup moins le lien qui les unit. De même, dans le cadre de l’étude conduite avec Chorum et avec le soutien du Crédit coopératif, nous avons pu constater que l’appartenance à une famille (associative, coopérative ou mutualiste) prenait plus de sens qu’une inscription dans le grand ensemble de l’économie sociale.

Ces cloisonnements peuvent être illustrés par le caractère exceptionnel de certains parcours militants ou professionnels à travers les trois principales familles. Rares sont les responsables salariés qui au cours d’une carrière passent d’une mutuelle, à une association et/ou à une coopérative. C’est aussi vrai pour les bénévoles. à l’intérieur même de chaque famille, il existe aussi des cloisonnements (laïc-chrétien, par activité…). D’ailleurs, nous pouvons affirmer que la dimension métier reste une donnée souvent plus importante que celle de l’Ess. Ces cloisonnements entre les familles agissent comme un frein à une culture territoriale de l’économie sociale.


Quelle est la signification territoriale des regroupements ?

Nous pouvons aussi constater que l’économie sociale connaît à l’heure actuelle de nombreux phénomènes de concentration. Dans le champ des mutuelles, l’imposition de normes prudentielles et la recherche d’économie d’échelle conduisent à des regroupements. Nous pouvons remarquer aussi des rapprochements de coopératives, dont certaines sont de dimension nationale voire européenne. Dans le secteur associatif, il existe également de tels processus.

Dès lors, nous pouvons nous interroger sur ce que représente le territoire pour ces entreprises de grande taille. Entre enjeu de développement interne et inscription dans des dynamiques, il est difficile de tirer des conclusions globales. Mais nous pouvons affirmer sans peine qu’il s’agit d’une question abordée dans la plupart des cas. Les réponses mises en place sont d’ailleurs très différentes. Certains réseaux ou entreprises vont choisir des processus de normalisation métier, y compris dans leur mode de gouvernance. D’autres vont privilégier des modes d’intervention laissant plus de place à des adaptations territoriales et à la construction de partenariats locaux.

Par exemple, un réseau associatif en plein essor a fait le choix d’un modèle de développement intégré qui repose sur l’action de salariés pour favoriser des implantations territoriales. Les directeurs régionaux, dépendant d’un siège national, appliquent un modèle strict d’intervention, laissant peu d’initiatives à des groupes locaux de bénévoles et de partenaires. à l’opposé, nous pouvons prendre l’exemple de réseaux associatifs dont le développement repose sur des initiatives territoriales qui s’inscrivent dans une dynamique globale par le biais d’une gouvernance partagée. Il ne s’agit en aucun cas d’opposer l’un à l’autre en termes d’efficacité, mais bien de montrer qu’il existe des stratégies différentes d’inscription territoriale.


Des poly-gouvernances en émergence

Concomitamment, nous pouvons constater une forme de complexification des processus de décision et des régulations locales. Le partage des compétences entre différents intervenants, le croisement de mécanismes verticaux de décision hiérarchisés par domaines d’activités avec de nouvelles approches territorialisées suscitent des jeux complexes de relation. C’est en cela que nous pouvons affirmer qu’il existe aujourd’hui de plus en plus des poly-gouvernances  des territoires.

En fonction de son activité, une entreprise d’économie sociale va construire un ensemble de relations spécifiques avec certains acteurs, qui ne sera pas le même qu’une autre organisation pourra mettre en place.

Ces trois seuls éléments illustrent la difficulté que rencontrent les partenaires locaux de l’économie sociale : la lisibilité de l’économie sociale. Si les activités sont plutôt visibles, en avoir une vision globale est impossible, d’autant plus que les acteurs eux-mêmes ne l’ont pas.
 

Des mutations sociétales à prendre en compte

Nous avons vu précédemment que la problématique implique de prendre en compte les mutations de notre société et de tenter d’analyser leurs effets sur l’économie sociale. Ce travail est indispensable pour nous permettre de mieux cerner ultérieurement les enjeux des liens à construire entre les entreprises de l’économie sociale, mais aussi avec d’autres acteurs : collectivités territoriales, états, autres types d’entreprises…


Des effets de banalisation importants de l’économie sociale

En introduction, nous les avons déjà évoqués. Il s’agit maintenant de préciser leurs effets.

Mondialisation et nouvelles régulations sociales

Dire que nous sommes dans l’ère de la mondialisation est une évidence qu’il n’est pas nécessaire de développer outre mesure. Au-delà des effets directs qu’elle peut avoir sur les entreprises d’économie sociale, il convient de s’intéresser aux effets qu’elle peut avoir sur les territoires et les nouvelles régulations sociales qu’elle suscite.

L’ouverture des marchés et la concurrence accrue entre pays conduisent à un premier phénomène important et relativement récent dans l’histoire : les délocalisations. Aujourd’hui, des entreprises de taille importante peuvent fermer, du jour au lendemain, pour se réimplanter dans des pays à faible coût de main d’œuvre. La concurrence entre les territoires s’accroit fortement. Une région déclassée au plan international peut basculer rapidement dans une crise économique et sociale majeure. Les conséquences peuvent alors être dramatiques et conduire à des restructurations industrielles majeures. La cohésion territoriale et de ses acteurs devient essentielle en termes de compétitivité et d’attractivité. C’est ainsi qu’il existe des exemples où l’économie sociale a contribué à redynamiser des territoires ou à amortir les effets de processus de désindustrialisation (ex.: Lorraine, Nord…).

Les territoires ruraux sont aussi un exemple montrant comment, dans le milieu agricole, l’économie sociale peut aider les acteurs d’un territoire à s’inscrire de manière plus performante dans la compétition internationale. Un autre effet important de la mondialisation est à prendre en compte : la pression qu’elle exerce sur les économies occidentales qui voient leurs outils de régulation sociaux se transformer.

Progressivement, l’État ne peut plus intervenir directement sur le marché pour en corriger les externalités. Les outils de son intervention sont dorénavant la mise en jeu, en amont de la réglementation et en aval de la redistribution. Mais dans les deux cas, nous ne pouvons que constater la perte progressive d’autonomie des états. L’État-providence, apparu pour corriger notamment les effets de l’industrialisation, est lui-même en crise, imposant à la société civile et à l’économie sociale, d’inventer les nouvelles régulations indispensables au maintien et au développement d’une société solidaire et démocratique.
 

La pression concurrentielle pousse certains à nier leurs spécificités

La pression concurrentielle s’exerçant de plus en plus fortement sur les entreprises de l’économie sociale produit des effets de banalisation importants qu’il convient de prendre en compte. Dans un souci de maintenir leur compétitivité, des entreprises d’économie sociale en viennent à adopter les modes d’organisation des entreprises lucratives de capitaux. Ce phénomène, connu sous le terme d’isomorphisme institutionnel, connaît actuellement une nouvelle évolution.

Par exemple, les associations avaient connu, dans les années 70-80 un processus qui avait conduit nombre d’entre elles à adopter des processus de décision et de répartition des fonctions proches de ceux de la fonction publique. Ce mouvement, nourri par des mises à disposition de fonctionnaires, fait aujourd’hui progressivement la place à un processus qui conduit les entreprises de l’économie sociale à adopter les mécanismes propres aux structures capitalistes lucratives.

Le développement de l’emploi dans le secteur attire des cadres à haut potentiel (juniors ou non) qui ne maîtrisent pas l’histoire et les spécificités du secteur, ou les réduisent à des arguments marketing. C’est ainsi que certaines entreprises de l’économie sociale perdent leur identité faute d’avoir su construire une gouvernance, susceptible de maintenir un juste équilibre entre leurs valeurs et les actions qui en découlent, dans un univers de plus en plus concurrentiel.
 

Une professionnalisation des activités qui nécessite la recherche de nouveaux équilibres internes

De même, une demande sociale accrue et solvabilisée, l’aspiration de la société à une qualité de service de plus en plus élevée, l’aversion au risque qui se développe parmi les usagers ont conduit à une professionnalisation croissante du secteur. Une tension apparaît fréquemment entre les professionnels, légitimés par la maîtrise technique de leur métier, et les bénévoles (pris dans un sens large) considérés trop souvent comme des amateurs, pour ne pas dire des « empêcheurs de tourner en rond ».

Or, c’est bien dans la collaboration de ces deux acteurs essentiels que se trouvent l’équilibre et le dynamisme des organisations d’économie sociale. Nous pouvons constater que dans beaucoup de cas une profession-nalisation mal gérée conduit à des effets importants de banalisation.
 

L’individuation bouscule le rapport des militants et des salariés au projet des entreprises de l’économie sociale

Un autre phénomène majeur doit être pris en compte : l’individuation, qui concerne aussi bien les salariés que les bénévoles. Les trajectoires personnelles vécues par les individus bousculent le rapport qu’ils construisent avec les institutions où ils militent et travaillent. Leur exigence change de nature. Ils deviennent moins sensibles à la promesse de « lendemains meilleurs ». Ils attendent qu’on leur prouve que le projet de l’entreprise auquel ils contribuent a du sens et produit des effets sociaux. Mais, ceci se double d’une attente forte de pouvoir se réaliser à titre personnel dans son action.

Les entreprises de l’économie sociale sont confrontées à la nécessité de relier les sens de l’action qu’elles produisent pour toutes les parties prenantes. Promouvoir chacun, évaluer le projet dans toutes ses composantes (interne et externe), travailler en lien avec d’autres sont autant de nouveaux défis à atteindre.
 

De nouveaux risques sociaux apparaissent qui impliquent de nouvelles réponses

Nous avons vu que la mondialisation et l’individuation (voire dans certains cas l’individualisme) produisaient des effets importants. Nous pourrions rajouter à cela les effets des déséquilibres démographiques de notre société. La combinaison de ces évolutions fondamentales produit tout à la fois de nouvelles opportunités et demandes sociales, mais aussi des nouveaux risques sociaux auxquels doivent répondre de nouvelles formes de solidarité.

Le développement des services à la personne constitue un bon exemple, où il faut imaginer et développer une offre de services, construire de nouvelles solidarités avec les personnes dépendantes, articuler des interventions de différente nature au niveau des territoires (sociale, sanitaire, loisir…).

Un autre aspect concerne la sécurisation des mobilités personnelles et notamment des parcours professionnels. Par exemple, cela pose la question de la portabilité de certaines garanties et droits (santé, droit à la formation…), de l’accompagnement de la vie familiale et personnelle (garde des enfants…).

Ces deux exemples montrent qu’à un enjeu social majeur, il convient de répondre par la construction de solidarités actives qui articulent aussi bien les enjeux de garanties que ceux des services à mettre en place. La question qui émerge alors est simple : comme aucune entreprise d’économie sociale ne peut apporter seule la réponse, et que l’état n’a plus les moyens de construire et financer les régulations qui s’imposent, comment coopérer ensemble pour inventer les articulations entre les acteurs pour répondre à ces défis majeurs de nos sociétés ? Mutualiser, coopérer, articuler les réponses sont autant de défis qui imposent à l’économie sociale et à ses partenaires de construire des projets communs. Or, ceci ne sera possible que dans la mesure où les entreprises et le secteur sauront conserver leurs spécificités et leurs valeurs.
 

Des évolutions institutionnelles positives à analyser

Pour accompagner les transformations sociales décrites brièvement ci-dessus, des constructions institutionnelles ont été élaborées qu’il convient de mieux appréhender dans leurs intentions et leurs effets.


Des politiques publiques qui évoluent

L’efficacité des politiques publiques a poussé l’état à engager une réforme en profondeur pour mieux associer les citoyens à l’élaboration des politiques publiques qui les concernent. Il a aussi cherché à permettre une gestion plus souple de son intervention pour l’adapter aux besoins des territoires et des individus. C’est donc tout naturellement que nous assistons depuis vingt-cinq ans à une territorialisation de plus en plus poussée de l’action publique sous le double mécanisme de la décentralisation et de la déconcentration. Aujourd’hui, nous disposons du recul nécessaire pour mieux comprendre les effets produits dans les champs d’activité qui nous intéressent.
 

L’apparition de conflits de légitimité importants

Loin d’une rationalisation, la territorialisation de l’action publique a produit un millefeuille de compétences où tous les acteurs ont du mal à se situer. L’exemple des personnes handicapées, qui relèvent - en fonction de l’heure de la journée ou de leur activité - de plusieurs collectivités, est frappant. Une répartition des compétences obligatoires peu claire et des interventions facultatives de collectivités locales, qui viennent se concurrencer entre elles, génèrent fatalement des conflits de légitimité. Au manque de visibilité de l’économie sociale répond souvent un manque de visibilité de l’organisation institutionnelle des territoires.

Pour répondre à ces conflits de légitimité, les politiques contractuelles se sont développées créant une forme d’institutionnalisation des rapports entre les acteurs. Or, nous pouvons constater, dans certains cas, que ceci peut conduire à des mises à l’écart de nouvelles demandes sociales peu lisibles sur le territoire, et qui seraient considérées comme illégitimes parce non inscrites ou parrainées dans l’espace institutionnel. Un des enjeux porte donc sur la capacité de l’économie sociale à rester ouverte à l’innovation et à s’en faire le porteur, le relai ou le soutien.
 

Des processus de décision démocratique en question

L’objectif de démocratisation des politiques publiques peine aussi à se mettre en œuvre. Le développement d’une réelle démocratie participative au niveau des territoires est une condition pour lutter contre la mise en concurrence généralisée des acteurs et des collectivités publiques entre elles. C’est aussi le moyen d’éviter le renforcement de certaines spécialisations fonctionnelles qui conduit les collectivités territoriales à coopérer insuffisamment avec les autres.

Face à cette poly-gouvernance territoriale et aux ajustements plus ou moins négociés entre les collectivités publiques, les acteurs de l’économie sociale sont contraints de construire par la proximité de leur action la cohérence des différentes politiques territoriales, comme une réponse aux cloisonnements et à la diffraction des politiques publiques. Il est évident que nous pouvons alors nous interroger légitimement sur les distorsions des processus d’élaboration démocratique y compris internes que cette situation crée.
 

La rationnalisation des choix publics joue comme un facteur de mise à distance

Depuis plus de trente ans, les mécanismes d’intervention publique connaissent un processus de « rationalisation » des choix budgétaires. Le développement des appels d’offres, la mise en place d’agences ou d’établissements publics qui se voient déléguer des fonctions importantes de gestion constituent autant de signes de cette évolution. Les effets sont multiples, mais le principal consiste en une forme de mise à distance des acteurs de l’économie sociale, qui sont de moins en moins associés à l’élaboration des politiques publiques et cantonnés à s’inscrire dans un rapport technique avec l’administration. Souvent le sentiment s’installe de part et d’autre qu’une relation de prestataire se substitue à une relation partenariale. Bien évidemment, cela implique et favorise une professionnalisation des entreprises et la mise en concurrence entre elles et avec le secteur marchand.
 

Une institutionnalisation de l’économie sociale

Si le secteur de l’économie sociale est visible sur les territoires, cette situation évolue néanmoins rapidement depuis quelques années. Progressivement, nous pouvons constater une institutionnalisation de l’économie sociale qui intervient aussi bien en interne qu’au niveau des pouvoirs publics.
 

Une économie sociale qui s’organise

Ces dix dernières années, nous pouvons constater un formidable développement de l’organisation institutionnelle de l’économie sociale à tous les échelons. Nous citerons quelques éléments de ce processus :

  • renforcement d’une organisation basée sur les familles : mise en place de la CPACA, réforme du Ceges, ... ;
  • construction de la représentation des employeurs avec la création et le développement de l’Usgeres et de l’Unifed ;
  • développement d’échelons régionaux avec les chambres régionales d’économie sociale (et solidaire).

Outre la création d’institutions faîtières et la progressive mise en œuvre d’articulations entre elles, le renforcement de leurs moyens techniques et d’intervention est aussi un signe de cette institutionnalisation de l’économie sociale. Des ajustements restent bien évidemment nécessaires et les frictions et conflits sont encore nombreux.

Mais, nous pouvons affirmer que ce processus répond ou répondra partiellement aux problèmes de manque de visibilité de l’économie sociale sur les territoires. Deux objections demeurent néanmoins. La première concerne le fait que ces constructions se font essentiellement au niveau régional et participent insuffisamment à l’articulation des actions entre les acteurs au niveau infra régional, où ce sont les entreprises qui sont lisibles. Dès lors l’économie sociale deviendra lisible à cet échelon que dans la mesure où les entreprises coopèrent entre elles et s’affichent comme participant de ce secteur.

Secondement, nous devons nous interroger sur les effets sclérosants que toute institutionnalisation recèle. Sans entrer dans aucune polémique, nous pouvons nous interroger sur les limites que posent les principes d’organisation actuelles sur les familles. Les débats social/solidaire, comme une difficulté de ces instances à trouver leur légitimité auprès des acteurs de terrain, souvent les plus dynamiques et les plus innovants, illustrent ce point.

Enfin, plusieurs défis attendent l’économie sociale dans les prochains mois, voire années : les élections prud’homales, la réforme des fonds de formation, les nominations aux Cesr...
 

Des collectivités territoriales qui construisent des politiques spécifiques

Face à cette réponse du secteur, les collectivités territoriales, notamment les conseils régionaux, donnent une place de plus en plus grande à l’économie sociale reconnaissant ainsi tout à la fois son rôle essentiel en termes de création d’emploi et de cohésion sociale. Ceci est démontré par l’affichage de compétences dans les organigrammes politiques et administratifs. Ainsi, de plus en plus de collectivités ont des élus ayant une compétence en la matière (cf. les conseils régionaux qui ont maintenant quasiment tous une vice-présidence « économie sociale »).

Elles ont développé des politiques de soutien spécifique et des programmes d’action transversaux directement ciblés sur l’économie sociale, comme par exemple par le soutien à des semaines ou des jours de l’économie sociale (ex.: Paca, Pays-de-la-Loire...), la mise en place d’outils et de centres ressources (ex.: Lorraine, Ile-de-France...). Ce sont autant de signes montrant que progressivement les élus locaux, malgré leurs objections relatives à la difficulté à comprendre l’organisation de l’économie sociale, sont attentifs à développer une interlocution organisée.
 

La place de l’État en question

Ce panorama rapide ne serait pas complet si nous ne traitions pas de la place de l’état. Les difficultés de la délégation interministérielle, son recentrage sur l’innovation, l’absence de réels interlocuteurs locaux transversaux pouvant mobiliser les différentes administrations « thématiques » sont autant de signes d’une difficulté pour l’État de proposer une approche intégrée et transversale. Son action en lien avec l’économie sociale va davantage s’inscrire dans une approche par les activités ou alors par un soutien à l’expérimentation.

Si nous pouvons légitimement nous interroger sur l’effectivité de son action, il nous semble indispensable de militer pour qu’il poursuive et renforce son intervention, et notamment au niveau territorial, pour aider à la construction des articulations entre les acteurs, mais aussi pour veiller à ce qu’une institutionnalisation ne produise des phénomènes d’exclusion vis-à-vis des dynamiques émergentes.

Si nous ne pouvons contester un réel manque de visibilité de l’économie sociale, nous devons admettre que les choses évoluent rapidement, notamment à travers le développement d’institutions. S’il faut poursuivre ce processus, il faut veiller à ce qu’il ne produise pas de nouvelles rigidités et exclusions.
 

Donner sens aux actions des uns et des autres pour fonder une légitimité


Des défis sociaux majeurs, un contexte positif et des acteurs qui se mobilisent sont autant de points positifs sur lesquels il faut concrétiser l’ambition commune de transformation que porte l’économie sociale. Nous allons donc rapidement essayer de brosser les quelques niveaux stratégiques sur lesquels il est possible d’agir. Le credo de cette proposition tourne essentiellement autour de la notion de légitimité.

En effet, nous considérons que la capacité de mobilisation des acteurs repose sur le fait de conforter leur autorité, pris dans le sens le plus large et notamment dans leur compétence d’action. C’est sur ce socle qu’il est possible de fonder l’adhésion de chacun et de conduire la mise en œuvre des valeurs de solidarité du secteur.


Coopérer et mutualiser

Pour y arriver, dans le contexte détaillé ci-dessus, il existe un point de passage obligé : il faut articuler les actions. En effet, nous avons démontré que les nouveaux besoins sociaux, combinés à de nouveaux modes d’élaboration des régulations sociales, ne permettent plus d’apporter des réponses intégrées. Le sens de l’action de chacun va dépendre intimement de celle des autres. L’efficience d’une intervention sociale dans un environnement complexe est de plus en plus déterminée par la coordination des intervenants et la capacité des organisations à négocier des espaces de coopération.

Or, nous pouvons constater que les pratiques de mutualisation et coopération restent encore très difficiles à bâtir. Les nombreuses auditions réalisées dans le cadre de nos différents travaux mettent en évidence que la sclérose de certaines constructions institutionnelles joue comme un frein. De nombreuses organisations prises dans des tensions extrêmes (difficultés de financement, perte de sens des projets, professionnalisation mal négociée...) se referment sur elles-mêmes, cherchant en elles seules les ressorts de leur renouvellement. Cette attitude conduit à l’heure actuelle souvent à l’échec. Pour avancer, il faut réunir plusieurs éléments : du pragmatisme, du temps et une culture du changement. Or, par nature, ce sont des éléments intrinsèques au champ de l’économie sociale pour peu qu’elles s’en convainquent.


Renforcer la légitimité de tous

Donner sens aux actions, c’est conforter chacun dans son rôle et sa mission. Les élus locaux s’inscrivent dans un rapport de proximité. Cela leur permet de résister pour l’instant mieux que les responsables politiques nationaux au discrédit généralisé qui affecte les fonctions électives. Mais la contrepartie de cette confiance des citoyens est leur capacité à produire des effets immédiats et facilement évaluables sur la vie quotidienne des administrés.

Obtenir leur soutien, impose donc aux entreprises de l’économie sociale d’agir à deux niveaux pour renforcer leur positionnement stratégique au plan territorial.

Premièrement, elles doivent développer des processus d’évaluation interne et externe afin d’apporter la preuve de leur impact sur le tissu social et territorial, mais aussi qu’elles y contribuent par la mise en jeu cohérente de leurs valeurs. Secondement, elles doivent davantage communiquer en direction du grand public sur leurs actions et leur contribution à la cohésion sociale. C’est le moyen ensuite pour les élus de capitaliser sur le soutien qu’ils apportent.
 

Rester ouvert et anticiper les nouvelles demandes sociales pour innover

Pour se renouveler, les entreprises de l’économie sociale doivent collectivement et individuellement maintenir leur capacité d’innovation. Elles doivent répondre aux nouvelles demandes sociales, soit par l’adaptation de leur offre, soit par de l’innovation. Mais cette affirmation ne pose pas uniquement une obligation pour chaque entreprise. Elle repose sur le secteur dans son ensemble.

Plusieurs sujets s’entremêlent alors :

  • il semble impératif pour les entreprises et le secteur d’investir dans des capacités de recherche et développement ;
  • il faut développer et renforcer une culture de l’innovation et de la prise de risque, notamment à travers la formation des responsables salariés et bénévoles ;
  • il faut reconstruire un autre rapport au temps. La force de l’économie sociale a toujours été de se projeter loin, tout en cherchant par des modes de gouvernance coopératifs et participatifs une performance immédiate. Or, sous les effets de la banalisation et de la concurrence, nombre d’entreprises limitent de plus en plus souvent leur réflexion stratégique à court et à moyen terme ;
  • il faut favoriser la prise en compte dans l’espace public des projets « hors cadres » et leur permettre d’obtenir les soutiens indispensables à leur développement, au moins jusqu’à la démonstration de leur utilité sociale ou de leur inutilité ;
  • il faut construire ensemble, en mobilisant les ressources et compétences de plusieurs organisations, des réponses d’intérêt général dans le cadre des structures juridiques répondant aux critères juridiques imposés par l’Europe. Ce doit être un moyen d’associer plus étroitement les collectivités territoriales.
     

Une responsabilité collective qui nécessite l’implication de chaque entreprise

Pour conclure, il semble déterminant de cerner comment chaque entreprise peut s’impliquer pour participer à la réalisation de cette ambition collective. Vous trouverez ci-dessous quelques pistes pour ouvrir la réflexion.

Être et s’affirmer comme une entreprise d’économie sociale :

  • développer des pratiques internes spécifiques ;
  • construire une culture d’économie sociale dans chaque entreprise et chaque famille pour faire exister le secteur ;
  • décloisonner le secteur et les familles pour expérimenter ensemble ;
  • sécuriser les parcours et accompagner les mobilités bénévoles et militantes.


Travailler en réseau et participer à la mutualisation des ressources :

  • mieux connaître son territoire et l’impact de son action ;
  • répondre aux nouveaux besoins et risques sociaux en travaillant en réseau ;
  • expérimenter ensemble pour développer les territoires ;
  • mutualiser les ressources et les compétences pour travailler en synergie ;
  • favoriser les innovations et leur inscription dans l’espace public.


Investir les lieux d’élaboration collective :

  • participer à la construction de la représentation institutionnelle de l’économie sociale (un rendez-vous important : les élections prud’homales) ;
  • identifier et investir collectivement les nouveaux espaces de gouvernance territoriale (ex. les conseils de développement…) ;
  • construire des alliances stratégiques : les syndicats de salariés…
     

Être convaincu que l’économie sociale est la seule à disposer des atouts pour répondre aux nouveaux défis sociaux.
 

Analyses et recherches
Note d'analyse