Engagement

Donner envie de l’Europe en faisant association

Tribune Fonda N°261 - Engagements des jeunes : encadrer ou accompagner ? - Mars 2024
Alexis Merville
Alexis Merville
Et Anna Maheu
Depuis plus de 30 ans, la Fondation Hippocrène soutient des projets donnant envie d’Europe dès le plus jeune âge. Fondée sur l’intuition que la citoyenneté européenne naît dans l’action commune entre jeunes, Hippocrène a complété ses soutiens à des projets consacrés directement à la construction européenne par des projets sur l’ensemble des champs d’engagement de la jeunesse, menés par des coalitions d’associations intereuropéennes. Dans cet entretien, le président de cette fondation familiale, Alexis Merville, revient sur la vision d’Hippocrène concernant la société civile européenne.
Donner envie de l’Europe en faisant association
Remise des Prix Hippocrène de l’éducation à l’Europe 2019 au Parlement européen © Fondation Hippocrène

Propos recueillis par Anna Maheu.

Comment est née la Fondation Hippocrène ? 

Elle a été créée en 1992 par mes grands-parents Jean et Mona Guyot. Mon grand-père était un grand Européen de la génération des pères fondateurs, proche de Jean Monnet. Résistant, il était de cette génération qui connaissait le prix de la paix. Dans les années 1980, il est arrivé à une double conclusion. L’Europe devenait bureaucratique et un décalage se creusait entre le processus institutionnel qui progressait et la société civile qui ne suivait pas. Après avoir financé à titre personnel un certain nombre d’expérimentations, il a créé une fondation pour aider les jeunes à réinventer l’Europe par le bas. Cela paraît évident aujourd’hui, il y a une trentaine d’années c’était très innovant. 

L’objectif de la fondation est de « Donner l’envie de l’Europe aux jeunes Européens ». Comment définissez-vous cette envie d’Europe ? 

Pour nous, l’envie de l’Europe naît de la réalisation de projets concrets avec des jeunes d’autres pays européens. Il ne s’agit pas d’avoir une fascination pour les institutions européennes, même si elles sont essentielles. Par contre, quand un jeune Français construit quelque chose de ses mains avec un Espagnol ou un Slovaque, cela lui donne l’envie de l’Europe pour toute sa vie. 

L’envie de l’Europe naît de la réalisation de projets concrets avec des jeunes d’autres pays européens.

On se sentirait européen au contact d’autres Européens ? 

Nous sommes face à un elephant in the room, comme disent les Britanniques, littéralement un « éléphant dans la pièce ». Beaucoup d’Européens convaincus parlent de l’Europe comme d’une évidence, comme s’il suffisait pour que la population européenne existe en tant que telle, que des populations vivent les unes à côté des autres à l’abri d’une sorte de superstructure représentant leurs intérêts communs. 

Beaucoup d’Européens convaincus parlent de l’Europe comme d’une évidence.

Notre vision de l’Europe est que les Européens doivent se conscientiser comme tels et que cela se produira si ce sont les citoyens européens qui construisent leur avenir ensemble. 

Certes, le continent partage des valeurs, une culture et une histoire communes. Mais c’est le cas d’autres zones géographiques. Pour nous, le coeur du sentiment d’appartenance à l’Europe est d’avoir fait du traitement de nos différences une force. 

Les pays européens ont choisi de s’unir dans l’adversité, c’est-à-dire d’agir ensemble grâce à leur diversité et non malgré elle. C’est essentiel dans le monde actuel ! 

Est-ce une dynamique qui peut être enclenchée dès l’école primaire ? 

L’envie d’Europe s’avère très naturelle pour les plus jeunes. Nous avons lancé le prix Hippocrène de l’éducation à l’Europe il y a onze ans pour valoriser les projets d’enseignants qui font vivre chaque jour la citoyenneté européenne. 

Un exemple simple en 2021, à l’école maternelle Nord de Sausheim, près de Strasbourg. Cette école est située dans « les territoires reculés de la République » où deux enseignantes souhaitaient offrir des perspectives d’ailleurs à leurs élèves. Elles ont eu l’idée de partager leur quotidien avec des Allemands, en dédiant un temps en classe et en créant un Whats- App commun. Petit à petit, les élèves ont échangé sur leurs fêtes nationales respectives, l’hymne européen, leurs recettes de cuisine locales… 

Si nous voulons une véritable société civile européenne, nous avons besoin d’interagir entre Européens dès le plus jeune âge. Et pendant toute l’enfance, échanger quotidiennement pendant un quart d’heure avec la classe d’un autre pays, cela change tout : envie de connaître l’autre et ne plus en avoir peur, envie d’apprendre les langues… 

Au-delà des enjeux de citoyenneté européenne, ces années sont formatrices pour apprendre aux jeunes à être ouverts, curieux et démocrates. Pourquoi s’en passer ? 

La plupart de ces projets concernent-ils l’apprentissage des langues ? 

Le Prix Hippocrène concerne toutes les matières et tous les types d’établissement, de la maternelle aux lycées généralistes, professionnels et agricoles. Nous tenons beaucoup au fait de laisser aux enseignants le maximum de liberté, avec un cahier des charges léger et adaptable. Il suffit d’avoir réalisé un projet avec au moins un établissement d’un autre pays. 

Les projets lauréats sont ingénieux et efficaces. Nous réfléchissons aux manières de les valoriser, ce qui permettrait à un maximum d’enseignants de s’en emparer, pourquoi pas partout en Europe ! 

Comment pensez-vous l’efficacité de l’action de la Fondation ? 

En tant que fondation aux moyens limités, nous essayons d’intervenir à des moments stratégiques des projets, sans hésiter à prendre des risques : au démarrage, pour un changement d’échelle, quand ils connaissent des difficultés. Notre état d’esprit est le suivant : « how to make it happen » ! 

Nous avons ainsi une stratégie dite du « premier chèque ». L’Observatoire de l’enseignement de l’Histoire en Europe, porté par Alain Lamassoure, a ainsi été soutenu par la Fondation à son lancement. Il est aujourd’hui porté et financé par le Conseil de l’Europe. C’est par ailleurs un bon exemple du « unis dans la diversité » que je mentionnais : aucun pays européen ne présente notre histoire commune, nos conflits, de la même manière. 

Plutôt qu’enseigner une Histoire unique, ce projet propose aux différentes nationalités de confronter leurs visions, d’assumer leurs identités et leurs différences. Le projet européen n’est pas une Europe qui dissout les identités, mais une Europe qui se nourrit des identités. 

Quelles sont les évolutions que vous avez pu observer dans les projets soutenus depuis trois décennies ? 

Je vais être schématique : dans les années 1980-90, la grande époque de Jacques Delors, l’Europe faisait rêver. À nos débuts, nous soutenions des initiatives relatives à la construction européenne. Après la crise du début des années 2000, les institutions européennes ont moins eu le vent en poupe. 

Ne sous-estimons pas les conséquences du rejet du traité constitutionnel européen1 . En dépit de la signature du traité de Lisbonne, les institutions européennes n’étaient plus considérées comme pleinement démocratiques par certains, alors pourquoi s’engager ? Et puis il y a eu la crise de la zone euro en 2008. L’Europe a été de moins en moins un sujet d’engagement pour les jeunes. 

Bien sûr, c’est plus que nécessaire que des associations, que nous soutenons d’ailleurs pour certaines, continuent de consacrer leur action au projet européen. Mais ces initiatives ne peuvent représenter à elles seules l’avenir de l’engagement citoyen européen de la jeunesse. Nous cherchons à susciter et accompagner un mouvement plus général : des associations françaises qui européanisent leur action. C’est dans cet esprit que nous avons créé l’écosystème Inspiring Young Europeans (IYE) avec une vingtaine de structures. 

Qu’entendez-vous par européaniser son activité ? 

L’association commence par travailler à européaniser ses pratiques, activités et programmes. Puis, elle recherche des homologues européens. Une rencontre se produit, des synergies se créent. Ensemble, ces structures décident de porter une cause commune au niveau européen. 

Cette démarche est par exemple incarnée par l’Afev et Article 1, deux grandes associations françaises qui font partie de IYE. Avant le COVID-19, elles étaient allées voir ce qui se faisait dans d’autres pays européens en matière de mentorat. En parallèle, afin de pouvoir promouvoir le mentorat en France, elles ont fondé avec six autres structures le collectif Mentorat, porteur, avec le Gouvernement, d’une politique publique novatrice nommée « 1 jeune — 1 mentor ». 

Grâce à un financement Erasmus et à l’impact de la création de cette politique en France, inspirante pour d’autres pays européens où elle n’existait pas encore, elles ont aussi travaillé avec des associations de 9 pays à la définition d’une association européenne : Mentoring Europe. Le groupe a présenté des demandes au nom de toutes les associations de mentorat européennes à la Commission et au Parlement, pour que le mentorat devienne une politique publique européenne. 

Il s’agit d’une démarche typique créant un véritable embryon de société civile européenne : donner les moyens aux associations représentatives d’une thématique de travailler ensemble pour définir leurs objectifs, leurs attentes, et les transmettre aux responsables des politiques publiques européennes. 

Pour vous, la société civile européenne ne serait donc qu’embryonnaire ? 

Aujourd’hui, il n’existe pas de société civile européenne à proprement parler. Au milieu du XIXe siècle, les actions combinées du chemin de fer, de l’imprimerie industrielle et des droits d’auteur ont fait émerger une culture européenne de masse. Un superbe ouvrage décrit ce processus : The Europeans d’Orlando Figes2 . L’Europe a ensuite été traversée par les nationalismes et deux guerres mondiales. 

Aujourd’hui, il n’existe pas de société civile européenne à proprement parler.

Au début des années 1950, la construction européenne a mis la culture de côté. Elle s’est d’abord appuyée sur la mise en commun du charbon et de l’acier, matières premières essentielles à l’industrie de l’armement, et a été fondée ensuite sur une intégration par l’économie avec le marché commun puis l’euro. 

La croyance était qu’avec des intérêts économiques convergents, les populations feraient société. Mais une société ne peut pas se construire uniquement avec des homo economicus. 

Que faudrait-il pour généraliser ces occasions de « faire société civile » ? 

Le premier pas serait qu’une majorité des Européens s’engagent dans leur vie quotidienne, avec des citoyens d’autres pays européens. Faire association, au premier sens du terme, permet d’expérimenter que la richesse vient des différences. Dialoguer en plusieurs langues et avec des personnes d’horizons différents est à la fois exigeant et enrichissant. 

Cela rejoint l’esprit des pères fondateurs : l’Europe a été construite pour abandonner l’esprit de domination. Dès la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), un pays plus puissant ne doit pas pouvoir imposer ses vues, mais contribuer au dialogue pour aboutir à une position commune3

Faire association, au premier sens du terme, permet d’expérimenter que la richesse vient des différences.

C’est ce que nous recherchons au niveau de la société civile : une vraie pratique européenne où chaque avis est respecté. Sur n’importe quel sujet, les approches de jeunes Polonais ou Portugais sont complémentaires et permettent d’enrichir nos pratiques.

 Systématiser un engagement associatif européen pour les jeunes serait un deuxième moment fort d’échanges après l’école. Une troisième étape, hors du cadre d’action de la Fondation, est la formation professionnelle qui commence à s’européaniser notamment grâce aux nouveaux programmes Erasmus+4

Il s’agirait donc que chaque citoyen ait à plusieurs moments de sa vie l’occasion de « faire avec » des Européens d’autres pays. 

Oui ! Mais nous avons également besoin d’une meilleure information sur l’Europe. De nombreuses initiatives existent, mais peu sont connues du grand public. Nous soutenons par exemple euradio, une radio associative qui chausse des lunettes européennes sur tous les sujets du quotidien, et qui diffuse un programme musical différent, celui des petits labels européens qui sont peu ou pas diffusés. 

Un autre magnifique projet que nous soutenons est le Grand Continent, la revue européenne de référence en géopolitique. Sa ligne éditoriale est de penser les sujets qui sont à l’échelle européenne à l’échelle continentale, et non pas à l’échelle nationale ou locale. En quelques années, plus de 2 000 contributeurs s’y sont penchés sur des sujets majeurs. 

Un dernier point pour bâtir une société civile européenne : investir dans la culture. Des initiatives majeures doivent être prises par les institutions européennes et les États. L’idée est de Giuliano da Empoli, auteur du Mage du Kremlin5 , ancien Maire-Adjoint à la Culture de Florence, et contributeur du Grand Continent, qui a écrit en 2020 un article sur la relance culturelle de l’Europe en s’appuyant sur l’expérience des États-Unis dans les années 19306

Après la crise, les Américains étaient une population morcelée. Le New Deal, le plan de relance de l’économie américaine, a aussi été l’occasion de remédier à cette fragmentation. Une partie du budget a été attribuée à des photographes, romanciers, musiciens, cinéastes… Ils devaient raconter la manière dont ils avaient vécu la crise et la reconstruction du pays. Ces oeuvres ont permis de reconstituer une unité patriotique. 

Giuliano da Empoli suggère de faire de même pour le Green Deal européen : dédier une partie de ce plan aux artistes européens pour qu’ils le racontent et apprennent aux Européens à se connaître. Les citoyens habitant au pied du Mont-Blanc et dans les polders des Pays-Bas, tous en première ligne des conséquences du changement climatique, vivront une transition différente, importante à partager. 

Concert de la 9e symphonie de Beethoven en plein air. © Francesco Cirigliano
Concert de la 9e symphonie de Beethoven en plein air. © Francesco Cirigliano

Nous revenons donc à la naissance d’une culture européenne de masse que vous mentionniez plus tôt. 

Pour qu’une société civile européenne se développe, l’Européen doit passer d’un homo economicus à un homo artisticus. J’emprunte ces mots au président fondateur du Centre européen de musique (CEM), Jorge Chaminé. Nous ne sommes pas que des consommateurs ou des producteurs ! 

Pour qu’une société civile européenne se développe, l’Européen doit passer d’un homo economicus à un homo artisticus.

Nous avons besoin de vrais projets culturels européens, en nous appuyant notamment sur le formidable ADN musical de notre continent. Les plus grands compositeurs de l’histoire étaient foncièrement Européens, bien plus qu’Italiens, Autrichiens ou Français. La musique est un langage universel, elle crée des ponts. « Let’s empower music », permettons à la musique de changer le monde comme dit le Centre européen de musique. 

Un exemple flagrant est notre actuel hymne : l’Ode à la joie de Beethoven. L’une des inspirations de Beethoven était le poème de Schiller « À la Joie » et plus précisément l’extrait « Tous les hommes sont frères… » 7

Cet hymne nous met en garde contre les nationalismes, les velléités de repli sur soi. En mai prochain, nous célébrerons le bicentenaire de la première de la neuvième de Beethoven et donc de la première de l’Ode à la joie. 

Quelle meilleure fête pour cet hymne européen qui célèbre l’unité dans la diversité ?

  • 1Le 29 mai 2005, les Français votent à 55 % contre le traité constitutionnel européen. Le 2 juin suivant, les Hollandais rejettent à leur tour le traité. En 2007, le président d’alors Nicolas Sarkozy a pourtant fait ratifier le traité modificatif de Lisbonne par voie parlementaire qui conserve l’essence du projet constitutionnel, comme cela a été le cas dans les 27 pays.
  • 2Orlando Figes, The Europeans, Metropolitan Books, 2019.
  • 3Fondée en 1951, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) est composée de six pays : la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, l’Italie, l’Allemagne de l’Ouest et la France. Régie par des instances supranationales, cette mutualisation du charbon et de l’acier pose les bases de l’intégration européenne.
  • 4Le programme Erasmus + permet la mobilité des apprenants de la formation à l’échelle européenne. En 2022, l’Agence Erasmus+ France/Éducation Formation a financé 136 135 mobilités Erasmus+.
  • 5Giuliano da Empoli, Le Mage du Kremlin, Gallimard, 2022.
  • 6Giuliano da Empoli (Groupe d’études géopolitiques), Sept idées pour un plan de relance culturel de l’Union, 6 juillet 2020, [en ligne].
  • 7Friedrich Schiller, « Au plaisir », Poésies de Schiller, Traduction par Xavier Marmier, Charpentier, 1854.
Entretien