L’héritage d’une histoire tumultueuse
En France, les rapports des responsables associatifs avec les élus et les fonctionnaires demeurent marqués par l’histoire de la reconnaissance du fait associatif. Du point de vue des relations entre associations et pouvoirs publics, il est possible de distinguer trois périodes.
La première, de 1789 à 1901, se caractérise par la difficile conquête du droit d’association. Ce dernier ne figurait pas dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
De la Révolution française, on retient généralement l’interdiction des coalitions et corporations par la loi Le Chapelier en 1791. Les espérances démocratiques issues du mouvement associationniste au milieu du XIXe et la reconnaissance du droit d’association en 1848 ne résistèrent pas à la répression du Second Empire.
Il fallut attendre 1901, soit 34 ans après la légalisation de la société anonyme et de la société coopérative à participation ouvrière (1867) et 17 ans après la reconnaissance des syndicats (1884), pour que le droit de toute personne de s’associer sans autorisation soit pleinement établi.
Cette histoire continue d’imprégner l’imaginaire politique français. Les figures de l’intérêt général demeurent incarnées soit par les élus dont la légitimité vient des urnes et les fonctionnaires dont le statut et les obligations garantissent leur neutralité, soit par des manifestations épisodiques du « peuple» dans la rue. Entre les deux, les corps intermédiaires que sont les associations sont périodiquement sommés de faire la démonstration que leurs actions présentent un caractère d’intérêt général et ne recouvrent pas des intérêts particuliers ou catégoriels.
La deuxième période, de 1901 à 1970, est celle où les interactions entre les associations et l’État se sont structurées sectoriellement. Elles ont façonné de nouveaux domaines de l’action publique tels que l’éducation populaire, le tourisme social, l’action médico-sociale, le sport, la préservation de la nature et de l’environnement, etc.
Codifiée à partir de 1945 sous la tutelle de l’État, cette organisation de l’action associative par domaines d’activité a eu pour contrepartie d’invisibiliser les associations comme fait social singulier et comme force politique autonome.
Nous sommes doublement héritiers de cette période parfois présentée comme un compromis entre l’État et le marché1 ne laissant guère de place au fait associatif.
Se calquant sur le modèle centralisateur de l’État, cette structuration sectorielle a favorisé l’apparition de fédérations ou de confédérations associatives à même de négocier avec les ministères les règles et les conditions de leurs interventions.
Aujourd’hui encore, la segmentation des politiques publiques2 cadre les représentations comme les intérêts d’une grande partie des acteurs associatifs et canalise leurs demandes et interpellations auprès des pouvoirs publics.
La dernière période, de 1970 à nos jours, correspond à la forte croissance numérique des associations, mais surtout à un intérêt politique, scientifique et médiatique grandissant pour le phénomène associatif. Elle s’est d’abord caractérisée par l’organisation transversale et territoriale de ce que les institutions comme les acteurs vont nommer «la vie associative».
Le regroupement progressif des fédérations sectorielles autour de la promotion du statut associatif va aller de pair avec des tentatives de structuration institutionnelle d’un dialogue avec l’État. La création du CNVA3 en 1983, qui deviendra en 2009 le HCVA4 , l’augmentation du contingent des représentants associatifs au Conseil économique, social et environnemental, la signature de la charte des engagements réciproques en 2001 et sa relance en 2014 en ont été les principaux points d’orgue.
Cette période est aussi celle de la décentralisation qui a indéniablement favorisé le développement de nombreuses associations de proximité. Les sources et les opportunités de reconnaissance et de financements auprès des collectivités locales se sont démultipliées à différentes échelles diversifiant et complexifiant les relations aux pouvoirs publics.
Promesses et limites du dialogue civil
« Faire reconnaître le monde associatif comme un corps intermédiaire à part entière pour un dialogue civil au service de l’intérêt général »5 est une revendication récurrente du mouvement associatif depuis les années 1990.
Cette proposition tente d’institutionnaliser les associations comme les interlocuteurs permanents des pouvoirs publics. En cela, elle se démarque de processus d’élaboration et de décisions politiques qui renvoient les associations soit à des groupes d’intérêts privés, soit à des prestataires de services.
Reste que les soubassements conceptuels et normatifs du dialogue civil ne sont pas toujours explicités.
Le dialogue renvoie à un répertoire d’action constructif, sinon consensuel. Il sous-tend un idéal de démocratie délibérative pacifié qui met à distance le répertoire contestataire (grève, manifestation, pétition, sit-in, etc.) mis en avant par la sociologie des mouvements sociaux6 .
Cette vision n’est pas sans entrer en résonnance avec l’éthos de nombreux responsables et acteurs associatifs, animés par la volonté d’agir pour ou avec plutôt que d’agir contre.
Pourtant, bien que minoritaires, les associations sont aussi le support de postures critiques et d’actions collectives conflictuelles, non sans effets sur les décisions des pouvoirs publics. Plutôt que de les opposer théoriquement et stratégiquement, l’enjeu est sans doute de penser les conditions d’une articulation possible entre dialogue et contestation.
En contrepoint, l’idéal du dialogue civil interroge le mouvement associatif quant à la possibilité et la pertinence d’un recours au registre contestataire dans des contextes d’instrumentalisation explicite des associations ou de restrictions manifestes des libertés associatives.
Idéologiquement, le dialogue civil s’inscrit dans un courant plus large qui a cherché depuis les années 1980 à infléchir le républicanisme étatique à la française vers une social-démocratie élargie où la décision publique ferait une large place à la concertation avec des représentants sociaux (patronats, syndicats, associations).
Le dialogue civil a été pensé comme l’extension à des enjeux sociétaux d’un dialogue social historiquement centré sur les relations professionnelles. La contrepartie est que les fédérations et confédérations associatives se regroupent pour devenir des organismes représentatifs dans le cadre d’instances consultatives idéalement intégrées au processus d’élaboration des politiques publiques. Il est néanmoins commun de dire que le modèle social-démocrate est en crise, y compris dans ses versions scandinave ou allemande.
Sa greffe peine à prendre en France au vu de la prégnance sur la culture gouvernementale issue du présidentialisme de la Ve République, parfois qualifiée de « monarchie républicaine »7 .
Il convient alors de revenir sur les avancées et les apories du dialogue civil entre associations et pouvoirs publics.
Parmi les apports indéniables, indépendamment d’un impact réel sur les décisions publiques, les différents conseils comme le CNVA ont indirectement participé à la structuration du mouvement associatif. D’une certaine manière, la création de la CPCA8 dans les années 1990 peut s’interpréter comme un acte fondateur d’autoreprésentation d’un regroupement de fédérations en réaction à des instances consultatives où les représentants associatifs étaient nommés par le gouvernement.
Aussi imparfaits soient-ils, ces espaces de dialogue ont aussi facilité le cadrage d’enjeux transversaux aux problématiques sectorielles et permis de nourrir et de diffuser des argumentaires et expertises collectifs par la production et diffusion de nombreux avis, rapports, propositions, etc.
De même, à l’échelle locale, des élus à la vie associative existent désormais dans la plupart des grandes collectivités locales. Des maisons des associations ont été créées depuis les années 1990 et des conseils locaux de la vie associative ont été expérimentés depuis les années 2000.
Mais l’institutionnalisation d’un dialogue entre associations et pouvoirs publics se heurte à de nombreuses limites.
La première tient à son caractère consultatif. La volonté politique et l’intérêt des administrations sont pour le moins variables d’un gouvernement à l’autre. Les conseils et autres comités ne font pas toujours l’objet de saisines sur les législations importantes. De fait, rien n’oblige les gouvernants à tenir compte des avis émis et des propositions écrites.
D’où une seconde limite : le risque pour les responsables associatifs de se focaliser sur la création et la composition d’une instance de dialogue plutôt que sur la formulation et la mise en œuvre collective d’actions concrètes.
Les difficultés à fonder une représentativité associative légitime constituent une troisième limite.
La contrepartie du «boom associatif» de ces dernières décennies a été l’affirmation d’associations locales non affiliées à des fédérations sectorielles. En outre, la légitimité à être l’interlocuteur des pouvoirs publics s’est diversifiée, ne reposant plus uniquement sur le nombre d’adhérents, mais aussi sur l’expertise à produire des connaissances et formuler des propositions, la qualité et l’utilité sociale des services proposés, la capacité d’intermédiation et d’expression de telle ou telle population, etc.
Enfin, les fédérations associatives n’échappent pas aux critiques adressées aux corps intermédiaires dits «représentatifs». Le dialogue civil peut apparaître pour certaines associations locales comme une conception élitiste qui monopolise la relation aux décideurs publics.
Certaines collectivités locales mettent en outre en place des dispositifs de démocratie participative cherchant à impliquer directement les habitants sans toujours passer par des associations parfois considérées comme insuffisamment représentatives de l’ensemble de la population.
Du dialogue à la co-construction de l’action publique
Pour conclure, nous mettrons en perspective le dialogue civil avec les enseignements de recherches récentes sur la co-construction de l’action publique9 . Nous définissons la co-construction comme «un processus institué de participation ouverte et organisée d’une pluralité d’acteurs à l’élaboration, à la mise en œuvre, au suivi et à l’évaluation de l’action publique ».
- La co-construction ne se réduit pas à une simple procédure consultative en cherchant un accord entre parties prenantes au-delà d’un recueil sans engagement d’avis ou de points de vue ;
- elle ne vise pas principalement à créer une instance de dialogue ou à signer une charte, mais bien à élaborer une politique publique, sectorielle ou locale ;
- elle implique rarement la codécision qui relève in fine d’une instance représentative et souveraine où siègent des élus et la cogestion de l’argent public, atténuant sans l’annuler le principe « qui paie décide» souvent invoqué par les décideurs publics ;
- les exemples de co-construction sont plus nombreux au moment de la genèse d’une politique dont le référentiel est peu stabilisé : ils sont plus pertinents à l’échelle locale et plus rarement opératoires au niveau étatique ;
- le dialogue entre organismes représentatifs de la société civile et pouvoirs publics n’est qu’un type de co-construction, d’autres favorisant la participation directe des associations non affiliées, citoyens et usagers.
La volonté, les profils et le positionnement des élus, mais aussi l’ouverture et l’acculturation des agents rendent la pérennité des processus de co-construction dépendante des configurations politiques locales. La mise en œuvre d’une co-construction tient parfois de la nécessité stratégique ou de l’intérêt bien compris des élus et des techniciens de collectivités locales qui ne disposent pas toujours en interne des relais politiques et des ressources administratives.
Sur des domaines récents de l’action publique ou des compétences fragilisées, le recours à l’expertise et les contributions de la société civile locale sont des conditions pour pouvoir négocier une capacité d’action au sein du système politico-administratif local.
La capacité des acteurs associatifs à construire des collectifs locaux, interlocuteurs des pouvoirs publics, est une autre condition décisive. Aussi la préservation d’espaces de délibération autonomes et non institutionnels, animés par les acteurs et articulés aux instances officielles de concertation, est-elle une exigence pour construire une contre-expertise citoyenne.
Le copilotage du calendrier, de l’animation et de la formulation des objectifs comme des recommandations est un principe méthodologique utile pour se prémunir des tentatives de récupération. Enfin, si une éthique de l’écoute et de la bienveillance est nécessaire au changement de posture des parties prenantes, elle doit s’articuler à une capacité à identifier les désaccords et à gérer positivement les éventuels conflits.
- 1Jean-Louis Laville, Politique de l’association : engagement public et économie solidaire, éditions du Seuil, 2010.
- 2Pierre Muller, «Secteur», dans Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot et Pauline Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Presses de Sciences Po, 2014, p. 591-599.
- 3Conseil national de la vie associative (CNVA).
- 4Haut Conseil à la vie associative (HCVA).
- 5Extrait de l’article 3 des statuts de la CPCA.
- 6Voir par exemple Éric Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, La Découverte, 2002, ou Mario Diani et Ivano Bison,«Organizations, coalitions, and movements», Theory and Society, n°33, 2004, p. 281-309.
- 7 Maurice Duverger, La Monarchie Républicaine, Robert Laffont, 1974.
- 8Conférence permanente des coordinations associatives.
- 9Laurent Fraisse, «Co-construire l’action publique», Revue de la gouvernance publique, n° 113, 2019, pp.110-115. et Laurent Fraisse «Co-construire l’action publique. Apports et limites des politiques locales de l’Économie sociale et solidaire en France», Revue politiques et management public, n°34, 2017, p. 101-116.