Innovation sociale Économie sociale et solidaire

Des acteurs ESS innovants sur les territoires ?

Tribune Fonda N°233 - Les clés de l'innovation sociale - Mars 2017
François Rousseau
François Rousseau
Les territoires semblent aujourd’hui le « lieu » où se réinventent et s’expérimentent de nouvelles formes de démocratie, de nouvelles manières de produire et de consommer, de travailler, d’échanger, de faire société et d’éduquer, de lutter contre les inégalités, avec une présence souvent forte dans ces initiatives des structures de l’économie sociale. Celles-ci sont d’ailleurs considérées par de nombreux élus, collectivités territoriales et institutions, dont la Commission européenne, comme les principaux acteurs à soutenir au titre d’une politique d’innovation sociale dans les territoires, et notamment pour en renforcer l’attractivité . D’autant que, depuis une quinzaine d’années, de nombreux travaux mettent en évidence les liens entre l’innovation sociale et le développement territorial .

Cependant, cette question ne peut recevoir de réponse tranchée, dans la mesure où, derrière le terme générique d’ESS se cache une forte disparité de types de structures (des fondations aux coopératives, en passant par les mutuelles, les associations locales, les associations d’utilité sociale, de gestion de services…), comme d’objets sociaux et de pratiques.

Pourtant des acteurs de l’économie sociale peuvent contribuer à l’innovation sociale territoriale sur quelques problématiques ciblées. Celles-ci sont décisives, non seulement pour le développement et l’attractivité des territoires, mais également pour l’avenir de notre société. Encore faudrait-il en réunir un certain nombre de conditions de réussite.
 

L’innovation sociale territoriale en quelques mots


Mais que recouvre la notion d’innovation sociale et plus précisément la notion d’innovation sociale territoriale ?

Nous caractériserons l’innovation sociale au travers du prisme de sept critères indissociables :

  • elle répond à des besoins non ou mal pris en compte ;
  • elle résulte d’un processus collectif, de la mobilisation d’une diversité d’acteurs qu’elle contribue à provoquer, l’innovation sociale ne pouvant être considérée comme telle que si elle est partagée ;
  • elle se traduit comme toute innovation par le recours à des solutions qui activent de nouveaux « paradigmes » : nouvelles manières de faire, d’agencer les moyens et les ressources, de coopérer, d’organiser les idées… En ce sens, elle se fonde sur une remise en question de représentations dominantes, voire sur une nouvelle vision du monde, dans tous les cas sur un croisement des savoirs et des expertises, sur une certaine « interdisciplinarité » ;
  • elle optimise le capital social, matériel et immatériel du territoire, de l’organisation, de l’entreprise, du collectif où elle s’exerce ; on constate quand on analyse de près une innovation sociale que son projet ne préexiste pas au collectif qui le met en œuvre, et qu’elle en est plutôt la résultante, qui évolue dès lors que s’agrègent de nouveaux acteurs ;
  • elle est anticipatrice des évolutions en cours, des limites et risques de nos modèles de développement, politiques publiques et représentations sociales qu’elle contribue à faire évoluer ;
  • elle crée des effets d’entraînement profonds qui vont impacter durablement le devenir et la vie des organisations, des territoires, des sociétés où elles sont mises en œuvre, comme leurs valeurs de référence ;
  • ses effets sociétaux sont « positifs », elle est utile socialement, elle est tournée vers l’humain.

Nous ne pensons pas qu’il existe une spécificité de l’innovation sociale territoriale. Dire d’innovations qu’elles sont « territoriales » ne signifie pas que celles-ci seraient territorialisées, comme le sont nombre de politiques publiques. Cela signifie plutôt que le territoire est le « milieu » où ces innovations émergent. Le territoire n’est pas à comprendre ici au sens spatial du terme.

Il s’agit du territoire en tant que réalité politique, en tant que « réalité sociale, culturelle et économique », en tant que « réalité vécue », en tant que « réalité agie ». Ce « milieu » présente quelques caractéristiques qui font qu’il est un terreau souvent favorable à l’innovation. De nombreux travaux qui visent à comprendre ce fait, insistent sur l’idée que le territoire est le lieu de la proximité et, en tant que tel, propice au partage, aux coopérations et à l’engagement. Ils montrent comment la nature des relations et synergies qui structurent le « milieu » créent ou non un système favorable à l’innovation. Nous insisterons de notre côté sur le fait que le territoire offre plus de facilités d’un changement systémique, qui est la finalité ultime de l’innovation sociale .

À l’échelle d’un territoire, il est en effet possible d’agir sur les différentes composantes de la vie locale : économique, sociale, environnementale, culturelle, ses formes de « gouvernance ». Il est également possible d’y agir certes avec ses habitants, mais aussi et simultanément, avec et sur leur milieu : leur environnement social, les interactions qui y sont à l’œuvre, les politiques publiques. À l’échelle d’un territoire enfin, il est plus « facile » qu’à une autre échelle d’agir sur les représentations sociales et pratiques dominantes, de les mettre collectivement en mouvement. La créativité peut être au rendez-vous, et le territoire peut fonctionner comme un lieu d’expérience collective, avec le sentiment, pour ceux qu’elle mobilise, de pouvoir agir sur leur présent et changer leur avenir, de construire la société de demain.
 

Des problématiques cruciales à investir par l’ESS


Sur un ensemble de problématiques ciblées et cruciales, l’ESS peut contribuer à l’innovation sociale territoriale. Nous nous concentrerons ici plus particulièrement sur les problématiques du vivre ensemble, qui constituent notre principal champ d’intervention. L’innovation sociale territoriale se cristallise d’ailleurs particulièrement dans ces domaines, y compris au travers de dynamiques institutionnelles. En témoignent certaines démarches de conventions territoriales globales ou de maisons de service au public, voire de conseils citoyens. La Convention territoriale globale est une démarche proposée par la CNAF dont l’objet est de mettre en place une politique globale dans les domaines de l’action sociale famille. Certaines MSAP tendent à fonctionner comme de véritables services « intégrés » qui viennent profondément renouveler la relation au public et les modes de coopérations entre institutions et associations. D’une manière générale, ces problématiques cruciales sont : le sentiment d’inutilité sociale de nombre de nos concitoyens, les solidarités de proximité, l’inclusion sociale territoriale, l’animation sociale du territoire, et au final, son attractivité.

L’attractivité d’un territoire, si on ne la considère pas que d’un point de vue strictement « économique », mais également du point de vue des habitants, au sens large, ne résulte pas que de ses emplois et services. Elle résulte aussi du sentiment que l’on pourra certes y travailler et résider, mais si possible, y vivre (rencontrer, découvrir, partager, agir, s’engager) et d’une certaine manière y « appartenir ». De ce point de vue, l’animation de la vie sociale est une question cruciale pour le développement des territoires dans les années à venir. L’enjeu est de favoriser les rencontres et les échanges, de favoriser la construction quotidienne par chacun de son territoire en investissant des enjeux prioritaires tels que l’accueil des nouveaux habitants ou encore l’isolement social.

L’investissement renouvelé par la CNAF et la Fédération des centres sociaux des problématiques d’accueil va dans le sens de la création d’espaces plus inclusifs : l’accueil n’est pas le fait d’une personne, mais d’une équipe, composée tout autant de professionnels que de bénévoles. L’habitant est invité à participer à des coopérations citoyennes sur les sujets les plus divers, au regard de ses centres d’intérêt et ressources. Certaines démarches de théâtre communautaire poussent aussi particulièrement loin le fait de proposer des espaces d’inclusion sociale qualifiants avec des effets significatifs sur l’attractivité du territoire .

De leur côté, les démarches au travers desquelles de jeunes étudiants s’investissent auprès de séniors et où ces derniers s’engagent à aider ces jeunes dans leur parcours, ou celles des jardins partagés, créent de nouvelles solidarités tout en permettant à chacun de (re)construire son utilité sociale.
 

Des conditions de réussite


De par son système de valeurs, l’ESS a toute sa place dans ces initiatives. Encore faut-il réunir un certain nombre de conditions pour s’emparer des problématiques précitées avec tout « l’empan » nécessaire. L’une d’entre elles est de refonder l’action territoriale de l’ESS à l’aune de ses valeurs et du projet sociétal. Une grande partie des structures de l’ESS a été malmenée et se malmène : mobilisation anecdotique des « usagers », faiblesse des pratiques coopératives, application d’approches marketing à son action et à sa communication, course aux subventions, gestion déléguée de services publics. Sa « professionnalisation » s’est quelquefois traduite par une perte de l’inspiration et de l’engagement militants dans des secteurs aussi divers que l’animation ou la lutte contre les violences faites aux femmes. Elle cautionne quelquefois des pratiques et représentations qui n’aident pas à faire société, comme quand elle ignore les ressources d’engagements des habitants, monopolise la parole dans les instances de représentation citoyenne, stigmatise le « monde » de l’entreprise.

Certaines structures de l’ESS se malmènent également dans leurs priorités, quand elles se centrent sur la pérennité de leurs organisations, aux dépens du projet de société et de ses valeurs. Comment, en cohérence avec nos valeurs et en anticipant sur les évolutions en cours, imaginer et bâtir un projet de société avec les habitants de ce territoire, la diversité de ses acteurs, de leurs ressources et potentiels ?

Telle pourrait être la question fondatrice de démarches d’innovation sociale territoriale de l’ESS. Heureusement, des acteurs de l’ESS ouvrent la voie au champ des possibles, en résonnance étroite avec le territoire, comme par exemple dans le tourisme social, dans certains centres sociaux ou espace de vie sociale , au travers d’associations, souvent créatrices d’emplois, qui fédèrent ses membres autour d’un « projet solidaire » : force de conviction et territorialité du projet de société, actions intergénérationnelles et multi-acteurs, diversification des sources de financement ou autofinancement, quelquefois vision anticipatrice.

La deuxième condition que nous détaillerons dans cet article est sans doute la plus décisive. Il s’agit d’instaurer une véritable relation partenariale, et oserai-je dire « d’égal à égal », avec les pouvoirs publics. L’innovation sociale territoriale suppose une action simultanée auprès des habitants mais aussi sur leur milieu, et du même coup auprès des pouvoirs publics. La problématique de la lutte contre l’isolement des aînés est à ce titre parlante . Aller à la rencontre des aînés, faire des visites à domicile, tout comme les inciter à s’inscrire et à se faire accompagner à des activités, c’est important, de même que de les initier au numérique et aux nouvelles technologies. Mais l’isolement des aînés n’est pas qu’une affaire de repli sur soi, de perte d’autonomie ou de non maîtrise du numérique. Il s’enracine aussi dans la perte des liens familiaux et sociaux, dans un sentiment de solitude face à la perte d’autonomie et à la fin de vie, dans un sentiment profond d’inutilité sociale.

Ce n’est qu’en mobilisant les proches (enfants, voisins, commerçants, professionnels des services à domicile) dans une démarche d’attention et d’écoute, qu’on contribue efficacement à sortir les aînés de leur isolement. Mais également en les « attirant » : en les rendant visibles dans l’espace public, en leur permettant d’y être acteurs, sur un pied d’égalité avec d’autres habitants… L’action auprès des pouvoirs publics est ici un ingrédient décisif de l’innovation sociale territoriale, a minima pour faire évoluer les dispositifs centrés aujourd’hui pour l’essentiel sur la perte d’autonomie, les services à domicile, l’aide aux aidants. Dans un contexte d’augmentation de la durée de vie, et de dilution des liens familiaux, c’est une politique anticipatrice que de soutenir les actions solidaires et intergénérationnelles de proximité, les actions qui donnent aux aînés et à leurs actions la visibilité requise dans l’espace public.

Des conditions sont également à réunir du côté des politiques publiques pour que l’Ess puisse jouer tout son rôle en termes d’innovation sociale territoriale. La question des financements est selon nous l’arbre qui cache la forêt. Parmi ces conditions, on trouve bien sûr la transversalité, ou plus précisément le besoin d’un peu plus de « systémie » dans le développement des territoires. Il serait à ce titre opportun d’en finir définitivement avec le mythe de l’État Providence, et du même coup avec les postures et positionnements qui en découlent. Ce serait le sujet d’un article, d’un essai ou d’une thèse que de l’illustrer et de le démontrer. Mais, pour le dire en quelques mots : le développement des territoires se fait aujourd’hui et se fera demain, avec leurs habitants, ou ne se fera pas. Renversement de paradigme au travers duquel l’État et les élus des collectivités locales, considérant que le devenir du territoire résulte en premier lieu de l’engagement de ses habitants à le construire, appréhenderont les enjeux d’un territoire à partir de ses forces et ressorts sociaux.

L’auteur tient à remercier Eva Jordan pour son aimable relecture et ses suggestions.

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