Inscrit dans la séquence électorale de 2017, le récent débat sur le revenu universel a suscité des réactions vives, épidermiques même, dépassant rarement, d’un côté ou de l’autre, le registre de la croyance. Or, pour aborder ce sujet, il importe de comprendre comment la proposition d’un revenu universel vient interroger nos représentations et nos modèles de société, en questionnant dans ses fondements le socle de notre pacte social.
Le revenu universel entraînerait avec lui une remise à plat de notre modèle de protection sociale, en même temps qu’il interroge notre façon de répartir les richesses, et vient percuter notre conception du travail et de sa reconnaissance.
L’idée d’une cartographie des controverses est de rendre possible cette interrogation, en fournissant non pas un guide, mais des repères, pour permettre à tout citoyen concerné de s’orienter parmi les arguments, et de se doter d’un avis construit. Un tel avis ne consistera pas tant en une prise de position pour ou contre, qu’en une conception de ce qui doit fonder notre pacte social, et des propositions, voire des pistes d’action, pour y conduire.
→ Découvrir la cartographie des principaux arguments en jeu dans le débat sur le revenu universel
Quelle place pour le travail ?
S’il est une notion que le revenu universel vient interroger en profondeur, il s’agit bien de celle de travail. Le travail occupe aujourd’hui une place centrale dans nos sociétés. Bien que nous soyons dans un contexte de chômage persistant, et bien qu’il ne soit souvent considéré que comme un facteur de coût par les approches économiques, il n’en reste pas moins le moyen privilégié d’insertion. C’est par le travail que les individus s’insèrent dans la société, en accédant à leur autonomie grâce aux revenus qu’ils en tirent et qu’ils bénéficient ainsi d’une forme de reconnaissance sociale.
La centralité du travail dans nos sociétés est cependant percutée par des évolutions que le débat sur le revenu universel permet de mettre en lumière.
La première de ces interrogations porte sur le fait de savoir si nous assistons à la fin du travail, dans un contexte de forte automatisation, où de plus en plus de tâches se voient confiées à des robots ou des algorithmes. Sans trancher la question de savoir si les robots vont massivement remplacer le travail humain, force est de constater que les mutations technologiques entraînent avec elles une transformation profonde des activités humaines.
Cette dernière se traduit par une remise en cause des statuts qui encadrent le travail. L’emploi salarié productif reste la norme, mais on assiste à l’essor de nouveaux statuts d’activité, avec la multiplication de contrats précaires subis, ou encore, sur l’autre versant du spectre - mais pas nécessairement opposées - des formes d’entrepreneuriat individuel.
Cette multiplication des formes conduit à une mobilité croissante dans les parcours des individus ; elle soulève également un enjeu de formation tout au long des parcours, pour acquérir les qualifications nécessaires.
Demeure également un impensé de ces mutations du travail, que le revenu universel permet d’interroger directement. Quel statut et reconnaissance pouvons-nous accorder aujourd’hui aux formes de travail qui ne relèvent pas de l’emploi productif, au sens « industriel » du terme, mais sont néanmoins générateurs d’utilité sociale et donc d’une valeur forte ? La question se pose aujourd’hui plus spécifiquement pour les métiers du care, appelés à croître dans les prochaines années mais peu reconnus et valorisés sur le marché du travail.
Elle se pose également pour la multitude d’activités inscrites dans le champ du bénévolat, qui contribuent à la cohésion sociale et au dynamisme des territoires. Elle se pose enfin pour toutes les activités digitales auxquelles la multitude d’internautes contribue, par son « travail du clic », la plupart du temps à son insu et sans reconnaissance, fût-t-elle symbolique.
À ces interrogations, le revenu universel se présente comme une solution, en offrant le filet de sécurité permettant de financer des périodes de transition entre activités de différentes natures ; en offrant un complément de revenus pour les emplois aujourd’hui peu valorisés au sein des échanges marchands ; en offrant potentiellement la possibilité de se dégager du temps hors de la sphère productive pour se consacrer à d’autres activités.
D’autres approches de résolution de ces enjeux existent qui, en cherchant à accroître la sécurisation des parcours professionnels, ne divergent pas tant du revenu universel sur les objectifs que sur les moyens d’y parvenir.
Dans tous les cas, c’est à une interrogation dans ses fondements de notre modèle de protection sociale que nous sommes conduits.
Refonder notre modèle de protection sociale
La protection sociale, plus encore dans un contexte de chômage de masse, constitue un filet de sécurité. Avec un tiers de son PIB affecté à la dépense sociale, la France est la championne de la zone OCDE. Dans notre système, les revenus tirés du travail conservent le premier rang, les revenus de solidarité venant ensuite les compléter, ou s’y substituer. Selon les situations, la protection sociale permettra de compenser une perte de revenus ou bien, dans les situations où les personnes sont dans l’incapacité de travailler, permettra aux individus de subvenir à leurs besoins.
Notre constitution souligne ainsi à son article 11 que : « Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique et mental, de sa situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. » Notre protection sociale repose ainsi sur des mécanismes assurantiels, où chacun obtient des compensations face aux risques, lorsque cela est nécessaire, sur la base de sa contribution, mais elle prévoit aussi des minima sociaux, sous forme de revenu d’assistance. Elle ne se pense cependant pas uniquement par ses mécanismes financiers, mais repose également sur des dispositifs à destination de publics cibles.
Notre modèle de protection sociale connaît une situation de crise depuis plusieurs années, qui se manifeste notamment par sa situation déficitaire. Alors que son financement repose majoritairement sur le travail, il doit faire face depuis plusieurs décennies à une situation de chômage de masse. La crise de notre modèle ne se limite cependant pas aux questions financières.
Elle s’exprime également au travers de la complexité de son organisation administrative qui, couplée à la logique de contrôle adossée à la délivrance de certaines prestations, conduit à un important taux de non-recours.
Enfin, conçu au moment de l’après-guerre, notre modèle de protection sociale ne parvient plus à répondre à l’intégralité des nouveaux risques sociaux apparus au cours des dernières années.
À défaut de réformes de fond, et en privilégiant des ajustements paramétriques, il n’est pas parvenu à empêcher une polarisation entre insider et outsider, avec une concentration de l’ensemble des difficultés sociales sur une partie de la population.
Il doit donc répondre à un double défi : apporter des réponses aux nouveaux risques rencontrés par les individus ; être en mesure d’apporter des réponses à tous, en n’excluant personne de son champ.
En réponse à ces défis, le revenu universel s’articule à la promesse de garantir un filet de sécurité minimum accessible en toutes circonstances. En évitant tout caractère discriminant dont peuvent se voir doter les revenus d’assistance, par sa délivrance inconditionnelle, il élimine le problème du non-recours. Il connaît cependant différentes versions, avec un degré de protection variable, selon son montant. Sur un versant libéral, il est pensé avant tout comme un outil de simplification des mécanismes de protection sociale, en remplacement d’un certain nombre de protections1
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Sur une autre approche, centrée sur la reconnaissance, il est pensé comme un revenu non pour exister mais parce qu’on existe, pour constituer un socle contre la pauvreté et la précarité, que d’autres mécanismes peuvent venir compléter ensuite2 .
Une autre approche apparue dans les débats, excluant l’idée de revenu universel inconditionnel, repose sur la fusion des minima sociaux en une couverture socle avec des compléments de soutien selon les situations, pour une approche plus individualisée3 .
Pour une répartition équitable des richesses
Le revenu universel, dans la diversité de ses formulations, nous invite à interroger notre conception de la justice, prise ici au sens de l’exigence de remettre à chacun la part qui lui revient de la richesse produite collectivement, selon ses besoins et son mérite.
Elle suppose une reconnaissance de l’apport de la contribution de chacun à la société, et s’accompagne d’une idée de limitation des inégalités, ou a minima d’une garantie d’égalité des chances.
Le lien entre l’exigence de justice et la proposition de revenu universel trouve sa racine dans l’affirmation selon laquelle chacun bénéficie dès sa naissance d’un héritage commun, constitué des richesses naturelles et de l’accumulation du progrès au fil des siècles. Le revenu universel serait la manifestation de cet héritage commun, qui revient à parts égales à chacun.
Outil de redistribution des richesses, la fiscalité est un moyen pour répondre aux exigences de justice. Plutôt qu’instrument de remise en cause du travail, ainsi qu’il a été souvent présenté tant par ses détracteurs que par ses soutiens, le revenu universel est avant tout une proposition de remise à plat de notre fiscalité, dans un souci de simplification, mais aussi de justice, en offrant à chacun un revenu égal, qui fera ensuite l’objet d’ajustement selon les autres revenus perçus4
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D’autres propositions vont plutôt dans le sens d’une dotation initiale des individus à leur entrée dans l’âge adulte, pour leur permettre de mener un projet de formation, ou autre, pour constituer un capital de départ associé à une série de droits rechargeables5
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D’autres enfin mettent en avant que plutôt que le revenu c’est l’accès aux services publics qui doit être universalisé, pour garantir une réponse concrète et accessibles à tous aux nouveaux risques sociaux6
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Lié à la notion de justice, le revenu universel incite au final à ouvrir une réflexion sur la notion de richesse, en vue de savoir ce qui la définit et quelles sont les activités qui y contribuent. Le revenu universel vient percuter de plein fouet l’approche courante qui inscrit la richesse dans le champ de l’échange marchand, pour interroger notre capacité à reconnaître des activités socialement utiles, mais non productrice de richesses au motif qu’elles ne seraient pas rattachées à une valeur pécuniaire.
Les tenants du revenu universel font ainsi régulièrement valoir que le celui-ci peut permettre de libérer du temps pour des activités associatives ou d’engagement. Des propositions alternatives au revenu universel reposent sur l’instauration d’un revenu de participation ou d’un revenu contributif7 , qui permet de rétribuer la contribution de chacun à un effort collectif inscrit dans le registre de l’utilité sociale, générateur de liens sociaux, de nouveaux modes de faire ensemble, et donc de richesses, à condition d’en renouveler la définition.
L’enjeu du débat sur le revenu universel n’est donc pas tant de savoir si l’on y est opposé ou favorable, si l’on croit en ses vertus positives ou non, mais bien de prendre la mesure de l’importance des interrogations que cette proposition suscite.
Le revenu universel entraîne avec lui des interrogations fortes sur des points structurants pour notre façon de concevoir la société. La cartographie proposée ici cherche à offrir des points de repères pour poursuivre cette réflexion sur des bases communes.
→ Découvrir la cartographie des principaux arguments en jeu dans le débat sur le revenu universel
- 1Cf. Gaspard Koenig et Marc de Basquiat, LIBER, un revenu de liberté pour tous, Génération libre, 2014
- 2Cf. notamment Jean-Baptiste Mylondo, Philippe von Parijs
- 3Cf. Terra Nova, « Pour un revenu minimum décent – Contribution à la réforme des minima sociaux »
- 4Cf. dans le numéro tribune fonda 235, Yannick Vanderborght, « Trois épisodes marquants de l’histoire du revenu universel »
- 5On trouvera une formulation de cette proposition dans le rapport présidé par Dominique Charvet, « Jeunesse, le devoir d’avenir »
- 6Cf. dans le numéro tribune fonda 235, l’entretien avec Bruno Palier
- 7Le revenu contributif est actuellement expérimenté sur le territoire de Plaine Commune