Cet article a d’abord été écrit pour le chapitre 2 « Les freins au changement systémique » de l’Anti-guide de l’approche systémique paru en 2023. Retrouvez le chapitre complet dans cet ouvrage en ligne1 , fruit de la recherche-action menée par Cyrille Tassart.
De nombreuses personnes et structures associatives essaient depuis longtemps d’agir en profondeur pour éradiquer durablement les problèmes auxquels elles entendent répondre. Donc de provoquer un changement systémique. Cependant, force est de constater que cela s’est fait de manière relativement intuitive et confidentielle jusqu’à aujourd’hui.
Nous sommes bien mieux équipés et compétents pour répondre directement aux besoins sociaux, ce qu’on qualifie d’impact direct, que pour viser un changement systémique.
Cela se ressent dans les outils de gestion associative, les modèles de réussites associatives, le fléchage des financements et plus globalement notre culture du faire.
Ainsi, les pionniers qui défrichent depuis des années une autre manière de faire, plus systémique, le font avant tout sur la base d’intuitions et de fulgurances, et souvent à la sueur de leur front. Malcompris par leurs financeurs, ils agissent souvent en autofinancement. C’est d’un véritable changement dont nous avons besoin, de la part des associations, mais aussi de leurs financeurs.
Le grand écart entre vision systémique et réalité opérationnelle
Je distingue à escient approche et changement systémique. Le changement systémique est la modification durable d’une situation, d’un contexte, d’un équilibre à l’origine d’un problème social récurrent, de sorte que ce problème social soit contenu ou ait disparu.
L’approche systémique aide, quant à elle, les associations à mieux comprendre comment se génèrent et se perpétuent les besoins sociaux, comment les différents acteurs contribuent souvent malgré eux à leur maintien, quelles sont les solutions inopérantes ou encore comment des effets de bord2 peuvent rendre contre-productives certaines actions a priori louables. L’approche systémique est en quelque sorte le substrat du changement systémique.
Dans le cadre de ma recherche-action, j’ai mené une cinquantaine d’entretiens avec des associations et ONGs, dont certaines m’étaient présentées comme « particulièrement systémiques ».
Presque toutes les visions que ces associations me présentaient étaient de nature systémique, par exemple : « nous rêvons d’un monde sans XYZ… ». Poser la vision d’une association est par nature un exercice systémique, car il nous demande de penser un monde différent, un système où tel ou tel problème est totalement éradiqué.
Cette vision indique que l’association vise un changement systémique. Mais lorsque j’abordais avec les personnes interrogées la stratégie puis les modes opératoires et les activités, elles me présentaient quasiment exclusivement des objectifs et des démarches de l’ordre de l’impact direct. Ce grand écart entre la vision systémique des associations interrogées, d’une part, et leur stratégie comme leur réalité opérationnelle d’autre part, m’a interpellé.
Il fallait que je les questionne spécifiquement sur ce qu’il fallait changer dans le système pour que les responsables associatifs me fassent part d’intuitions, souvent assez claires : changer telle loi, transformer tel fonctionnement de telle institution, faire évoluer telle mentalité, etc. Ces transformations souhaitées du système n’étaient pas présentes dans la stratégie à proprement parler ni déclinées en plan d’action.
Enfin, quand je les interrogeais sur l’origine de ces intuitions sur les changements systémiques souhaités, j’ai été surpris de voir là quel point ils me répondaient que c’était intuitif ! Je n’ai quasiment jamais rencontré d’associations qui appuyaient leurs objectifs de changement systémique sur une analyse robuste et profonde de la situation, du système, des acteurs en présence, de leviers formellement identifiés, à l’aide de la pensée systémique.
Un besoin de capitalisation méthodologique
En effet, une majorité des associations a une compréhension très claire du besoin social, avec lequel elles sont aux prises au quotidien. Elles comprennent tout à fait les besoins des sans-abris accompagnés par exemple, ou les conséquences de la pollution des sols.
En revanche, presque toutes ces associations ont une compréhension malheureusement bien trop limitée de la manière dont le système fonctionne, donc des mécanismes à l’œuvre qui génèrent le problème et lui permettent de perdurer. Elles comprennent les symptômes, savent les traiter, mais se représentent mal les systèmes, ce qui empêche d’agir dessus. Elles manquent d’une véritable approche systémique.
Je vais enfoncer un dernier clou dans ce constat : pour les associations qui ont des programmes de type « impact direct » et des programmes d’ordre systémique, ces derniers sont presque toujours le parent pauvre de la palette d’activités.
Il s’agit d’activités mal identifiées, peu financées, avec des objectifs flous, peu de ressources humaines et de compétences dédiées.
Pour résumer, les associations qui veulent contribuer à un changement systémique font face à deux problèmes :
- une analyse des mécanismes qui génèrent le problème trop peu appuyée sur la pensée systémique,
- des stratégies et des modes opératoires contribuant rarement à la vision systémique, c’est-à-dire traduisant rarement l’intention de changement systémique des associations.
Nous manquons cruellement de savoir-faire, de méthodologies, et même d’attention pour transformer les systèmes. C’est pourquoi l’Anti-guide de l’approche systémique propose de premières pistes pour mieux analyser les systèmes3 . C’est la condition sine qua non pour construire des stratégies de changement systémique plus robustes, pour adopter une réelle approche systémique.
De la nécessité d'un changement culturel
Si les associations ont besoin de se donner les moyens de comprendre leurs systèmes, il est temps que les mécènes s’interrogent également sur ces approches et développent de nouvelles pratiques.
Il existe en effet un paradoxe douloureux dans notre secteur : il est exigé d’une association « bien gérée » qu’elle prenne soin de ses ressources humaines, se constitue un minimum de fonds propres en cas de coup dur, innove dans ses modalités d’actions pour avoir plus d’impact, etc. Et pourtant, qu’il est difficile de financer autre chose que des programmes ou même des activités spécifiques !
Certaines associations se retrouvent dans des situations ubuesques avec des stratégies de sur-financement de leurs programmes, en faisant financer les mêmes lignes budgétaires par plusieurs mécènes, pour réussir à financer leurs frais de fonctionnement.
Comment espérer, dans ces conditions, financer son approche systémique ? Comment espérer que l’association ait le temps, les moyens, l’énergie d’explorer les mécanismes d’ordre systémique à l’origine des besoins sociaux afin d’agir dessus ? Cette démarche est forcément un pari : elle prend du temps, elle est plus incertaine, mais son impact peut être important et durable. Il faut inventer les financements adéquats.
N’allons donc pas blâmer les associations qui n’ont pas les moyens et le temps d’adopter une approche systémique. Il faut être (au moins) deux pour danser : charge aux associations d’investir dans de nouvelles capacités pour mieux comprendre les systèmes et essayer d’agir dessus, charge aux mécènes de jouer le jeu en adaptant leurs financements pour mieux coller à ces enjeux cruciaux.
L’analyse de système ne doit surtout pas devenir une formalité à remplir pour « montrer patte blanche », comme peut parfois l’être l’évaluation d’impact dont l’utilité première peut se perdre. Chercher à comprendre comment le système engendre le besoin social n’est pas une simple obligation morale, c’est un véritable atout. Cela donne du pouvoir d’action, aux associations qui visent un impact direct comme un changement systémique.
C’est à ce changement culturel que j’appelle : s’armer de la pensée systémique, être moins orienté solution pour être un peu plus orienté problème et ne pas être uniquement apprenant sur le besoin social et ses activités, mais aussi être apprenant sur son système.
- 1Accessible au lien http://www.tiny.cc/anti-guide-F
- 2Les effets de bord sont des actions provoquant des effets indésirables à d’autres endroits du système, ou sur d’autres temporalités.
- 3Les deux premières parties de l’Anti-guide de l’approche systémique sont déjà disponibles en ligne au lien http://www.tiny.cc/anti-guide-F