Enjeux sociétaux

Aide médicale d’État : les loupés de l’universel

Tribune Fonda N°244 - Les invisibles de la santé - Décembre 2019
Aurélie Mayeux
Aurélie Mayeux
Et AIDES
Et si l’aide médicale d’État, protection maladie dédiée aux seules personnes séjournant en situation irrégulière en France, était finalement une mauvaise idée ? En créant un dispositif ad hoc, exclu du régime de droit commun, n’avons-nous pas finalement créé les conditions de sa remise en cause régulière et de la stigmatisation de cette population particulièrement vulnérable aux risques de santé confirmant, année après année, la régression des droits des étrangers en France ?

La protection de la santé figure comme un acquis fondamental du pacte républicain : « La Nation garantit à tous […] la protection de la santé1 ». Pour autant, l’égal et l’universel accès à la santé et l’effectivité du droit à la santé apparaissent comme des droits fragilisés pour les étrangers accroissant les inégalités sociales et entraînant un risque pesant sur la santé publique. L’aide médicale d’État (AME) s’avère un exemple de la régression de la situation des étrangers au regard du droit fondamental à la santé. 

Héritière de l’aide médicale gratuite réservée aux personnes pauvres, l’AME est devenue le dispositif de prise en charge des soins de santé des étrangers en situation irrégulière sur le territoire. Créée par la loi du 27 juillet 1999 instaurant la couverture maladie universelle (CMU), l’AME est un dispositif dérogatoire au droit commun de la sécurité sociale applicable à tous. À partir de là, les étrangers ne remplissant pas la condition de régularité du séjour sont confinés dans un régime plus précaire exclu de l’assurance maladie universalisée. 

Dès sa création, l’AME porte ainsi en elle les germes de ses futures remises en cause. Puisqu’elle est un dispositif réservé aux seuls étrangers dépourvus d’autorisation de séjour, elle attire plus facilement les critiques de détracteurs qui la considèrent trop coûteuse et s’en servent comme d’un baromètre de l’immigration irrégulière. Les débats parlementaires encadrant le vote du budget de l’État et des lois relatives à la maîtrise de l’immigration sont des tribunes régulières où se banalisent les attaques contre l’AME qui entachent, petit à petit, le principe de solidarité et in fine interrogent la légitimité du droit fondamental à la protection de la santé reconnu aux étrangers. 

En cela, l’AME se présente comme un symbole de l’échec de l’universalisme du droit à la protection de la santé en instaurant une sous-catégorie plus précaire pour les étrangers sans papiers. 


Un accès aux soins résiduel réservé aux sans-papiers


Bien loin de l’ambition affichée dite des « 3U » (universalité, uniformité, unité) de la protection sociale française telle qu’elle s’envisage après la Seconde Guerre mondiale, l’aide médicale est devenue au fil des réformes un dispositif dérogatoire dont le caractère résiduel hors du champ de la sécurité sociale ne semble plus devoir être interrogé. 


Le premier « U » ambitionne l’universalité, le caractère universel de la sécurité sociale et du droit à la santé qui doit s’entendre comme la protection de toute la population face aux risques pesant sur la santé et ne pouvant être subordonnée à des conditions sociales ou administratives. En 1945, l’assurance maladie se développe aux bénéfices des travailleur-se-s et de leur famille sur une logique de financement par des cotisations sur les revenus tirés du travail. 

L’introduction de critères conjugués de résidence et de régularité du séjour est progressive et liée aux enjeux de maîtrise des flux migratoires. La loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse introduit pour la première fois une condition de régularité de séjour2 . Puis trois ans plus tard, un mécanisme d’assurance personnelle est institué et permet à toute personne en situation régulière d’en bénéficier3 . L’exigence de régularité du séjour viendra, à compter de la loi du 24 août 1993, s’étendre à l’affiliation à l’assurance maladie et à la grande majorité des mécanismes de protection sociale4 . Auparavant, cette notion était indifférente et le soutien de l’État était subordonné au seul état d’impécuniosité.

Créée par la loi du 15 juillet 1893, l’assistance médicale gratuite permettait aux malades les plus pauvres de bénéficier d’un accès aux soins gratuit. Avec la création de la sécurité sociale en 1945, la marginalité de l’aide médicale est consacrée et s’impose comme un mécanisme dérogatoire d’assistance en faveur des plus défavorisés de la société sans contribution préalable des bénéficiaires. Le décret 53-1186 du 29 novembre 1953 vient harmoniser entre les départements les modalités de ce droit à la protection de la santé et en confie la charge à l’État. 

Dans le cadre des lois de décentralisation, les départements se voient confier la gestion des prestations d’aide sociale y compris l’aide médicale : l’aide médicale départementale est instaurée5 permettant de mettre en œuvre la solidarité soit en faveur des personnes dépourvues de ressources suffisantes ou de celles exclues du régime de la sécurité sociale en raison de leur situation administrative. L’État conserve néanmoins à sa charge les cotisations personnelles et les dépenses liées en faveur des personnes domiciliées hors de France. 

En introduisant une condition de régularité du séjour pour bénéficier de l’assurance maladie, la loi du 24 août 19936 relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France, a bouleversé cette organisation et supprimé la possibilité pour les personnes dépourvues de titre de séjour de se tourner vers l’aide médicale départementale. 

La loi relative à la couverture médicale universelle7  achève le principe de l’universalité en affiliant sur critère de résidence au régime général des personnes ne relevant d’aucun régime obligatoire à quelque titre que ce soit : salarié ou ayant droit. Elle met en œuvre des mesures facilitant l’accès aux soins des publics précaires et des mesures de simplification des démarches administratives.  Cette loi devait faire disparaître l’aide médicale départementale mais des considérations liées aux politiques migratoires ont conduit, lors des débats parlementaires, à maintenir un système dérogatoire sous condition de régularité : l’AME spécifique aux seul-e-s étrangers-ères sans-papiers était née. Plus récemment, la consécration de la protection universelle maladie dite PUMA emporte une simplification du droit à l’affiliation. Si le droit à l’assurance maladie est toujours plus inclusif pour l’ensemble de la population, le paradoxe aboutit à exclure les étrangers-ères en situation irrégulière en les cantonnant à l’AME. 


— L’uniformité des droits entre un bénéficiaire de l’AME et une personne affiliée à l’assurance maladie est un leurre. Il n’existe pas de droits équivalents car l’AME est une protection de rang inférieur que celle dont bénéficient les assurés sociaux. Le panier de soins de l’AME est réduit de six prestations : les frais de traitement et d’hébergement des enfants et adolescents en situation de handicap, les frais de l’examen de prévention bucco-dentaire pour les enfants, la procréation médicalement assistée, les cures thermales, les médicaments dont le service médical rendu est considéré comme faible.

En outre, les bénéficiaires de l’AME ne sont pas détenteurs-rices d’une carte vitale car ils/elles dépendent d’un mécanisme spécifique d’immatriculation qui conduit à la délivrance d’un numéro provisoire. L’absence de carte vitale rend impossible la télétransmission, complexifie le traitement administratif de leur dossier et allonge les délais de remboursement des professionnels de santé.


— Enfin, l’unité vise une gestion centralisée par l’État. L’AME est certes une prestation sociale financée par l’État dont la gestion est déléguée à la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS). L’enregistrement et l’examen des demandes d’AME incombent à ce titre aux caisses primaires d’Assurance maladie (CPAM) dont la diversité des pratiques s’est à plusieurs reprises illustrée et a donné lieu à des divergences dans les conditions de l’octroi de l’AME8  et des demandes de pièces abusives. L’introduction de conditions plus restrictives pour pouvoir bénéficier de l’AME a également adoubé les CPAM dans leur mission de contrôle de la fraude sociale. 


Des conditions d’accès à l’AME durcies


Objet de nombreux fantasmes, l’octroi de l’AME est encadré par des conditions légales et réglementaires qui se durcissent année après année. L’AME n’est pas non plus applicable sur l’ensemble du territoire français : Mayotte fait figure d’exception.  

L’octroi de l’AME est soumis à une condition de ressources définie en fonction de la composition familiale et du lieu de ressources. Les plafonds applicables sont identiques aux plafonds fixés pour l’attribution de la CMU-Complémentaire.  Depuis le 1er janvier 2004, le demandeur doit justifier de sa résidence habituelle sur le territoire français depuis  au moins trois mois. Ce critère de résidence habituelle devient alors plus restrictif. Auparavant, il conduisait à exclure les seules personnes de passage en France, sans projet d’installation, dépourvues de l’intention de s’établir durablement en France, quelle que soit la durée de leur présence sur le territoire.

L’année suivante, le principe déclaratif est supprimé, interdisant aux demandeurs-ses la possibilité de recourir à l’attestation sur l’honneur comme mode preuve9 . La production de nombreux justificatifs place les demandeurs-euses dans un parcours administratif complexe avec pour conséquence un non-recours à l’AME et un renoncement à se soigner. 

L’observatoire de l’accès aux soins et aux droits de Médecins du Monde démontre chaque année le décalage entre les conditions d’obtention de l’AME et son accès effectif : en 2018, seuls 4,7 % des patients qui fréquentent les centres d’accueil, de soins et d’orientation (CASO) de Médecins du Monde bénéficient de l’AME alors qu’en théorie ils-elles seraient 44,7 % à pouvoir y prétendre10 . Le non-recours à ce droit est criant, il s’explique en partie par la complexité de la procédure, la barrière linguistique et la méconnaissance des droits.

Plus étonnant encore, ce rapport démontre que les difficultés d’accès à une protection maladie pour les étrangers-ères sont persistantes : parmi ceux-celles installé-es en France depuis plus de dix ans, 30 % n’ont pas ouvert de droits. Ces constats vont à rebours des idées reçues.


L’ AME, marqueur de la régression des droits des étrangers-ères en France


Le cantonnement des étrangers-ères en situation irrégulière en dehors des règles de la protection maladie universelle témoigne avant tout d’une volonté de faire primer le contrôle migratoire sur des enjeux de protection de la santé individuelle et, in fine, de la santé publique. Cette suspicion vis-à-vis de la figure de l’étranger-ère conduit un dispositif comme l’AME, essentiel à la santé publique, à être instrumentalisé uniquement sur la base de fantasmes en dehors de toutes logiques scientifiques et devient le marqueur de la régression des droits des étrangers-ères en France. 

La dénonciation de la prétendue surpopulation étrangère se généralise tant dans la population qu’au sein de la classe politique et autorise l’adoption de politiques publiques toujours plus restrictives fragilisant alors les plus vulnérables  : la légitimation d’un accès aux soins résiduel pour les étrangers-ères devient politique. 

Les assauts systématiques contre l’AME à l’occasion des discussions sur le vote du budget de l’État et le récent débat parlementaire sur la politique migratoire de la France et de l’Europe démontrent clairement l’intention politique et la visée électoraliste. Le choix de durcir les conditions d’accès à l’AME ne résulte pas d’une volonté de maîtrise des coûts financiers : les dépenses annuelles de l’AME ne représentent que 0,05 % des dépenses globales de l’assurance maladie. La volonté première est celle de se saisir d’une prétendue crise identitaire que traverserait notre pays.

Le parcours migratoire fragilise l’état de santé des personnes et les inégalités sociales dans le pays d’accueil entrainent des conséquences néfastes sur la santé. Le récent débat sur la politique migratoire de la France et de l’Europe voulu par le président de la République a parfaitement illustré le déplacement du contrôle migratoire vers le droit à la santé des migrant-e-s. Les annonces prévues par l’exécutif dans le cadre du comité interministériel sur l’immigration renforcent l’idée que l’universalité du droit à la santé pour toutes et tous connaît une limite : la nationalité.

La loi de finances rectificatives pour 2002 avait déjà rompu avec l’égalité de traitement entre tous les enfants en matière de sécurité sociale pourtant imposée par la Convention internationale des droits de l’enfant, en excluant de la CMU les enfants mineurs à charge d’un-e ressortissant-e étranger-ère en situation irrégulière.

Aujourd’hui, c’est l’universalité du droit à la santé de l’ensemble des étrangers qui est remis en cause : délai de carence de trois mois pour être intégré à la PUMA pour les demandeurs d’asile pourtant en situation régulière sur notre territoire, entente préalable pour certains soins dans les neuf premiers mois de l’ouverture du droit à l’AME, rupture du maintien des droits ouverts.  Cette déchirure du lien social et la remise en cause de notre tradition d’accueil ont des conséquences sur l’état sanitaire d’une partie de la population. Les inégalités d’accès à la santé, cumulées à d’autres inégalités, entretiennent les divisions. 

Respectant la vocation universaliste de la sécurité sociale, la fusion des dispositifs relativement similaires de l’AME et de l’assurance maladie semble une solution pertinente pour éviter un accès résiduel aux soins pour une population fortement précarisée et particulièrement vulnérable aux risques de santé.
 

  • 1Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 – Article 11 : « [La Nation] ... garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. »
  • 2Article 1er du décret n°75-354 du 13 mai 1975 : « Pour satisfaire aux dispositions de l’article L.162-11 du Code de la santé publique, une femme étrangère doit justifier qu’elle réside en France dans des conditions régulières depuis plus de trois mois au jour de l’interruption volontaire de grossesse. »
  • 3La loi du 2 janvier 1978 sur la généralisation de la sécurité sociale rompt avec la logique bismarckienne de la protection sociale et généralise à toutes les personnes résidant en France l’affiliation obligatoire à l’assurance maladie peu importe l’exercice d’une activité professionnelle. Le décret du 11 juillet 1980 précise : « les personnes de nationalité étrangères doivent justifier qu’elles résident en France dans des conditions régulières depuis plus de trois mois ». L’arrêté du 11 juillet 1980 renvoie à une liste de titres de séjour permettant de justifier de la régularité du séjour.
  • 4Loi n° 93-1027 du 24 août 1993 relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France.
  • 5Loi n°83-663 du 22 juillet 1983 complétant la loi n° 83-8 du 7 janvier 1983 relative à la répartition de compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État.
  • 6Loi n° 93-1027 du 24 août 1993.
  • 7 Loi n°99-641 du 27 juillet 1999 portant sur la création d’une couverture maladie universelle.
  • 8Décision du Défenseur des droits n°MSP-MLD-2013-130.
  • 9Décret n°2005-859 relatif à l’aide médicale de l’État et modifiant le décret n°54-883 du 2 septembre 1954 et le décret n°2005-860 du 28 juillet 2005 relatif aux modalités d’admission.
  • 10Médecins du Monde, Observatoire de l’accès aux soins et aux droits dans les programmes de Médecins du Monde en France, 2018.
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