Les propos de Cécile Van de Velde ont été recueillis par Bastien Engelbach, coordonnateur des programmes de la Fonda.
La rédaction : La jeunesse est un temps spécifique de la vie, dont les caractéristiques se sont modifiées au cours des précédentes décennies. Notre système est-il adapté pour répondre aux difficultés qui lui sont propres ?
Cécile Van de Velde : Les principaux facteurs de modification des caractéristiques de la jeunesse sont : un départ de chez les parents de plus en plus tardif ; un allongement du temps des études ; un allongement de la période d’intégration. La période de la jeunesse est désormais caractérisée par une forte mobilité.
Jusqu’à la trentaine, voire fin de trentaine, les individus sont confrontés à la problématique de leur autonomie : être indépendant, trouver une place.
Au final, beaucoup de choses pèsent sur les jeunes générations et, en termes de maturité, l’on est adulte très jeune, mais les problématiques juvéniles se sont allongées. Face à ces transformations, le système français évolue, mais reste inadapté en comparaison à d’autres pays. Forgé sur une conception dépassée de la jeunesse, il ne répond plus à deux enjeux fondamentaux pour la jeunesse, le choix et la confiance.
Le système français est performant dans sa capacité à former massivement, et ses encouragements à faire des études rapidement. Le revers de la médaille est qu’il oblige à faire des choix très tôt, au risque d’un clivage cumulatif au sein des parcours, faute de laisser un droit à l’erreur. Dans le vécu subjectif, cela se traduit par des interrogations sur les orientations socio-professionnelles, avec en toile de fond, la question du sens, dans les deux acceptions du terme – direction et signification.
En période de crise, la question du choix devient plus vive, avec l’installation d’un doute. Comment choisir son chemin, ses études, son parcours d’intégration quand les horizons semblent bouchés ?
Les incertitudes dramatisent les enjeux, en imposant des choix stratégiques qui ne permettent pas toujours de faire coïncider chemin emprunté et quête de sens, ou en bloquant durablement lesjeunes qui n’ont pas su faire les « bons choix ». L’apparition du revenu universel dans le débat est à lier à ces sujets.
Dans une société où tous les jeunes de 20 à 25 ans ont été éduqués dans un modèle d’autonomie du choix, la problématique saillante est de savoir si un temps suffisant est laissé pour choisir sa vie. La politique jeunesse doit permettre l’erreur, ne pas enfermer les individus dans leurs choix initiaux, ce qui amène à interroger l’accompagnement des parcours.
La rédaction : Cette injonction à se placer rapidement entraîne avec elle la question de la confiance. Où en est-on de la confiance des jeunes, en eux-mêmes, à l’égard du reste de la société, et de la confiance de la société envers les jeunes ?
Cécile Van de Velde : Notre système scolaire est basé sur une compétition par l’échec, qui distinguent ceux qui décrochent et ceux qui en poursuivent les étapes. Ce système ne crée pas de confiance en soi ni de confiance en la société. Par rapport à d’autres systèmes, la France n’incite pas à sortir des sentiers battus pour créer des parcours atypiques. La raison en est que, dans une société conçue autour de parcours très linéaires, pouvoir rebondir après avoir échoué sur des chemins de traverses demande une très grande confiance en soi.
Nous sommes dotés de structures qui accompagnent, les missions locales, les systèmes d’orientation, mais pour pleinement fonctionner, ils requièrent une qualité que le système français crée peu, notamment pour ceux qui échouent : la confiance en soi. Cette qualité peut exister chez les individus, mais elle n’est pas créée structurellement par la société.
À l’égard de la société, on assiste à une hausse de l’incertitude sur la possibilité de pouvoir s’en sortir en suivant les règles du jeu, et donc de la défiance. Je travaille
en ce moment sur la colère et elle est très présente chez les jeunes générations, notamment chez les trentenaires. En ce moment, la société française crée une forme de « désadhésion » chez les jeunes.
Les phénomènes de sortie du travail et du système social se multiplient. D’où les choix de modes de vie alternatifs, de migrations, de changement radical, de création de sa propre structure, ou de retraits sociaux chez les parents ou dans des vies communautaires qui suspendent ce « parcours du combattant ». Mais on observe également un discours antisystème chez les jeunes qui parviennent à s’en sortir et trouver leur place dans la société.
La rédaction : Disposons-nous d’exemples à l’international de réponses à ces difficultés propres au temps de la jeunesse, en dédramatisant les questions de choix et en favorisant un climat de confiance ?
Cécile Van de Velde : Les pays du Nord de l’Europe sont ceux qui préservent le mieux la confiance. Ils ont mis en place un système de bourses, avec des possibilités de prêts conjoints, aidés par l’État, au taux d’intérêt garanti. Ces dispositifs sont remis en cause dans les débats publics, considérés comme trop généreux. Malgré ces politiques, les jeunes générations ont souffert de la crise et d’une libéralisation extrêmement forte du marché du travail.
Mais, même si ce modèle n’empêche pas la frustration, les jeunes du Nord de l’Europe sont encore, d’après les enquêtes internationales, ceux qui ont le plus confiance dans leur société et dans leur capacité à y trouver une place. Ils peuvent vivre leur jeunesse comme un temps de choix construit, même si le temps qui leur est laissé peut se retourner contre eux, parce qu’à la trentaine certains considèrent qu’ils auraient dû aller plus vite. Les non-étudiants sans travail ont, quant à eux, accès à un revenu minimum, accessible dès l’âge de 18 ans.
Ces dispositifs ouvrent la voie à des changements de vie, qui sont mieux perçus socialement, et garantissent une capacité de rebond. Cette ouverture vaut pour
tous les âges de la vie, car ce financement existe sans critère d’âge.
Ces modèles ne proposent donc pas un revenu universel, mais des systèmes disjoints de financement des études et de financement de revenu minimum, avec un système d’obtention ouvert, direct et universel.
La rédaction : Au-delà de la jeunesse ce sont les parcours de vie dans leur ensemble qui sont modifiés. Quelles sont les autres périodes de la vie où peuvent émerger des décrochages et des inégalités entre les personnes ?
Cécile Van de Velde : On distingue en France deux âges fragiles socialement. La jeunesse, comme nous l’avons vu, où la pression sur les choix initiaux est génératrice d’inégalités ; mais aussi toute la période de fin de vie active. Dans notre pays, on est vieux très tôt sur le marché du travail, et lorsqu’on est au chômage en fin de carrière, il est difficile de rebondir. Il s’agit toujours de problématiques de bifurcation, d’un manque de confiance de notre société envers les individus qui la composent pour rebondir, avoir la possibilité d’évoluer ailleurs que là où ils sont placés.
Notre vie est comme une montagne : on se forme, on monte les échelons, on est sur le plateau et ensuite on cesse d’être considéré viable sur le marché du travail.
Au-delà de la vulnérabilité sociale que cette situation entraîne, s’ajoute un épuisement dû à la pression. L’envie de se réinventer, de pouvoir changer, effectuer de nouveaux choix, est considérée comme peu légitime socialement, surtout dans certaines catégories très aisées ou dans certaines professions très ciblées.
Il est par exemple difficile de reprendre des études après cinquante ans pour se former à un nouveau métier. Au-delà des dispositifs, c’est une représentation sociale qui est en jeu. Les seniors sont discriminés sur le marché du travail, car nous avons une représentation décliniste de l’âge, alors que dans d’autres sociétés les seniors sont dans une position plus valorisante.
Faire évoluer nos représentations, ouvrir les chemins de vie à tous les âges aura des répercussions, en diminuant l’anxiété qu’entraîne le verrouillage des choix initiaux, et en adaptant notre modèle à la mobilité croissante des parcours de vie, qu’elle soit voulue ou subie.
La rédaction : La question de la mobilité dans les parcours de vie a été très présente dans les débats autour du revenu universel. Celui-ci a été présenté par ses défenseurs comme un filet de sécurité, garanti et offrant une possibilité de rebondir, pour les jeunes, pour quelqu’un qui voudrait se lancer dans un projet entrepreneurial, dans une activité associative, aider un proche…
Selon vous, le revenu universel pourrait-il constituer une réponse aux difficultés que nous venons de mentionner ?
Cécile Van de Velde : Si l’on considère que les difficultés liées au système français reposent sur la fragmentation des aides en fonction de l’âge ainsi que sur l’absence de couverture de certains risques, et si l’on considère la frustration que crée ce système avec ses chutes sociales potentielles, ses « sorties de route » qui créent de la tension sociale, alors, le revenu universel, par sa linéarité et la confiance qu’il donne peut constituer une voie.
En ce moment, notre société traverse une période d’ébullition interne, d’implosion, avec beaucoup de colère sociale individualisée à défaut de pouvoir s’exprimer collectivement. Le système crée une forme de risque social majeur. Dans ce contexte, les aides sociales doivent être reformulées, et le revenu universel est une piste, parce qu’il offre une égalisation des aides aujourd’hui jugées illisibles et très inégalitaires.
Le revenu universel pourrait ainsi apporter de la sécurité. Il n’est cependant pas une baguette magique. Les problématiques que nous venons d’aborder, la liberté de choix, la confiance, ne sont pas liées uniquement au financement. Les problèmes sont aussi structurels.
L’harmonisation de nos aides et leur fusion dans un système de revenu universel accessible dès l’âge de 18 ans, ne résoudrait pas tous nos problèmes, comme par exemple celui de l’anxiété liée au poids des choix initiaux.
Un tel dispositif devrait être associé à d’autres politiques publiques structurelles : une réforme éducative de l’enseignement supérieur, des services d’accompagnement… Par exemple en étendant le rôle des missions locales au-delà de la limite d’âge de vingt-cinq ans, en favorisant le retour aux études, en revalorisant la formation continue, en bâtissant une politique des âges sur le marché du travail…
À défaut d’ouvrir ces chantiers, les travers français – l’injonction à choisir très tôt sa vie, l’assignation à un rôle pour toute son existence, la stratification de la société – empêcheront à un revenu universel de jouer son rôle de levier.
La rédaction : Les pays du Nord de l’Europe insistent sur la notion d’universalité. Ils n’ont cependant pas mis en place de revenu universel – à l’exception d’une expérimentation en cours en Finlande. Comment qualifier l’universalité telle qu’elle est pratiquée dans ces pays ?
Cécile Van de Velde : Les pays du Nord de l’Europe sécurisent la citoyenneté en ouvrant un système d’aide accessible sans seuil d’âge dès 18 ans. En France, nous empilons les dispositifs, qui sont autant de pansements successifs, pour former une aide qui devient illisible.
Le revenu universel propose l’universalité et l’uniformité. Mais l’universalité ne suppose pas nécessairement l’uniformité : garantir une ouverture équivalente pour tous aux droits ne signifie pas forcément la non prise en compte des spécificités. Les aides doivent être pensées avant tout par situation, et non par âge.
Le plus important, dans le cas français, serait de concilier universalité et directivité, donc refondre notre système en renonçant aux critères d’âge et aux aides indirectes.