Roger Sue commence par présenter Yann Moulier-Boutang en indiquant que sa réflexion anti-orthodoxe (ni néoclassique ni conventionaliste) le situe à mi-chemin entre économie et sociologie.
Son intuition est que le capitalisme aborde une nouvelle phase après celles du capitalisme mercantiliste et du capitalisme industriel, le capitalisme cognitif. L’originalité de cette pensée n’est pas tellement de dire que la connaissance devient centrale dans la production mais plutôt d’en tirer toutes les conséquences. Notamment, autour de la question du travail, si la connaissance prime, la question du travail au sens classique comme exécution des tâches mais aussi comme temps particulier et comme mode rémunération est transformée. Pour préciser cette nouveauté, il établit un parallèle avec le travail des fonctionnaires et des artistes ; les premiers sont payés sur l’idée qu’ils apportent une plus value en assurant un service public sans que des exigences de rentabilité ou que le marché n’interviennent comme mesure directe de la performance et les seconds, comme les intermittents du spectacle, mettent en évidence la nouvelle forme du travail au sens où celui-ci devient un point d’aboutissement beaucoup plus qu’un temps central de la vie. La question de l’employabilité et du capital humain devient plus centrale que la production elle-même. Comme le suggère André Gorz «dans la production de demain, se produire deviendrait plus important que produire».
Dans cette perspective, la question des compétences a déplacé celle des qualifications voire même la question des diplômes. Ce virage est déjà pris par l’économie qui avec des exigences toutes nouvelles n’a pas fini de déstabiliser le rapport au travail. Roger Sue se demande si cette évolution concerne tout le monde ou bien plutôt les cadres ? Elle pose aussi celle de la rémunération. Qui produit quoi ? Pour Pierre Levy, l’intelligence collective n’est pas le fait d’une intelligence particulière mais le fait d’une intelligence en réseau et de la production d’une intelligence collective. Le tournant est déjà pris dans certaines entreprises autour du « Knowledge managment » qui se substitue à la gestion traditionnelle des ressources humaines. Dans ces conditions quels sont les facteurs qui permettent de mesurer la performance ? C’est une question. Une autre question est liée, celle de la production de cette société de la connaissance. Empruntant à la fable des abeilles de Mandeville Yann Moulier Boutang fait remarquer que l’enjeu va bien au-delà de la production matérielle du miel et se déplace vers le processus de la Pollinisation, c'est-à-dire de la manière dont elles peuvent fertiliser leur environnement et se fertiliser.*
Yann Moulier-Boutang prend ensuite la parole en s’appuyant sur la crise monétaire et financière que nous traversons. Pour lui, Keynes nous a libérés dans les années trente de l’idée bourbonnienne de création monétaire, selon laquelle on ne peut créer de la monnaie qu’en fonction d’un dépôt préalable, à l’époque en or. Dès lors, l’Etat peut faire du déficit de manière contracyclique.
Après le décrochage du dollar par rapport à l’or en 1971, on s’est aperçu que pour créer les liquidités dont l’activité humaine avait besoin, il fallait s’affranchir de la tyrannie des dépôts et, pour être clair, de la tyrannie de l’épargne préalable. Avec celle-ci, pour un euro de dépôt on en créait 5 ou 6 en crédit. Avec la finance, on est passé de 1 à 32 ce qui est vertigineux. Alors, on connait la suite. Les gens de la finance sont apparus comme des magiciens qui ouvraient toutes les portes. Mais ils l’ont fait avec des prêts complétement pourris auprès de personnes qui ne pourraient pas rembourser ce qui n’était pas grave tant que l’immobilier continuait à monter et si la Bourse faisait des performances analogues. Mais cela c’est cassé la figure et nous savons pourquoi.
L’autre élément fondamental qui a boosté le besoin de liquidités, c’est l’endettement public auquel les gens de la finance ont apporté un remède. C’est pourquoi, ce sont des gens dont on a eu besoin un temps parce que, contrairement à ce qui a été dit, tous les états ont organisé la dérégulation car ils avaient besoin de ce pouvoir multiplicateur. Donc ce sont les actifs financiers qui se sont envolés. Une économie de croissance ne peut pas fonctionner en l’absence d’inflation sous une forme ou sous une autre. Soit c’est l’inflation par les coûts, soit c’est de l’inflation par les prix soit c’est les deux soit c’est de l’inflation des actifs financiers. Les états ont laissé faire cela parce qu’il y avait de la pression sociale et que c’était un moyen de boucler la boucle dans un cadre néolibéral sans augmenter significativement le pouvoir d’achat des salariés. Mais croire que les états vont corriger le tir reste problématique. Les états vont avoir à faire une double chose : trouver des magiciens qui multiplient des dépôts futurs qui ne sont pas encore là ; on est en plein virtuel ; et restaurer la confiance sur une perspective de développement malgré les défis écologiques.
Ce qui nous ramène au capitalisme cognitif ? C’est ce pouvoir de la finance qui est une erreur fondamentale, car c’est de la spéculation, c’est une économie de casino. On va mettre un terme à cela. Mais avec les restrictions de crédits et la multiplication des faillites, cela peut se transformer en une crise de confiance et si la signature triple A de l’Etat américain régresse à A ou à B. Ce serait cataclysmique.
A propos de la référence mythique à l’économie réelle, Yann Moulier-Boutang ne sait pas ce que cela veut dire. Il est impossible d’enlever le « voile monétaire » d’une économie pour la contempler dans sa réalité. Cette analyse de la crise est fausse parce qu’elle reste complétement bloquée sur l’idée que la production est le miel des humains alors que c’est la Pollinisation évaluable à 350 fois plus qui importe. Il souligne l’étrange ressemblance qui existe entre le mutiplicande de la finance et celui qui existe entre l’économie matérielle et l’économie immatérielle de Pollinisation ce qui conduit à penser que le développement de la finance exprime sans s’en apercevoir les transformations de l’économie-Monde. C’est pour cela que le pouvoir multiplicateur de la finance ne va pas disparaître. Il reste à l’orienter correctement c'est-à-dire à le faire basculer vers une économie de Pollinisation ou de coralisation.
Il faut repenser complétement la manière dont la société se conçoit, les types de solidarités, les politiques économiques et productives et la création de monnaie, l’intervention de l’état. Il résume cela en affirmant qu’on ne se sortira pas de la situation actuelle par de simples mesures techniques.
Tous les banquiers savent que l’horreur de l’horreur c’est la crise systémique : arrivée à un point de contraction du crédit, du commerce, s’ensuivent inévitablement, le repli, le protectionnisme, le nationalisme, le populisme, et la guerre. Cela tout le monde le sait. Mais la vraie question n’est pas là. Elle n’est pas technique puisque les banquiers centraux ont fait leur boulot. Les banques vont licencier mais il y avait beaucoup trop d’emplois dans les banques et pas assez dans la Pollinisation, dans les travaux du « care » et dans des tas de travaux qui sont nécessaires.
La Pollinisation ? Dans la fable de Mandeville, l’économie classique (Smith, Ricardo, Marx aussi) considère que le travail humain se définit par la matérialité. Les abeilles produisent du sucre, du miel, produit indispensable avant l’invention du sucre industriel. Les abeilles sont là et l’apiculteur aide les abeilles à devenir productrices. Donc on s’occupe de l’abeille et on lui prend au-delà de ce qui suffit à la nourrir. En lui retirant systématiquement l’excès elle tend à le combler. C’est la métaphore de la plus-value. L’économie considère cela. Vous avez un output. Vous minimisez les inputs et maximisez l’output. Les économistes font cela depuis belle lurette et il n’y a aucune différence entre Walras et les classiques. Il y a seulement un raffinement à la marge. Mais l’essentiel aujourd’hui est ailleurs. L’apiculteur et son miel ne comptent plus beaucoup. Le paysan n’est plus qu’un jardinier de l’environnement. En effet, les abeilles font quelque chose de beaucoup plus important. Einstein a dit que si elles disparaissaient, l’humanité et la vie disparaitraient en 5 ans ! Pourquoi ? Parce que tout simplement 80% des légumes, des fruits, qui sont indispensables à notre régime alimentaire reposent sur la Pollinisation des abeilles. Ainsi, les abeilles en amassant du miel font en réalité autre chose. Elles pollennisent les plantes. Elles permettent la reproduction. C’est pour cela que les insectes sont au fond l’espèce qui travaille le plus dans les différents domaines à la reproduction de la biosphère globale. Ce travail là a une valeur et, au fur et à mesure que le biotope se dégrade, et pour la biosphère c’est incommensurable c'est-à-dire que c’est sans prix.
Ce que font les abeilles, c’est un « outcome » c’est-à-dire un résultat global. Ce n’est pas qu’un output, assignable à des facteurs que l’on peut prélever sur l’environnement et mesurer. La Pollinisation c’est cette opération qui est quasiment infaisable artificiellement. La Pollinisation se rapproche étrangement d’un thème que manient les sociologues : la valeur du lien social. C’est aussi ce que Yann Moulier-Boutang appelle les externalités positives. L’économie que nous connaissons c’est la partie supérieure de l’iceberg. Et dessous il y a la partie la plus importante, faite de mouvements très complexes comme les externalités positives, négatives, ce que nous détruisons de l’environnement. Voilà pourquoi il nous faut un triple new deal. Techniquement, nous avons tout mais la confiance ne repart pas. Pourquoi ?
3 raisons : nous touchons aux vraies limites du capitalisme (Gorz). Le modèle de 1750 à 1975-1995 est fini, Valéry le disait à propos de la fin des civilisations. Nous ne pouvons pas, sur ce rythme, continuer et promettre à 6 ou 8 milliards d’hommes d’atteindre le niveau de développement matériel que nous avons. L’économie de la matière est remplacée par l’écologie. Pour autant, faut-il s’engager vers la décroissance et annoncer des rationnements ? Yann Moulier-Boutang n’y croit pas. En effet, la bonne nouvelle c’est qu’en même temps que nous découvrons que l’output matériel de la production de miel est limité, nous découvrons que la Pollinisation est une possibilité gigantesque, illimitée et que, si nous savons protéger la biosphère, nous pouvons faire travailler les énergies renouvelables, le soleil. Nous pouvons faire travailler l’intelligence collective et que là nous avons un horizon de développement immense. C'est-à-dire une économie de l’esprit. C’est cela que j’appelle le capitalisme cognitif. C’est celui qui a compris qu’il fallait se déplacer d’un point de vue d’input-output à un point de vue d’outcome global. Dans une large mesure, c’est ce qu’a mimé la période néolibérale récente comme un mauvais mime cependant parce qu’on a continué à dire aux gens que leur productivité allait être mesurée par a) l’économie nationale, b) par l’économie financiarisée mondiale alors que leur revenu dépendait de plus en plus non pas de leur salaire mais de la redistribution gigantesque. Avant la crise de 1975, il n’y avait qu’une seule catégorie socioprofessionnelle qui avait 30% de son revenu réel qui dépendait de la redistribution c’était les ouvriers. Aujourd’hui, c’est la totalité des ménages qui est dans ce cas là. L’impact de la redistribution est de plus en plus puissant et même les pays libéraux ont vu inexorablement les prélèvements obligatoires augmenter et ceux qui ont essayé de les descendre n’y arrivent pas puisqu’ils sont stabilisés vers 40-45%. C’est clair que les 1000 milliards de dollars qu’Obama va devoir dépenser pour créer un système de sécurité sociale pour tous, ce qui est le problème des Etats-Unis, vont faire monter leurs prélèvements obligatoires à des niveaux européens. Les Etats-unis s’européanisent pendant que nous, nous nous métissons.
A côté de la limite écologique, existe aussi une limite sociale. Le système de rémunération est inadapté. Pourtant la France a inventé avec le système des intermittents du spectacle un système qui est tellement efficace que les entreprises en abusent mais un système qui au moins permet à des gens qui ont justement un rôle pollinisateur de ne pas les payer uniquement sur le miel qu’ils fournissent ni sur l’heure de prestations qu’ils font. C’est un système où la moitié du revenu des intermittents résulte d’une mutualisation. C’est la même chose pour ceux qui paient pour un revenu d’existence déconnecté de la mesure par l’économie strictement marchande de ce qu’ils font, de ce qu’ils produisent parce que notamment, ils produisent du lien social et que sans le lien social l’économie purement marchande dégringole et c’est bien le problème que vous avez de l’employabilité. Il va falloir à nouveau une nouvelle donne, un nouveau compromis social.
Enfin, il faut un compromis cognitif parce que ce qui me frappe c’est la persistance dans les élites et dans les discours globaux d’une vision de l’économie qui dépend de « grand papa ». J’ai écrit un article dans Le monde des philosophes pour dire que le drame de la modélisation financière c’est qu’elle utilise toute son intelligence pour modéliser sur des actifs qui sont trop liés à l’économie matérielle. Vous savez très bien que ce qui compte c’est la modélisation de la confiance et la confiance on peut la retrouver si on mise sur la Pollinisation. C’est ce qui s’est passé dans l’histoire de l’économie. La lettre de change c’est la question du risque et de la confiance et de l’assurance. La finance c’est tout ce qui est immatériel. L’organisation du système bancaire est en jeu. Il faut le déplacer vers cette zone qui est écologique…
L’industrie automobile c’est la sidérurgie d’aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que cela fait 30 ans que l’on sait que le pétrole va finir. Parce que cela fait 15 ans que l’on sait que tous les enfants qui sont nés dans Paris auront des troubles des bronches, que ce que les gens avaient à 75 ans, ils l’auront dès l’âge de 50 ans. Le taux d’asthmatique a été multiplié par 2000. Nous savons tout cela et maintenant les industries automobiles nous disent : « on veut 25 milliards en Europe comme aux USA et comme au Japon pour inventer une voiture propre ». Qu’ont donc fait depuis 30 ans leurs départements de Recherche et Développement ? A quoi servent les connaissances ? On s’aperçoit que l’on est très en retard sur les connaissances. Parce qu’on a dit à Lisbonne qu’il fallait 3% du PIB. On en fait péniblement 2 depuis 10 ans. Or, ce n’est pas 3 qu’il faut. C’est 10 en mobilisant toutes les intelligences collectives pour arriver à faire ce saut sinon on n’y arrivera pas. La négociation doit aussi être globale et intégrer la Chine.
Questions posées par Roger Sue :
Pourquoi l’expression « Capitalisme cognitif » puisque ton livre montre que le régime capitaliste est incapable de faire face à cette société de la connaissance en tant qu’il cherche à privatiser, à accaparer et à rendre marchand ce que tu estimes pouvoir n’être produit que sous l’effet de la Pollinisation sous l’effet du désintérêt, du lien social, bref, sous l’effet du non marchand. Une telle expression pourrait avoir sens chez les néoclassiques ou dans les rapports sur les sociétés de la connaissance qui affirment pouvoir traiter à partir des brevets et des logiciels de windows la transformation de la société. Tu dis le contraire et tu utilises ce mot capitalisme cognitif. Pourquoi capitalisme ?
Une deuxième interrogation porte sur cognitif… sur ce mot, il y a une vraie ambigüité. Il y aurait quelque chose qui serait de l’ordre de la connaissance. Après tout, toutes les économies ont été des économies de la connaissance. Même les primitifs faisaient de l’économie à partir de ce qu’ils connaissaient du monde. Ce qui change c’est le sens de la connaissance et cela n’est pas très bien perçu encore parce que la connaissance c’est toujours la sélection par les grandes écoles. La question est le renouveau de la connaissance, l’intelligence collective, les nouvelles compétences, l’individualisation, la signature cognitive individuelle. Je proposerai plutôt de parler de la production de soi, de l’individu lui-même. Il ne faut pas rester sur ce que tout le monde interprète avec le cognitif. Mais alors, à qui s’adresse le capitalisme cognitif ? Dominique Meda suggérait que cela concernait des gens étant dans une forme de plus value intellectuelle et qui pouvaient faire valoir un capital humain et qui n’étaient pas assignés à du travail prescrit. Or, il faut noter que le travail prescrit en France, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, est encore au moins la moitié ou les trois-quart de l’emploi. Comment gérer la transition vers le capitalisme cognitif ? Cela ne risque-t-il pas d’accentuer un clivage en les « sachants » et les « ne sachants pas », entre le travail prescrit et le travail créatif ou alors, le travail ne sera-t-il plus sous cette forme et va-t-on aller, à marches forcées, vers l’automation quitte à avoir d’autres types de revenu ?
La troisième question est : comment on produit cette Pollinisation ? Tu développes l’idée d’intelligence collective essentiellement à partir du réseau et des réseaux internet ; on capitalise l’intelligence collective par des échanges etc. Je crois que, de ce point de vue, on est dans l’inégalité. Il y a des gens qui sont en dehors de l’internet ou qui ne communiqueraient pas sous ce même mode. Finalement, la régulation de ce que tu appelles la Pollinisation et que moi, j’appellerai la production de l’individu, nécessite, des normes, des valeurs, des lieux, des modalités, des financements. Tout cela constitue un des éléments dans la société de la connaissance que l’université ne sait pas faire. Ce n’est surtout pas les grandes écoles qui n’ont aucune idée de la manière de faire fonctionner ce type d’économie. Polytechnique est complètement en dehors. Evidemment, le terme éducation populaire nous renvoie à de vieilles lunes. Mais il y a peut-être quelque chose à relancer de cet ordre là ? Qui ne serait pas uniquement dans l’éducatif mais qui serait aussi dans le service ?
Dernière question : comment on redistribue les flux financiers pour arriver à la redistribution nécessaire pour prendre en compte la Pollinisation ?
Réponse de Yann Moulier-Boutang :
Capitalisme cognitif ? On n’invente pas des termes. On entre dans une langue comme elle est. On la tord. On la modifie. On fait des figures de style… On ne peut pas tout renommer comme Spinoza. Je me contente d’observer et j’essaie de rendre compte du maximum de choses que je vois. Nous sommes dans le capitalisme. C’est comme cela. On peut avoir de l’affection ou de l’antipathie pour un système qui repose quand même sur l’argent. Capitalisme cognitif, car ce n’est pas qu’un aspect sectoriel. C’est central. Nous sommes dans l’immatériel jusqu’au cou. Une paire de Nike c’est la valeur de la marque. Le coût industriel est ridicule.
Capitalisme cognitif, pour s’opposer à une conception de la société qui dit que c’est la société du don. Nous sommes dans un univers où il y a quand même des entreprises et c’est pas seulement elles et la règle du marché. Cela fait très longtemps que les états représentent les intérêts d’un capitalisme global qu’ils régulent pour éviter les désordres croissants. Si non, on crée des illusions d’une sortie du capitalisme.
C’est déjà une réalité. Il y a des entreprises qui ont compris la Pollinisation. Les publicitaires ont compris. Ils ont compris que la valeur de la connaissance codifiée et programmable et reproductible baisse très vite grâce à la révolution informatique. Ce qui vaut quelque chose c’est l’intelligence c’est à dire la réponse non programmée. C’est l’innovation, la création, la contextualisation. C’est pour cela que Lundvall ne parle pas de « knowledge economy » mais de « learning economy ». C’est ça qui a de la valeur, les connaissances implicites.
La connaissance implicite, le savoir qui contient beaucoup de connaissances implicites non codifiées par la science occidentale etc. Cela concerne ce que nous appellions la science mais cela concerne aussi le talent, cela concerne la confiance et cela concerne le « care ». Ce sont les trois « T » de Richard Florida : Talent, technology and Tolerance. Aujourd’hui, ce qui maintient la société debout, ce qui évite la destruction, c’est précisément le care. Pourquoi un professeur n’est-il pas comme un OS qui crache des boulons à l’heure ? Parce que l’activité d’enseignement contient une dimension de care fondamentale, des affects. C’est chargé émotionnellement. Un professeur peut bousiller quelqu’un pour 20 ans ; il peut aussi susciter au contraire un élan profond.
Une infirmière qui travaille dans un hôpital de soins palliatifs on voit bien ce qu’est du care par rapport à du travail prescrit. Là s’en est fini des thérapies obligatoires, de la potion à prescrire. On s’occupe de la douleur, de la relation, de la dignité des gens et c’est une chose dont la mesure est extrêmement difficle. Cela pose des tas de problèmes aux spécialistes de la productivité par l’output parce que la mesure de cela devient très difficile et c’est précisément ce qui a le plus de valeur économique parce que nous sommes en train de déplacer la production de la vie au moyen de marchandises par la production de la vie au moyen de la vie, parce que la production de la vie cela comprend aussi la production du vivant, de la qualité de la population.
L’horizon du travail n’est pas seulement déplacé pour les 15% des élites qui travaillent avec un ordinateur qui devient plus universel que la machine. Tout le monde va avoir un ordinateur. Il y a deux possibilités pour ces connaissances implicites : certaines peuvent être intégrées dans un univers marchand intelligent, c’est ce qu’a commencé à faire la puissance publique quand elle a intégré des fonctions qui étaient soit réalisées par le marché soit réalisées par des communautés. Ceux sont des externalités de type 1 qui sont éventuellement marchandisables. Par exemple, donner une solution aux problèmes écologiques en intégrant dans le fonctionnement du marché des taxes des droits à polluer.
Mais il existe aussi des externalités de type 2, qui ne peuvent être intégrées dans le marché. La fable de l’agriculteur et de l’apiculteur peut nous aider à comprendre. Le premier qui a un point de vue d’output va demander à l’apiculteur de payer le pollen que ses abeilles viennent chercher. C’est un input que vous devez payer. L’apiculteur va lui répondre : « D’accord on va tout marchandiser. On fait un contrat intégral ». Tout dans le marché. Attention cela va faire 4000€ pour le paysan versus 250 000€ pour l’apiculteur. Donc on va vers un équilibre de Nash et on va renoncer à marchandiser. La société fait souvent cela. Même dans le don on compte encore. La Pollinisation c’est incomptable. On renonce à l’échange marchand. Il n’y a plus qu’un échange symbolique.
L’exploitation intelligente aujourd’hui, c’est exploiter la force pollinisatrice des gens. Il n’y a pas que le réseau. Il y a la production de vie, de la culture dans la noosphère.
Sur les normes et les valeurs, Yann Moulier-Boutang n’a pas de souci car toutes les sociétés instinctivement se préservent. Il faut cependant changer le moule du modèle de l’économie et dépasser l’élucidation tautologique du phénomène moutonnier. Ce qui est prioritaire c’est la prise en compte du complexe. La production industrielle c’est une barbarie fruste à côté des réalités des nouvelles formes économiques à l’oeuvre. L’économie politique devrait se réformer. Le marché va y contribuer…
Le lieu ? C’est société de la connaissance. Il faut cesser de considérer que toute la création de valeur se passe dans l’entreprise et que tout le reste c’est de la répartition d’une richesse créée ailleurs (comme continue à le dire notre Ministre du travail). Il faut déplacer le lieu vers la Pollinisation. Là où sont les associations notamment ? C’est ce qu’on a appelé économie solidaire que l’on méprise trop parce que derrière il y a des ressources colossales. Notamment par rapport à la crise du politique du fait des cours d’économie enseignés à l’ENA.
Le financement ? C’est la puissance de l’interaction comme l’a montrée l’économie de la finance. Elle essaie de capter cette Pollinisation étendue des interactions à travers les transactions sur les dérivés, on échange des opinions sur le futur.
Si les transactions financières étaient frappées par une taxe très faible… elles donneraient en temps réel aux pouvoirs publics plus que les cotisations sociales. Avec ce changement d’échelle et d’assiette fiscale, le revenu d’existence devient possible car ce n’est pas un jeu à somme nulle et il n’y a pas besoin de fonctionnaires pour le réaliser. C’est là un véritable New Deal…
La présente synthèse rédigée par Henry Noguès est publiée sous notre seule responsabilité et constitue une interprétation des propos tenus lors de ces rencontres.