« Reconsidérer la richesse ». Tel est le titre d’un rapport commandé en 2002 par le secrétaire d’État à l’Économie solidaire de l’époque, Guy Hascouët.
Un titre qui reflétait le ton du début de ces années 2000 : apparition de l’euro dans le portefeuille des citoyens européens concrétisant un rêve de stabilité économique et politique ; vote par l’Assemblée nationale française en novembre 2001 du principe d’une taxe Tobin1 , sous réserve que tous les pays de l’Union européenne (UE) fassent de même ; succès anglo-saxon des idées de la « troisième voie » tentant de frayer un chemin entre le tout marché et le tout étatique…
Le début du XXIe siècle semblait porteur d’un regard neuf sur la richesse.
Vingt ans après, cette parenthèse des années 2000 semble n’avoir été qu’une illusion d’optique : la croissance infinie reste un dogme économique solidement ancré alors même qu’elle est de plus en plus questionnée et débattue2 ; le PIB reste la norme dominante pour penser et mesurer « ce qui fait valeur » ; la valeur d’équité ne fait pas autorité sur les dérives du capitalisme alors que le seuil de tolérance de l’opinion face à l’hyper-concentration des richesses s’est fortement abaissé. La crise liée au COVID-19 pourrait changer la donne de manière inédite.
PROSPECTIVE DE LA VALEUR : CHANGER DE REGARD
Le choc pandémique et ses conséquences à long terme, combinés à l’urgence de la transition écologique, révèlent de nombreuses opportunités pour « mettre en valeur », au sens premier du terme, les effets d’une autre culture économique centrée sur la coopération, l’humain et l’environnement. La concrétisation d’une autre valeur pour une autre économie répond à des défis concrets :
- investir les budgets publics liés aux coûts de la privation d’emploi vers la création d’emploi d’utilité sociale ;
- protéger notre santé via des relocalisations stratégiques en circuits courts sans tomber dans les travers du protectionnisme ;
- développer la finance responsable, vaccin contre les effets néfastes des échanges débridés tels que les maladies zoonotiques3 .
Pour ce changement de regard en acte, de solides points d’appui existent, avec leurs contradictions et leurs limites : l’économie sociale et solidaire (ESS ), l’investissement socialement responsable (ISR), le développement de (véritables) entreprises à mission, le poids économique et social du bénévolat… Autant de facteurs qui transforment le sens traditionnel de la croissance, si tant est que leurs effets fassent l’objet d’une mesure scientifiquement éprouvée et politiquement approuvée.
Le débat n’est pas neuf : l’indice pour le développement humain (IDH) des Nations unies poursuit cet objectif depuis le début des années 1990.
Imaginons ainsi l’existence d’un « revenu national net4 » : une croissance qui déduise du produit intérieur brut (PIB) les dégâts sur l’environnement et qui ajoute la valeur des services rendus par les équipements collectifs. Ce revenu national net pourrait avoir un effet responsabilisant sur le patrimoine des Français qui ont épargné un surplus de 50 milliards à fin août 2020 (en raison d’une moindre consommation de biens superflus pendant le premier confinement et en prévision de jours plus difficiles).
Un calcul plus responsable du revenu national peut davantage inciter à rendre son argent utile.
L’épargne verte, naturellement intégrée dans ce revenu national net, serait ainsi un réceptacle encore plus évident grâce à la prise en compte de « externalités positives » de la finance responsable.
Dans le même esprit, la valorisation des générosités dans ce revenu national net permettrait d’espérer un élan important de dons, legs et mécénats. Les équipements hospitaliers et médicaux seraient ainsi favorisés, compte tenu du soutien de la population pour le personnel soignant pendant le premier confinement.
Régulièrement, mais pas encore de manière systématique, le Parlement traduit dans la loi ce changement de regard sur la valeur.
La loi de 2014 relative à l’ESS en est une illustration. Celle-ci a, entre autres choses, instauré un agrément d’entreprise solidaire d’utilité sociale (ESUS). Pour l’obtenir, la moyenne des rémunérations versées aux cinq dirigeants les mieux payés de l’entreprise ne doit pas dépasser un plafond annuel fixé à sept fois le SMIC.
UNE ÉCONOMIE POST- COVID-19 D’INNOVATION SOCIALE ET ENVIRONNEMENTALE
Cette initiative offre une source d’inspiration pragmatique, parmi d’autres, en faveur d’une répartition plus équitable de la valeur créée au sein d’une entreprise.
La valeur travail est évidemment aussi en jeu. Le rôle clé des hôpitaux et des soignants pour limiter la mortalité liée à la maladie du coronavirus a mis en lumière le déclassement des conditions de travail des professionnels du soin et des services à la personne.
Ces deux secteurs sont particulièrement investis par des associations et des fondations, s’appuyant sur une longue histoire caritative. La question est de savoir si le « monde d’après » saura mieux reconnaître et mieux rémunérer l’utilité sociale de ces structures et des professionnels qui y œuvrent.
La revalorisation de ces fonctions clés5 est stratégique compte tenu de la démographie, avec la croissance de la dépendance des plus âgés, et de la nouvelle donne sanitaire. Ces deux facteurs rendent nécessaire le renforcement de l’attractivité de ces métiers.
La valeur de l’argent est également soumise aujourd'hui aux turbulences de l’incertitude. Le coût de l’argent est bouleversé pour la simple et bonne raison qu’il y a actuellement moins de demande et plus d’offre d'argent.
Le financement massif par les banques centrales de l’explosion des dettes publiques des États – en raison de l’arrêt mondial des économies confinées – et le surplus d’épargne dans la finance internationale actuelle nourrissent un coût de l’argent particulièrement bas.
Dans ce contexte, et devant les urgences qui s’imposent à nous, la valeur de l’argent se prête davantage à être indexée sur la valeur sociale ou environnementale de son utilisation.
Le taux d’intérêt d’un emprunt peut ainsi être minoré sous condition d’atteindre des objectifs sociaux ou environnementaux fixés conjointement entre prêteur et emprunteur. Les initiés appellent ce mode de financement le « financement à impact6 ».
Prenons l’exemple d’une entreprise d’insertion par l’activité économique (IAE) travaillant à l’entretien des espaces verts. Celle-ci souhaite acquérir une nouvelle flotte de véhicules d’entretien pour ré- pondre à la demande grandissante de ses clients. Cet investissement permettra à l’entreprise de croître et de créer à moyen terme une centaine d’emplois bénéficiant à des personnes en situation de précarité. Cette entreprise peut s’orienter vers une banque proposant un prêt à impact dont le taux pourra être revu à la baisse dès l’atteinte d’un nombre donné d’emplois d’insertion créés.
Cette conception de la valeur de l’argent, soucieuse de son utilité pour le bien commun, incite le prêteur à reconsidérer le loyer de l’argent (sous réserve d’atteinte d’objectifs) et a pour effet de stimuler la demande d’emprunt. Étant entendu que l’économie post- COVID-19 induira des investissements dans des filières socialement utiles : formation professionnelle, agriculture durable, énergies renouvelables, services à la personne, inclusion, etc. Un cercle économique vertueux entre demande d’argent, bien commun, offre d’argent est ainsi à développer sur les bases d’initiatives existantes7 .
QUELLE PLACE POUR LA VALEUR CULTURELLE ?
Pour la vie économique, il y aura un avant et un après 2020. Notre tour d’horizon, forcément restrictif et trop rapide, donne à voir quelques pistes pour ré-encastrer l’économie de demain dans le bien commun.
Nous n’avons pas évoqué la situation du secteur culturel et son économie qui est largement portée, en France, par le fait associatif. On dénombre en France environ 38 000 associations culturelles employeuses, pour un budget cumulé total de plus de 7 milliards d’euros. La baisse de son activité liée aux confinements aura évidemment de lourdes conséquences, principalement pour le spectacle vivant.
À l’heure de la distanciation, l’évolution des pratiques culturelles pose également question :
- la consommation quotidienne de vidéos en ligne demeure le moyen d’information dominant pour les 15- 24 ans, devant la presse et la radio ;
- les pratiques artistiques amateurs stagnent ou s’essoufflent depuis 15 ans ;
- la pratique de la lecture est en recul constant depuis plus de 30 ans8 .
Si la volonté politique sera déterminante pour que l’économie soit au service des valeurs émancipatrices et rassembleuses de la culture, elle ne sera pas suffisante.
Nos pratiques de consommation, ainsi que nos dons ou engagements bénévoles, seront aussi décisifs pour que cette économie culturelle continue à générer de la pensée et à façonner un destin commun. L’enjeu est de faire face au défi de la distanciation tout en contrecarrant les risques de division dont témoigne la récente actualité.
- 1Taxe du nom du prix Nobel d’économie de 1981, James Tobin, visant à prélever les transactions financières internationales pour réduire la volatilité des taux de change et ainsi limiter les effets pervers de la spéculation.
- 2Cf. Alternatives Économiques, n°405, octobre 2020 : « Un monde sans croissance, c’est possible ».
- 3Maladies infectieuses qui se transmettent des animaux à l’être humain (du grec zôon : animal ; nosos : maladie).
- 4Le net economic welfare est une proposition développée par l’économiste James Tobin.
- 5Le renouveau post-COVID-19 d’un compromis salarial est mis en avant par les économistes de l’école de la régulation comme Robert Boyer : Les Capitalismes à l’épreuve de la pandémie, octobre 2020, éditions La Découverte.
- 6Le Crédit Coopératif a par exemple lancé début 2020 un prêt « Choisir son impact ».
- 7Fin 2019, l’Union des employeurs de l’économie sociale (UDES) lançait un outil permettant aux entreprises de l’économie sociale et solidaire de mesurer leur impact social, VALOR’ESS.
- 8A lire dans l'enquête « Cinquante ans de pratiques culturelles en France », Philippe Lombardo, Loup Wolff, juillet 2020, ministère de la culture.